On pense traditionnellement que la démocratie et la dictature sont des systèmes qui s'excluent mutuellement. On suppose souvent que lorsqu'un système s'effondre, il est remplacé par un autre, comme si c'était dans l'ordre des choses. Certains théoriciens, comme Francis Fu- kuyama, soutient l'idée qu'avec l'effondrement de l'Union soviétique, qui a marqué la « fin de l'histoire », la démocratie libérale a mis en échec la tyrannie de manière décisive. En effet, depuis, même s'il y a eu des revers dans des pays comme l'Ukraine et le Zimbabwe, la dictature a reculé.

La vague de changement la plus spectaculaire a été le printemps arabe, avec la destitution des dirigeants de l'Afrique du Nord et du Moyen-Orient depuis janvier 2011. Plusieurs pays d'Afrique subsaharienne se sont aussi progressivement tournés vers un régime démocratique au cours de la dernière décennie. Selon The Economist daté du 1er octobre 2011, depuis 1991, 30 partis ou dirigeants en Afrique subsaharienne ont dû quitter le pouvoir suite à des élections. Si les résultats sont variés et que la violence a parfois suivi, les actions politiques locales, et non pas les régimes militaires ou les assassinats, apparaissent comme le principal moyen de se débarrasser des dirigeants impopulaires.

Toutefois, les États traversent des périodes de réforme démocratique qui ne peuvent pas être entièrement concrétisées ou qui oscillent pendant des périodes prolongées. Le Myanmar est un exemple d'une démocratie annihilée pendant 50 ans. Les militaires sont au pouvoir depuis 1962 et la junte militaire depuis 1988 après avoir violemment réprimé un mouvement en faveur de la démocratie. En 2011, un Gouvernement civil a été mis en place, dominé par les mêmes dirigeants militaires ou anciens militaires. Il a lancé une série de mesures positives, dont la remise en liberté de Daw Aung San Suu Kyi, l'opposante populaire qui a gagné les élections en 1990. Il a également assoupli les restrictions visant les médias et l'Internet, suspendu la construction d'un barrage hydro-électrique controversé soutenu par la Chine et libéré plus de 200 prisonniers politiques en octobre 2011. Même si ces mesures sont encourageantes, le Myanmar a un long chemin à parcourir. Il demeure l'un des pays les plus fermés au monde, où l'armée continue de réprimer les minorités ethniques, où le principal parti politique d'opposition a été interdit jusqu'en novembre 2011 et où des centaines de prisonniers politiques croupissent en prison.

Le Nigeria est l'exemple d'un pays qui a rempli sa promesse démocratique. Les élections, qui ont eu lieu en 2011 pour la première fois depuis le retour du régime civil en 1999, ont débouché sur l'investiture historique d'un président issu d'un groupe ethnique minoritaire. Pourtant, cet événement qui a été salué à juste titre par la communauté internationale n'a pas fondamentalement changé le système politique. La presse est dynamique, la société civile est de plus en plus active et la population est entreprenante. Toutefois, le pays est confronté à des problèmes importants, notamment les frictions ethniques, religieuses et économiques; une corruption endémique; un regain de la violence; et une culture politique dominée par des groupes concurrents d'anciens généraux et d'hommes d'affaires qui usent de leur influence en coulisses. Tandis que le Myanmar demeure un État autoritaire avec de vagues propositions de réforme politique, le Nigeria est une démocratie électorale présentant des traits non démocratiques. La démocratisation n'est assurée ni dans un pays, ni dans l'autre.

RÉSULTATS MITIGÉS

En 1989, un espoir de démocratie est né le jour où le mur de Berlin est tombé. Toutefois, le glas de l'autoritarisme n'a pas sonné dans les capitales des républiques qui ont succédé à l'Union soviétique, en particulier en Asie centrale. En Russie, un dirigeant populaire issu du KGB en a appelé au désir de son peuple pour l'ordre et la fierté nationale plutôt que le chaos d'une oligarchie criminelle et la perte du statut de superpuissance. Il en a résulté une « démocratie gérée » qui dissimule un régime autoritaire sous des signes extérieurs de démocratie.

