Partout dans le monde, la construction d’immeubles et d’autres infrastructures est en plein essor dans les villes. Dans certaines villes, les niveaux d’investissements peuvent être inappropriés et très insuffisants. Dans d’autres, ils sont supérieurs à la consommation et aux marchés, mais ils rendent généralement les villes beaucoup plus efficaces en matière de logements, de transports, d’alimentation électrique, de marketing, de production, de réseautage et d’information, ce qui crée de la richesse. Or, malgré ces importants investissements, la misère persiste et croît, même dans de vastes segments de la population urbaine, l’empreinte carbone et les dangers environnementaux causés par la dépendance aux combustibles fossiles ne sont pas réduits et les coûts irrécupérables et récurrents engagés pour faire face à l’expansion urbaine et la ségrégation sont considérables. Ni les emplois ne sont sécurisés ni les conditions de travail ne sont meilleures et les infrastructures urbaines continuent d’exprimer la promesse d’une vie meilleure et plus sûre.

Or, cela s’est fait au détriment de la planification des logements, de l’économie, des quartiers et des matériaux de toutes sortes dans des environnements denses où il se passe des milliers de choses, avec des conséquences et des pressions qui ne peuvent pas toujours être anticipées, planifiées ou rectifiées. En conséquence, les infrastructures disponibles dans de nombreuses villes risquent d’être saturées, les activités illicites pourraient proliférer et les logiques différentes en matière de production et de commerce de biens pourraient être difficiles à gérer.

Toutefois, grâce à cette diversité, des personnes venant d’horizons divers ont pu trouver de multiples lieux et moyens de se sentir connectés les uns aux autres et d’affirmer leur solidarité. Ces phénomènes enchevêtrés peuvent imploser, car nous attendons trop d’eux face à l’attrition de la responsabilité publique. Les gouvernements peuvent activement les affaiblir lorsqu’ils sont menacés par des identités particulières des personnes concernées. Ces phénomènes sont également affaiblis par les longues histoires d’exploitation et de marginalisation. Lorsque cela se produit, les relations apparemment chaotiques de la rue et des marchés deviennent des incubateurs de criminalité et d’insécurité. Il est vrai que dans de nombreuses parties du monde, les résidents urbains doivent effectuer les tâches les plus simples en ayant peur pour leur sécurité personnelle.

Les activités de la ville—les améliorations des infrastructures, des communications, de la consommation et des transports—peuvent donner un cadre de vie qui ne ressemble en rien à une ville ordinaire, le sentiment que les espaces urbains sont ouverts à toutes sortes d’expériences. Celles-ci se sont concentrées sur la manière dont les relations entre les personnes pourraient servir de base pour faire avancer les choses, améliorer les moyens d’existence et les opportunités de toutes les personnes concernées. Aujourd’hui, les villes sont de plus en plus un lieu où les personnes sont encouragées à vivre dans des complexes intégrés qu’elles n’ont plus besoin de quitter, sauf pour se rendre au travail et à l’aéroport, puisque les centres commerciaux, les loisirs, les écoles, les services de santé et les services sociaux en ligne sont présentés dans un seul emballage.

C’est un monde où les économies sont de plus en plus liées à la fabrication de produits biosynthétiques, aux nano-technologies, à l’informatique et à la cartographie et où les désirs individuels sont continuellement suivis de près et satisfaits par des recommandations apparemment illimitées. Par des « consultations constantes » avec les consommateurs sur les divers médias sociaux, les personnes ont l’impression de participer directement à la création d’objets et de services qu’elles paient. Elles sont censées démontrer une souplesse constante où chaque moment devient une occasion de se renouveler, où leurs performances sont continuellement évaluées et anticipées et où les relations sociales sont limitées par un sentiment abstrait d’identification avec ceux auxquels elles sont associées ou avec un réseau d’amis sur les médias sociaux en continuelle expansion.

