Patricia Espinosa est la Secrétaire exécutive de la Convention-cadre des Nations Unies sur les changements climatiques (CCNUCC), l’accord international de 1994 qui pose les fondements de l’action climatique, étoffé la dernière fois par l’Accord de Paris de 2015. En cette année où tout se joue pour l’action climatique, Patricia Espinosa réfléchit à l’urgence climatique, en appelant à une vision commune. Dans la mesure où le climat ne connaît pas de frontières, une démarche audacieuse est dans l’intérêt de chacun.

 

Où en sommes-nous sur l’action climatique aujourd’hui ? 

Nous nous trouvons malheureusement en situation de crise climatique. Nous disposons certes de l’Accord de Paris, qui nous donne des orientations sur la façon de sortir de cette crise. Pour autant, comme l’illustre le récent rapport sur les Contributions déterminées au niveau national dont la publication ne date que de quelques semaines, nous sommes très loin de l’objectif visé par l’Accord de Paris de limiter la hausse des températures à 1,5 °C d’ici la fin du siècle. Les chiffres anticipent un recul des émissions inférieur à 1 % d’ici à 2030. Or la science nous dit que cette réduction doit être de 45 %. 

Il ne nous reste plus que 10 ans pour adopter des transformations profondes. C’est maintenant qu’il nous faut prendre des décisions. Des décisions en matière de transition énergétique. En matière d’infrastructures. En matière de transformation de la mobilité. La situation est donc extrêmement préoccupante. 

 

L’engagement à zéro émission nette d’ici à 2050 constitue-t-il un cadre important pour mobiliser l’action ?

Oui, mais il ne faudrait pas que nous nous retrouvions dans une situation où, en prenant l’engagement en faveur du net zéro d’ici à 2050, un pays, une entreprise ou une organisation en conclue qu’il lui reste 30 ans pour agir. 2050 est un jalon important, mais il ne faut pas perdre de vue que d’ici à 2030, il nous faut réduire nos émissions de 45 %. Ces deux objectifs doivent aller de pair. 

On assiste depuis peu à une augmentation du nombre de pays, de municipalités, d’entreprises et d’investisseurs qui s’engagent à réduire à zéro leurs émissions nettes d’ici à 2050.  Néanmoins, force est de constater que ces engagements ont du mal à se concrétiser par des plans pour l’immédiat, comme les Contributions déterminées au niveau national en vertu de l’Accord de Paris. Alors comment vont-ils s’y prendre pour atteindre ces objectifs du net zéro ? 

 

Existe-t-il des lueurs d’espoir ? 

Il est difficile de parler de progrès quand on regarde les chiffres sur les émissions. Il ne faudrait cependant pas ignorer plusieurs signes positifs. Les efforts déployés en matière d’expansion des énergies renouvelables sont encourageants. Les voitures électriques ont perdu leur côté inédit pour les constructeurs automobiles et s’inscrivent dorénavant au cœur de leurs projets à long terme. Dans leurs efforts pour se rétablir de la pandémie, les pays sont désireux de reconstruire sur de meilleures bases et d’investir dans des solutions de lutte contre le changement climatique. 

Mais nous sommes encore loin du compte. Le temps presse et c’est maintenant qu’il faut prendre des décisions à la fois radicales et courageuses. 
Ce n’est qu’en faisant preuve d’ambition, de détermination et de volonté politique qu’il sera possible de résoudre l’urgence climatique. C’est ce type de démarche qu’il nous faut voir. 

 

Quels seraient les facteurs clés de réussite de la prochaine Conférence sur le climat à Glasgow, la COP 26 ?

Ils sont au nombre de quatre. Le premier porte sur les promesses qui ont été faites dans le passé. Il est impératif de les tenir et de les honorer, en particulier l’engagement des pays développés à mobiliser 100 milliards de dollars par an pour soutenir les pays en développement face au changement climatique. Il s’agit là d’une obligation à respecter impérativement pour instaurer la confiance nécessaire et faire en sorte qu’à l’issue de la conférence, nous soyons une communauté internationale soudée autour d’une vision commune de faire de l’Accord de Paris une réalité.