Des résultats mitigés sont également probables dans les pays du Moyen-Orient qui ont pris part au printemps arabe et dans les États africains aux prises avec la démocratisation. Il manque à la plupart de ces pays une expérience historique, des bases institutionnelles et un consensus social pour entre-prendre une transition sans heurts. Les résultats ne peuvent pas être déterminés à l'avance. Le leadership, les délais prévus, les ressources et les circonstances sont différents dans chaque cas. Des résultats positifs ont été constatés, même au Liberia, malgré deux guerres civiles qui ont fait environ 250 000 victimes. Depuis qu'elle a été élue en 2005, la Présidente Ellen Johson Sirleaf, la première femme africaine à accéder au poste de chef d'État et qui a reçu le prix Nobel de la paix en 2011, a réussi à prévenir la reprise des combats, à obtenir l'allègement de la dette internationale, à attirer l'aide économique et à permettre à son pays de continuer de s'acheminer vers la démocratie. Malgré cela, le Liberia demeure un État fragile.

Les élections sont une part essentielle de la démocratisation, mais elles peuvent aussi être source de conflits si elles sont tenues trop tôt, sont manipulées de manière flagrante, ne sont pas trans- parentes ou sont marquées par la violence. De plus, même si elles se déroulent bien, elles peuvent donner lieu à des transferts de pouvoir qui non seulement marginalisent les élites mais des communautés entières, créant des différends sectaires ou ethniques. En 2007, le Kenya a connu les deux.

Au Nigeria, comme l'ont constaté la plupart des observateurs, les élections de 2011 n'étaient pas libres. C'est dans le nord - la région la plus pauvre du pays - que les violences post-électorales ont été les plus meurtrières, entraínant la mort de centaines de personnes et où, ce qui n'est peut-être pas une coïncidence, les incidents terroristes attribués à Boko Haram, un mouvement islamiste radical, ont augmenté de manière spectaculaire depuis les élections.

Les populations répugnent peut-être à revenir à un régime autoritaire, mais elles ne souhaitent pas non plus que la violence s'installe. Après un conflit ou un changement révolutionnaire, elles se tournent donc souvent vers de nouveaux hommes forts afin qu'ils rétablissent l'ordre - souvent en fonction de leurs identités claniques, ethniques ou religieuses. La tentation est souvent de trouver des solutions rapides, de tenir des élections anticipées, de pousser aux accords constitutionnels quel qu'en soit le prix, de conclure des accords de partage du pouvoir à la hâte ou de s'en remettre aux conseils nationaux dirigés par les forces de sécurité - des mesures qui minent les bases de la démocratie.

ÉDIFICATION DE L'ÉTAT

En fait, le plus grand danger auquel font face les États fragiles en transition n'est pas la montée d'une nouvelle dictature, comme on le suppose souvent, ou même l'émergence de factions extrémistes qui représentent généralement une minorité de la population. Les plus grandes menaces sont la guerre civile, l'effondrement de l'État, les atrocités massives, les situations humanitaires d'urgence et la division possible du pays.

Un moyen d'éviter de tels scénarios est de mettre en place un processus intermédiaire d'édification de l'État, axé non seulement sur la rédaction d'une nouvelle constitution, la tenue d'élections et l'exercice des libertés fondamentales, mais aussi sur la mise en place ou la restructuration des institutions de base de l'État : la police, l'armée, les services civils ainsi que les branches judiciaire, législative et exécutive du gouvernement. L'édification de l'État ne peut pas être remplacée par des compromis politiques. Il faut des institutions solides pour assurer la stabilité à long terme, la fourniture des services publics, l'adhérence à l'état de droit et la promotion des opportunités économiques.

À ce jour, la Tunisie constitue le meilleur modèle à suivre. Dans l'année où l'ancien dirigeant autoritaire a été envoyé en exil, la Tunisie a été le premier pays du printemps arabe à avoir tenu des élections pour qu'une assemblée constituante réd ige une nouvelle constitution et nomme un Gouvernement provisoire. La transition politique progressive et pacifique donne au peuple le temps de former le Gouvernement et aux nouvelles formations politiques d'émerger, notamment les partis politiques et la société civile. Surtout, elle offre au Gouvernement provisoire la chance de définir une feuille de route pour l 'avenir, notamment comment structurer le transfert du pouvoir et mettre en place les institutions de l'État. L'Afrique du Sud a suivi un chemin semblable pendant sa période de transition de quatre ans vers un régime démocratique, de la légalisation des parties anti-apartheid et la libération des prisonniers politiques en 1990 à l'élection historique de Nelson Mandela en 1994. Cette période transitoire a été cruciale pour jeter les bases d'une transition démocratique pacifique et durable. On notera qu'il n'y a pas eu d'intervention militaire extérieure ni, contrairement aux attentes les plus répandues, de guerre raciale, de défaillance de l'État ou de retour à la violence politique.