Les responsables urbains dépendent de plus en plus de programmes informatiques et d’outils de recueil de données pour analyser l’impact que les débits d’eau, la finance urbaine, les systèmes d’alimentation électrique, l’utilisation des transports, l’organisation spatiale ou la productivité du travail ont entre eux. Toutefois, en élargissant les notions de ce qui constitue un « fonctionnement normal » dans une sphère quelconque de l’activité urbaine quant à ses relations à un nombre croissant d’acteurs, ceux qui sont chargés de gérer un secteur d’activité particulier ont de plus en plus de difficultés à savoir exactement ce qu’ils doivent faire. Les solutions sont le fruit de réflexions faites à partir de calculs complexes, de la modélisation et de la gestion d’importants volumes de données complexes plutôt qu’adaptées au point de vue de ceux qui utilisent la ville et essaient d’y vivre au quotidien. Afin de rendre la vie urbaine plus prévisible et ses résidents plus résilients, les moyens utilisés pour améliorer la sécurité peuvent, au bout du compte, contribuer à rendre les villes moins sûres. Cette insécurité vient du fait que les résidents ne savent plus nouer ni développer des relations réelles avec d’autres personnes qui sont également impliquées dans les nombreuses activités économiques et sociales et qu’ils sont continuellement occupés à transformer le monde matériel et social lorsque les choses tournent mal.

Dans de nombreuses villes où il incombait aux résidents de créer leurs propres environnements – comme à Jakarta, à Karachi, à Lagos, à São Polo, et même dans de nombreux quartiers de New York, de Rome, de Paris ou de Los Angeles – il était important de prendre son temps pour faire les choses. Chaque chose se faisait pas à pas et en son temps. Même si une personne ou un ménage pouvait tout faire à la fois ou racheter une entreprise entière, ces initiatives étaient atténuées par le sentiment qu’il fallait « donner du temps au temps ». Ce dont disposaient les résidents ou ce qu’ils étaient capables de faire à ce moment-là suffisait – non pas en règle générale, mais dans le moment présent. Ce qui comptait, c’était le sentiment que les villes étaient des projets inachevés. En tant que tels, rien n’était exclu, conclu ou apprécié d’un coup d’œil. Personne n’avait toutes les réponses. Chacun pouvait donner son idée et participer à l’effort. Il ne fallait pas toujours faire attention à l’autre, s’apprécier ou faire des compromis. Il y avait de nombreuses idées et de nombreuses façons de faire les choses dont les résidents pouvaient s’inspirer pour leurs projets de moyens de subsistance.

Les villes accueillaient des modes de vie différents. La proximité des différents statuts, milieux d’origine, orientations et capacités n’éliminent pas les distinctions au sein de ces catégories. Les groupes ethniques dominent sans doute des microterritoires spécifiques, comme des quartiers ou des rues. Les quartiers pauvres se distinguent souvent clairement des quartiers voisins réservés à la classe moyenne ou à la classe ouvrière. Les différentes histoires d’établissement humain sont souvent enregistrées par des activités économiques distinctes, une mobilité transitoire ou une participation concrète aux affaires locales. La densité d’occupation parmi les co-résidents fait prévaloir une intimité qui souvent ne peut être gérée qu’en construisant une identité commune.

Parallèlement, les salaires insuffisants, les interruptions fréquentes de travail et les incertitudes des marchés du travail ont obligé les résidents à générer des revenus en changeant les façons dont les matériels, les réseaux, les espaces et les acteurs étaient établis. Ces nouvelles initiatives nécessitent l’accès à une main-d’œuvre bon marché, mais fiable. L’acquisition de biens nécessite souvent la mise en commun de ressources qui ne font pas l’objet de loyautés ou d’obligations concurrentes de la part des proches ou des voisins, des opportunités d’emploi à court terme doivent être rapidement créées et les positions sociales différentes peuvent souvent se compléter en termes de connaissances de la ville et de l’accès à des ressources particulières. Tous ces aspects sont continuellement renforcés par les divers acteurs urbains opérant ou vivant tout près les uns des autres.

L’interaction parmi les résidents a rarement abouti, n’a souvent donné aucun résultat. Mais au lieu d’agir comme une dissuasion, cet échec apparent a plutôt incité à poursuivre le jeu. Les difficultés que des villes comme São Polo, Jakarta ou Karachi rencontrent dans leur vie quotidienne engendrent une soif de justice et d’équité. Il existe aussi une certaine réticence à trop figer les choses, à instituer des politiques où les capacités et les conditions sont calculées et comparées. On préfère souvent laisser les choses inachevées. La vie quotidienne est souvent faite de tensions, de comportements négatifs, d’évasions, de ruses et de manipulations. Toutefois, ce sont aussi ces conditions qui donnent aux habitants une base pour construire leur vie, corriger les défaillances, rassembler les gens qui, autrement, garderaient leurs distances, et donc une plate-forme pour trouver différentes façons d’« arranger les choses ». Cela peut, bien sûr, demander beaucoup de temps et de contraintes pour des résidents qui ont déjà des difficultés à joindre les deux bouts, mais c’est dans ces moments qu’ils ont l’impression que de nouvelles perspectives s’ouvrent, où ils sont exposés à des mondes jusqu’alors inaccessibles, même s’ils n’ont aucune garantie qu’ils peuvent en tirer parti.

