15 juillet 2020 — Lorsque la pandémie de coronavirus a transformé New York en ville fantôme, le personnel du Siège des Nations Unies affecté aux séances publiques a dû s’adapter à une nouvelle configuration dictée par la nécessaire distanciation physique. Soudain privés de leurs cabines et de leurs équipements, les interprètes de l’ONU ont relevé le défi, explorant de nouvelles méthodes de travail, y compris depuis leur domicile.

Cette galerie de portraits, réalisée à distance grâce au concours du service photographique des Nations Unies, rend compte du surcroît d’efforts imposé par la COVID-19 à des professionnels dont le travail est déjà, en soi, une gageure : fournir une interprétation simultanée dans les six langues officielles de l’ONU, à savoir l’anglais, l’arabe, le chinois, l’espagnol, le français et le russe.

Pour Konstantine Orlov, Chef de la Section d'interprétation russe, la dernière réunion « physique » au Siège de l’ONU remonte au 13 mars, juste avant que la pandémie ne plonge New York dans le confinement. Le lundi suivant, 16 mars, « nous nous sommes tous mis au télétravail », explique-t-il.

« Nous nous sommes retrouvés de façon inattendue dans nos appartements à nous demander comment continuer à exercer nos fonctions et contribuer au multilinguisme », confie Véronique Vandegans, Chef de la Section d'interprétation française. « Cependant, il est rapidement devenu évident que nous pouvions nous adapter et interpréter à distance, à condition d’avoir l'équipement, les tests et la formation appropriés ».

Conformément aux avis de santé publique locaux, le Siège de l'ONU est depuis resté fermé au public et au personnel non essentiel. Les réunions en face-à-face étant annulées, les États Membres se réunissent virtuellement, mais sans interprétation.

À la faveur d’une amélioration de la situation sanitaire dans l’État et la ville de New York, le Secrétariat des Nations Unies prépare un retour progressif du personnel dans les locaux de l’Organisation. La phase 1 de son plan doit débuter le 20 juillet et, à ce stade, les délégués devraient continuer à se rencontrer en ligne.

Au cours de la phase zéro actuelle, les interprètes des Nations Unies expérimentent différents modes d'interprétation à distance, sous la direction d'un groupe de travail créé pour adapter ce service onusien à la nouvelle donne occasionnée par la COVID-19.

Un homme portant un casque avec un microphone est assis devant deux ordinateurs portables.

« Actuellement, les réunions se tiennent dans une seule langue de travail », indique Adrian Delgado, interprète principal à la Section d'interprétation espagnole. Toutefois, « des tentatives sont effectuées, avec un certain succès, pour rétablir les réunions multilingues ».

Le multilinguisme est déterminant dans les négociations intergouvernementales, qui « sont le cœur et l'âme des Nations Unies », souligne-t-il.

Les idées sont toujours mieux exprimées dans la langue maternelle du locuteur, confirme Véronique Vandegans. « Les orateurs attachent une grande importance à transmettre toutes les nuances inhérentes à la diplomatie internationale. L'empressement des États Membres à avoir des interprètes de retour en cabine, même en mode virtuel, illustre l'importance du multilinguisme ».

Terre inconnue pour les interprètes et les délégués

Travailler de chez soi est une expérience nouvelle pour les interprètes de l'ONU. L’un des principaux défis consiste à trouver un endroit approprié à cette activité professionnelle. Or, même dans des conditions optimales, le domicile ne peut se comparer à une cabine équipée, où les interprètes sont en mesure d’atteindre le niveau de concentration requis par leur travail.

« Au début, j'ai préparé mon espace de travail en expulsant mes enfants et mon mari de l'appartement pour créer le cadre calme dont j'avais besoin », raconte Véronique Vandegans. « Comme ce n'est pas une solution durable, j'essaie maintenant d'amadouer mes deux jeunes enfants pour qu'ils soient aussi silencieux que possible pendant que maman travaille ».

Les enfants, les animaux de compagnie et les oiseaux chanteurs font la joie du foyer mais pas d’une cabine d’interprétation virtuelle, ajoute-t-elle, avouant s‘être sentie soulagée en entendant les enfants de délégués lors de réunions en visioconférence : « Nous sommes tous dans le même bateau ».

Pour Qiyun Zhang, qui dirige la Section d'interprétation chinoise, le passage à la nouvelle configuration s’est fait plus facilement. « Heureusement, mes enfants sont adultes et ne vivent pas avec moi ». Elle travaille depuis son bureau, qui offre un environnement calme et confortable.

Un homme portant un casque équipé d'un microphone est assis devant un ordinateur portable et une tablette.