DIRECTIVES POUR LES PARTIES EXTÉRIEURES

La démocratisation dans les États fragiles est un processus complexe qui ne peut être engagé à la hâte ni tenu pour acquis. Toutes les parties devraient avoir conscience de certaines réalités. Premièrement, la démocratie instantanée n'existe pas. Il ne s'agit pas de faire des hypothèses sur la capacité des États fragiles à remplir leurs aspirations démocratiques, ni de sous-estimer leur capacité à le faire. Quelle que soit la capacité du nouvel État à se transformer lui-même, le processus ne se fera pas du jour au lendemain.

Cela conduit à la deuxième réalité - les hésitations, même les reculs ne sont pas rares. En période de transition démocratique, la plupart des États font face à des tâches immenses
- la reconstruction de l'État, la restauration de la cohésion nationale et la création d'un gouvernement représentatif. Tant que le processus est engagé sur la bonne voie, on peut s'attendre à des accidents de parcours. La volatilité, et non pas la stabilité, est l'ordre naturel des choses dans la marche vers la démocratie.

Troisièmement, toutes les principales factions doivent être incluses afin qu'elles présentent leurs points de vue dans les discussions et les débats politiques et qu'elles participent au processus politique. Toutefois, une poignée de trouble-fêtes peut être déstabilisante. Dans les États fragiles connaissant un changement rapide, il faudrait interdire aux groupes ou aux individus qui défendent ouvertement la violence, ont recours aux discours de la haine, maintiennent leurs propres milices ou exercent des pratiques illégales de se présenter aux élec- tions et les obliger à faire face à leurs responsabilités devant la loi pour éviter qu'ils déclenchent une nouvelle vague de représailles ou de vengeances. Si les anciens seigneurs de guerre et les personnes influentes veulent délaisser le champ de bataille pour les bulletins de vote, ils devraient pouvoir le faire, à condition qu'ils abandonnent leurs armes et ne gardent pas des armées privées en réserve au cas où ils perdraient les élections. À cet égard, la communauté internationale peut venir en aide en fournissant un soutien technique au désarmement, à la démobilisation et à la réinsertion des anciens combattants; en fournissant une aide juridique pour instaurer l'état de droit, en offrant une aide financière afin de relancer l'économie; et en formant des professionnels pour gérer les institutions de l'État de manière honnête et efficace.

Quatrièmement, les conditions doivent être favorables à la tenue des élections - un environnement sûr qui permet un processus de nomination correct, aucune restriction imposée à la couverture des médias, des campagnes ouvertement menées par les candidats et la participation des citoyens sans intimidation. Afin de relever les défis logistiques du scrutin organisé à l'échelle nationale, qui se déroulent souvent sur plusieurs jours, dans des régions reculées et dans des conditions météorologiques extrêmes, il faut une transparence électorale, une surveillance indépendante et la formation d'agents électoraux supervisés par une commission de personnes respectées dotée d'une autorité et de ressources financières suffisantes. Alors que cela peut paraítre contradictoire, les élections ne sont pas l'événement le plus important dans une transition démocratique, mais seulement la première étape. Les vrais tests viendront lors des deuxième et troisième élections et celles qui suivront, lorsque le pouvoir sera transféré de manière pacifique d'un parti à un autre.

Âgé de 84 ans, Beji Caid Essebi, le Premier ministre tunisien à la tête du gouvernement provisoire, a été confronté à une série de manifestations après le renversement du dictateur, Zine el-Albidine Ben Ali. Les Tunisiens ont scandé des slogans demandant des emplois, des salaires et une justice plus rapide contre les anciens dirigeants. La transition ne sera pas aisée, ce qui n'a pas toujours été bien compris. Essebi a résumé le dilemme auquel lui-même et d'autres dirigeants font face aujourd'hui au Moyen-Orient et en Afrique : « Parfois, les défenseurs de la liberté ont des demandes qui vont au-delà de la logique, et il est plus difficile de protéger la liberté contre les défenseurs de la liberté que contre ses ennemis », a-t-il dit.
« Lorsqu'une personne a faim et demande à manger, vous lui donnez ce dont il a besoin », a-t-il poursuivi, décrivant son approche par étapes. « Vous ne lui en donnez pas plus, sinon il pourrait mourir. »

L'effondrement de la tyrannie, semble-t-il dire, n'est pas la fin de l'histoire : ce n'est que le commencement. Une démocratie mal conçue ou hâtive pourrait tuer la liberté naissance, alors que l'instauration retardée ou trop lente de la démocratie pourrait conduire à une nouvelle dictature ou déclencher d'autres insurrections. ❖