Dans de nombreuses villes, le surpeuplement n’est pas seulement dû à l’exiguïté de la plupart des logements contenant un air vicié ou suffocant, mais aussi à la création d’un différent type de mobilité. Nous connaissons les diverses activités qui font partie de la vie domestique et de la vie conviviale du quartier comme la cuisine, les discussions, le nettoyage, les réparations, les bavardages et les jeux. Ce qui est surtout important, c’est que les résidents utilisent ces conditions pour faire l’expérience d’un autre type de mobilité. Ils ont le sentiment d’élargir leurs horizons et leur accès dans des événements et des territoires au-delà de ceux qu’ils pouvaient atteindre et où ils étaient autorisés à se rendre.

Dans les quartiers de Jakarta où je travaille, les résidents parlent principalement de ce qui se passe ailleurs ou de ce que font les autres. Parfois, cet intérêt pour la ville alentour se concrétise par le biais de projets spécifiques – se rendre au marché ou dans des lieux de travail éloignés, mettre en place un investissement collectif dans un lieu en dehors du district, prendre le relais d’un stand de vente de nourriture près du parking d’un nouveau centre commercial, s’approprier un espace abandonné pour le stockage ou mettre en place des petits commerces le long des axes routiers ou encore offrir des services de protection. Quelle que soit la forme que prend cet intérêt, il devient possible pour les résidents du district d’être en relation avec une plus grande partie de la ville sans avoir à prouver leurs affiliations passées, une destination spécifique ou une formation collective future. Ainsi, ces quartiers, que de nombreux résidents de Jakarta considèrent comme des quartiers pauvres, génèrent un dynamisme économique qui permet aux classes moyennes, qui craindraient d’habiter dans le centre de la ville, de rester là où elles sont. Ainsi, le développement des mégalopoles diminue. Les résidents de classes diverses et aux modes de vie différents assurent une sorte de sécurité pour chacun d’eux. Les résidents les plus pauvres alimentent l’économie qui fournit des produits moins chers à la classe moyenne. La présence continue d’une classe moyenne empêche au moins une incursion des grands promoteurs, du moins momentanément. Situés côte à côte, les districts relativement aisés et pauvres s’entraident. Chacun couvre, protège et soutient l’autre. La proximité fait naître un sentiment de familiarité et atténue les peurs et les angoisses excessives.

À Jakarta, la majorité des résidents du centre de la ville éprouve un sentiment de durabilité grâce à leur capacité à croiser des initiatives variées visant à améliorer les moyens de subsistance et l’environnement. Dans les villes dépourvues de formes de gouvernance judicieuses et fiables, de services et de sécurité sociale, la durabilité repose sur les capacités des résidents venant d’horizons divers à concrétiser les multiples possibilités d’activités économiques et de collaboration qui s’ouvrent à eux. Les résidents répondent à la nécessité de rendre l’espace urbain viable. Conscients que leurs initiatives se développeront dans une zone peuplée, la plupart adaptent, ajustent, négocient et créent des projets qui incorporent les idées, les revenus et le travail des autres. Ces collaborations sont généralement temporaires, car les projets et les personnes vont et viennent. Les résidents ne sont donc pas attachés à une seule façon de faire les choses ni à une forme particulière d’efficacité, mais savent qu’ils doivent se déployer, s’adapter aux diverses conditions qui se présentent.

En rendant les villes plus sûres, comme à Jakarta, le plus important est peut-être que la plupart des résidents trouvent les moyens de reconstruire quelque chose, de créer de nouvelles conditions pour eux-mêmes, aussi modestes ou limitées soient-elles. Dans les villes soumises aux imaginaires de la réorganisation, où l’environnement devient de plus en plus un instrument de manipulations financières et où la ville elle-même est presque devenue un anachronisme, il est important de garder ouverts les très nombreux les processus en cours, ces petits changements qui dans leur constellation invisible fournissent des contrepoints importants aux impressions dominantes de la vie urbaine contemporaine en état de siège.