Deuxièmement, nous devons boucler les négociations sur l’Accord de Paris et le mettre pleinement en œuvre. Cela fait cinq ans que nous en négocions les lignes directrices opérationnelles. Il est temps d’en venir à bout. De graves enjeux sont à résoudre. 

Troisièmement, nous devons nous montrer plus ambitieux non seulement en matière d’atténuation, mais aussi dans les domaines de l’adaptation et du financement, s’agissant là des trois grands piliers pour lutter contre le changement climatique. Quatrièmement, chaque opinion et chaque solution méritent d’être entendues. Tout le monde a un rôle à jouer. Tout le monde doit s’impliquer. Il est essentiel que l’action climatique réponde aux attentes de nos sociétés. 
 

 

Il ne nous reste plus que 10 ans pour adopter des transformations profondes. C’est maintenant qu’il nous faut prendre des décisions.

 

Une question en suspens concerne les marchés de droits d’émission de carbone, en vertu de l’article 6 de l’Accord de Paris. Où en sommes-nous à ce sujet ?  

Les marchés du carbone sont un instrument destiné à stimuler les investissements dans l’action climatique, en particulier dans les pays en développement. En fait, les négociations cherchent à déterminer les modalités pour abandonner le mécanisme de développement propre prévu par le précédent régime relevant du Protocole de Kyoto, en faveur d’un nouveau système qui fixe des règles claires et qui enverrait des signaux importants au marché. Concrètement, des entreprises privées peuvent participer aux marchés du carbone pour y compenser les émissions qu’elles sont incapables d’éviter, et fournir ainsi des ressources aux pays en développement. 

Il nous faut trouver un juste équilibre entre les positions des différentes parties en présence. Comme exemple de question qui n’est toujours pas tranchée, on peut citer les crédits émis dans le cadre du mécanisme de développement propre. Pour obtenir ces crédits, les pays en développement proposaient des projets dont l’approbation était soumise à un processus très rigoureux. Mais ensuite, ces crédits n’ont pas trouvé preneur. Donc, si nous adoptons un nouveau système en vertu de l’article 6, qu’adviendra-t-il de ces crédits ? 

Il s’agit là de positions diamétralement opposées. Les pays qui détiennent toujours ces crédits veulent bien sûr les transférer dans le nouveau mécanisme de marché qui sera adopté. D’autres pensent que le transfert de ces crédits aura des effets perturbateurs. Il nous faut trouver le juste milieu, en reconnaissant que ces crédits ont été accordés dans le cadre d’un processus convenu des Nations Unies, mais, en même temps, nous avons tiré des leçons de cette expérience et nous ne commettrons pas les mêmes erreurs. Il nous est possible d’élaborer un excellent mécanisme de marché très robuste tout en prenant acte de ces réalités politiques. 

Bien sûr, nous pouvons discuter d’un problème comme celui-ci jusqu’à la fin des temps. Mais il faut tout faire pour empêcher qu’il en aille ainsi. D’après moi, nous devrions inclure une disposition qui prévoit que tout nouveau mécanisme de marché soit revu et amélioré au fil du temps. Nous pourrons tirer des leçons de l’expérience acquise. 

 

Pourquoi les progrès en matière d’adaptation au changement climatique se font-ils attendre ?

Pendant longtemps, l’adaptation au changement climatique était perçue comme un problème qui ne concernait que les pays en développement, en particulier les plus vulnérables, où les phénomènes météorologiques extrêmes faisaient payer un lourd tribut aux économies et aux sociétés. Or, ces phénomènes météorologiques extrêmes se produisent partout dans le monde, tous les jours. Ce constat devrait suffire pour susciter une véritable prise de conscience généralisée que le renforcement des capacités d’adaptation et de résilience relève de l’intérêt de chacun. 