De son côté, Lana Ayyad, chef de la section d'interprétation arabe, a transformé la chambre d'amis de sa maison en bureau. Elle s'est acheté un bureau et une chaise et a « même percé un trou dans le mur » pour connecter le câble Ethernet de son routeur à son ordinateur portable.

Martin Pickles, membre de la Section d'interprétation anglaise, travaille quant à lui sur la table de sa salle à manger car, dit-il, « elle est idéalement placée pour le modem et offre beaucoup d'espace pour étaler les papiers et les documents ».

Konstantine Orlov se sent chanceux d'avoir une maison spacieuse. Son lieu de travail préféré est situé dans une pièce bénéficiant d’une exposition nord et d’une douce brise, le mur orné des œuvres d'art d'enfance de son fils.

Quant à Adrian Delgado, il réaménage sa petite chambre pour en faire une « cabine d’interprétation domestique ».

Pollution sonore et qualité audio

Malgré ces efforts de préparation, les interprètes font face à toutes sortes de nuisances sonores, telles que le bruit des voisins, les livraisons, les appels téléphoniques entrants voire le vent hurlant sur la rivière. De plus, leur emploi du temps professionnel intègre désormais les courses à l’épicerie, la cuisine, la vaisselle et d'autres tâches ménagères.

Un autre défi consiste à avoir le bon équipement avec les spécifications adéquates, notamment le matériel informatique et les logiciels, et à s’assurer que la connectivité Internet est sans faille. Ces détails sont particulièrement importants non seulement pour les interprètes mais aussi pour les délégués. Pour que les messages soient transmis avec précision, le son doit être soigné de part et d’autre lors de toute réunion virtuelle.

Les interprètes soulignent que la qualité de l'interprétation est intrinsèquement liée à la qualité de l'intervention originale. Si un orateur ne dispose pas d'un microphone approprié ou prononce sa déclaration rapidement pendant que ses enfants jouent en arrière-plan, l’interprète - aussi performant soit-il/elle - ne pourra travailler de manière optimale.

Un homme portant un casque avec microphone travaille avec un ordinateur portable et une tablette.

« La qualité audio doit être nette pour que les mots soient entendus clairement », insiste Lana Ayyad. « Par exemple, il ne faut pas qu'un interprète confonde ‘peut’ et ‘ne peut pas’ ».

Tous en conviennent : dans leur profession, la marge d'erreur est étroite. C’est pourquoi les interprètes espèrent que les délégations feront preuve de compréhension. Ils s’emploient, pour leur part, à perfectionner leur nouveau système de travail, qui, selon eux, ne sera pourtant jamais aussi bon et transparent que le service prévu pour les réunions « en personne ».

Coordination en une fraction de seconde

En cabine, les interprètes de l'ONU opèrent généralement en binôme ou en équipe de trois. À la maison, ils doivent travailler en solo.

« Dans une situation normale, la coordination se fait sans problème entre les trois membres de l’équipe », assure Qiyun Zhang. « Dans un environnement virtuel, nous ne nous voyons pas ».

De fait, relève Konstantine Orlov, « l'interprétation à domicile est une toute nouvelle compétence que l’on doit acquérir et développer ».

« Le travail à domicile réduit dans une large mesure l'élément de visualisation du processus et la capacité de communiquer visuellement en une fraction de seconde avec les membres de l’équipe en cabine », reconnaît Adrian Delgado.

Lorsqu’un interprète est en direct, ses collègues l’aident avec les documents et les déclarations, explique Lana Ayyad.  Au moment où ils se relaient, ils établissent un contact visuel ou se font un signe. Si la personne au micro manque un chiffre ou un terme, les autres le notent sur une feuille de papier pour lui signaler. « Travailler en mode dispersé nous prive de ce travail d'équipe », déplore-t-elle.

Martin Pickles fait le même constat : « l'interprétation est vraiment une profession d'équipe et nous nous appuyons beaucoup les uns sur les autres en tant que compagnons de cabine et partenaires ».

Malgré toutes ces contraintes, les membres des six équipes de langue ont développé des moyens de communiquer les uns avec les autres.  Par exemple, en utilisant des discussions de groupe ou des applications pour déterminer l'ordre de passage - qui va en premier, deuxième et troisième au micro - et pouvoir remplacer un collègue en cas de déconnexion soudaine, précise Qiyun Zhang.

Une femme travaille à partir de deux ordinateurs portables avec deux enfants sur un canapé à côté de son bureau.

Adrian Delgado concède cependant qu'en raison d'une mauvaise insonorisation, de réseaux peu fiables et de flux audio ou vidéo inconstants, « les meilleurs efforts pour recréer un environnement propice à l'interprétation à partir de la maison seront toujours insuffisants ».