Nous répétons sans cesse que le changement climatique est un multiplicateur de risques. Ainsi, partout où se produit une sécheresse, une crue soudaine, une tempête de neige ou un autre phénomène météorologique extrême, il s’ensuit une situation de vulnérabilité propice à l’instabilité et aux conflits. Les migrations de l’Afrique vers l’Europe d’il y a quelques années ont provoqué une situation très critique démontrant l’existence d’un lien avec le changement climatique. 

Nous avons besoin de ressources financières pour que les pays soient préparés. Nous voulons que chacun ait des perspectives dans son propre pays. Que personne ne migre sous la contrainte. Que tout migrant migre parce qu’il le veut et que c’est son choix. Mais si une personne désireuse de rester dans son pays est forcée de le quitter car la situation n’y est pas viable, alors nous aurons un véritable problème. C’est ce type de réflexions que nous pourrons, je l’espère, intégrer dans des débats plus larges sur les risques majeurs du changement climatique et sur la façon d’y faire face. 

 

Les plans de relance de l’après-COVID-19 se chiffrent à plus de 15 000 milliards de dollars, et pourtant l’engagement de 100 milliards de dollars visant à financer la lutte contre le changement climatique en faveur des pays en développement n’a toujours pas été respecté. Comment mobiliser une large adhésion autour du financement de l’action climatique ? 

Les pays développés ont une lourde responsabilité en la matière. Cette année, il est impératif que le sommet du G7 et celui du G20 se concluent sur des engagements très clairs qui montrent qu’aujourd’hui, les dirigeants du monde entier sont déterminés à faire de l’Accord de Paris une réalité. Cela implique que les pays riches respectent les obligations qui leur incombent d’apporter un soutien aux pays en développement, non seulement en ce qui concerne le changement climatique, mais aussi en ce qui concerne les objectifs de développement durable et tous les enjeux en matière de développement. 

Les pays riches devraient comprendre qu’il en va de leur propre intérêt. L’Union européenne a, par exemple, conclu un incroyable Pacte vert pour l’Europe, le « Green Deal ». Mais même en supposant que les Européens parviennent à la meilleure mise en œuvre possible du Pacte vert pour l’Europe, si les changements nécessaires au niveau mondial ne sont pas opérés dans d’autres parties du monde, leurs efforts seront compromis. 

 

Chaque pays devrait adopter un plan de développement national qui tient compte des risques climatiques. 

 

Vous avez fait carrière au sein de l’administration publique. Au-delà de la question des ressources, pourquoi est-il si difficile pour tant de pays d’accélérer réellement l’action pour le climat ?

Une partie du problème tient à la nature du changement climatique. C’est une question qui concerne tous les domaines de la société et tous les secteurs de l’appareil gouvernemental. Normalement, il y a un ministère de l’Environnement, un ministère des Finances, et ainsi de suite, et chacun s’occupe de son domaine d’action. On a eu beaucoup de mal à comprendre que chaque secteur doit tenir compte des risques liés au changement climatique dans ses plans, ses programmes et ses politiques. 

L’une des plus grandes difficultés a été de faire comprendre aux ministères des Finances que le changement climatique se répercute directement sur le secteur financier, car à chaque fois qu’une catastrophe se produit, elle entraîne une perte considérable de richesse, de vies humaines, bien sûr, et de moyens de subsistance. Cela a pris du temps mais on trouve dorénavant au sein de la Banque mondiale et du Fonds monétaire international une coalition de ministres des Finances pour l’action climatique. Certes, on peut s’en féliciter. Cela dit, il a fallu tout ce temps pour y parvenir, alors que la CCNUCC existe depuis plus de 25 ans et que l’Accord de Paris a été adopté il y a cinq ans. 

À cela s’ajoute le fait que dans l’esprit de beaucoup, le changement climatique est un problème très lointain, qui touche surtout les petits États insulaires ou les pays très pauvres, les pays plus riches ayant les moyens de faire face aux événements météorologiques extrêmes. Or ça n’est plus vrai. Chaque pays devrait adopter un plan de développement national qui tient compte des risques climatiques. 

 

Qu’est-ce qui peut pousser les États à agir ? 