Dans le cadre de l’ONU, les interprètes font également partie d'une équipe plus large, qui comprend les officiers de conférence, les techniciens du son, divers membres des secrétariats des différents comités et organes pour lesquels ils opèrent, et parfois des délégués.

« L'interprétation à distance rend cela extrêmement difficile », observe Qiyun Zhang, estimant que la coordination, au-delà des seules équipes de langue, est un défi qui reste à surmonter.

Tâches multiples et risques pour la santé

En conditions normales, les officiers de conférence de l'ONU remettent des copies des déclarations écrites aux interprètes.  Désormais, ces derniers doivent surveiller plusieurs écrans pour suivre la réunion, consulter l'ordre du jour, vérifier la liste des orateurs et accéder aux déclarations en ligne, tout en gardant un œil sur les messageries WhatsApp. « Cela nécessite de faire beaucoup de choses en même temps », fait remarquer Véronique Vandegans.

Le nouveau mode d'interprétation peut également entraîner de risques imprévus pour la santé, comme une perte auditive rapide. Le travail à distance se révèle plus stressant car les interprètes doivent se concentrer sur plusieurs tâches simultanément, y compris la procédure de passage de relais, l’activation et désactivation du micro et la consultation des messages dans les discussions de groupe.

Des progrès importants ont cependant été réalisés. « Elle en est encore à ses balbutiements, mais l'interprétation à distance deviendra bientôt une modalité bien établie pour les réunions », affirme Adrian Delgado.

La co-localisation au banc d’essai

En plus de leurs activités à domicile, les interprètes s’emploient aussi à rendre opérationnelle la « co-localisation », un nouveau mode d’interaction qui leur permet de travailler depuis leur cabine au Siège de l’ONU, tandis que la plupart des participants se joignent à la réunion virtuellement.

« Avant la COVID-19, nous envisagions depuis plusieurs mois des modalités d'interprétation à distance, mais c’était davantage lié au contexte des réunions tenues à distance pendant que les interprètes travaillaient depuis les cabines du Siège », explique Lana Ayyad.

Une femme, vue de dos, travaille à partir d'une tablette avec un ordinateur portable et un ordinateur de table.

Jusqu'à présent, les interprètes ont testé ce mode à l’occasion d'un événement de haut niveau sur le financement du développement, le 28 mai, et lors d'une réunion marquant le 75e anniversaire de la signature de la Charte des Nations Unies, le 26 juin. En raison des exigences de distanciation physique, chaque interprète s'était vu attribuer une cabine individuelle.

Le 10 juillet, ils ont testé une combinaison de « co-localisation » et de « travail à domicile » à grande échelle lors du Forum politique de haut niveau pour le développement durable, auquel les participants se sont joints virtuellement.

Nouvelle normalité

Les perturbations que la crise actuelle fait subir aux interprètes ont aussi un aspect positif : la réorganisation de leur travail leur permet de disposer aujourd’hui d’un plan de continuité des activités, avec de nouvelles modalités pour faire face à différents scénarios.

« Nous reviendrons avec un nouvel ensemble de compétences en matière d’interprétation à distance, qui pourraient être utiles à l’avenir pour garantir la continuité de notre service en cas de circonstances imprévues », soutient Martin Pickles.

Pendant la période de fermeture et au-delà, la demande en services d’interprétation a diminué. Ce temps supplémentaire, les interprètes l’ont mis à profit pour perfectionner leurs compétences et suivre des formations sur de nouvelles plateformes spécialisées.

« Nous avons également effectué un travail de fond que nous n'avons pas le temps de faire collectivement en temps normal, à savoir l'élaboration de glossaires sur divers sujets et le classement des positions de nos clients sur les principales questions discutées à l'ONU », ajoute Qiyun Zhang.

L'introduction de l'interprétation à distance a aussi son revers : cette nouvelle pratique risque d’entraîner une réduction des déplacements officiels que les interprètes effectuent à l’occasion de conférences et d’événements à l’extérieur du Siège.

« Cela m'attriste car une partie heureuse de mon travail consistait à quitter la cabine et à voyager dans différentes villes pour assister à des conférences et rencontrer de nouvelles personnes et collègues dans différents lieux d'affectation et missions », regrette Lana Ayyad.

S’ils accomplissent leur mission avec une précision quasi mécanique, les interprètes n’en sont pas moins des êtres humains, avec des émotions. « Le travail à domicile me fait me sentir très seul », avoue Konstantine Orlov. Il a hâte de retrouver sa cabine.