Le leadership au plus haut niveau politique. Les exemples sont rares, mais ils existent, de pays où les cabinets du Premier ministre ou du président ont dirigé les travaux sur l’action climatique. C’est absolument nécessaire pour lancer des initiatives et donner des orientations.

 

C’est la science qui, de tout temps, a permis de mieux comprendre le changement climatique. Quels enseignements pouvons-nous tirer du rôle prépondérant qu’elle a joué dans la lutte contre la pandémie de COVID-19 ?

La science a été une force incroyable nous permettant d’avoir l’espoir d’y remédier. Si nous parvenions à créer une vision commune axée sur la science et l’innovation dans le domaine du changement climatique, je crois qu’il s’agirait d’une avancée très importante. Nous pourrions apprendre beaucoup de choses de la science comme une ressource qui devrait être mise au service du bien-être de l’humanité.

 

Quels sont les recoupements qui existent entre le genre et l’action climatique ? 

À l’instar de tout autre enjeu qui concerne l’humanité, le changement climatique ne sera jamais résolu si nous laissons pour compte la moitié de la population mondiale. Les femmes sont souvent les principales pourvoyeuses de nourriture, d’eau et d’énergie et dans le même temps, elles sont les premières à souffrir de la crise climatique. Elles jouent un rôle essentiel dans l’élaboration des solutions pour agir contre le changement climatique, mais sont souvent tenues à l’écart du leadership climatique, que ce soit au niveau local, régional ou national.

Nous devons veiller à ce que les femmes soient pleinement habilitées à participer à une action climatique très forte partout dans le monde, à y contribuer et à la diriger. Un sujet que j’aimerais mentionner est celui des femmes dans le milieu scientifique et des contributions qu’elles peuvent apporter à la quête de solutions et d’innovations très prometteuses. 

 

C’est un combat qui m’est très cher et jamais je ne baisserai les bras. S’il y a bien une chose que nous ne pouvons pas nous permettre de faire, c’est de nous avouer vaincus. 

 

Que dites-vous aux jeunes qui s’inquiètent de leur avenir ?

Tout d’abord, au cours des deux dernières années, les jeunes ont joué un rôle important en incitant leurs dirigeants à prendre au sérieux la question du changement climatique. Ceci dit, je tiens à les rassurer et à leur dire de ne pas perdre espoir. Les jeunes peuvent contribuer à façonner le monde futur, exactement comme nous l’avons fait par le passé. Ils ont cette chance, cette possibilité et cette responsabilité aussi. 

Et ce sont eux qui seront amenés à prendre les décisions plus tôt qu’ils ne peuvent même l’imaginer, ils doivent donc s’y préparer. Ils doivent avoir les compétences nécessaires pour garder l’esprit ouvert, comprendre que le monde est en constante évolution tout en conservant la capacité de proposer de nouvelles solutions encore meilleures.

 

Qu’est-ce qui vous pousse à agir en faveur du climat ? 

J’ai consacré ma vie entière à la fonction publique : j’ai travaillé pendant 35 ans au sein du service mexicain des Affaires étrangères. Et j’ai passé une grande partie de cette période dans le domaine multilatéral. J’ai vécu cette situation incroyablement enrichissante où on est en contact étroit avec les réalités du monde entier, tous les jours. C’est là qu’on se rend compte à quel point les perspectives sont différentes et pourtant, on peut en apprendre beaucoup. On constate également que, même s’il n’est pas toujours entièrement reconnu ou connu du grand public, un travail considérable est accompli, permettant d’améliorer la qualité de vie de la population. 

À ce stade de ma vie, après avoir mis fin à une belle carrière très gratifiante dans mon pays, c’est pour moi un honneur et un privilège de continuer à contribuer avec toute mon expérience et mes compétences à relever cet immense défi pour l’humanité. 

C’est un combat qui m’est très cher et jamais je ne baisserai les bras. S’il y a bien une chose que nous ne pouvons pas nous permettre de faire, c’est de nous avouer vaincus.  

 

Entretien disponible en anglais