26 février 2010

Les périodes de crise économique ont toujours un effet déstabilisateur et, par là même, une issue incertaine. À ce stade, nous faisons face à un grand danger et à une grande opportunité : le danger est que les efforts de « relance » risquent de favoriser ceux qui sont en position de force, renforçant les inégalités existantes entre et dans les pays. Si c'est le cas, les disparités existantes se creuseront, ce qui engendrera une exclusion sociale qui aura de graves répercussions sociales, économiques et politiques. L'opportunité vient du fait qu'un leadership et des mesures politiques audacieuses peuvent réduire les inégalités entre les pays et entre les sexes. C'est dans ce contexte que je débattrai de la protection sociale des femmes.

Historiquement, les crises financières ont durement frappé les pauvres et, en particulier, les femmes pauvres. En fait, cette crise ne fait qu'aggraver les problèmes existants qui sont leur lot : changements climatiques, pénurie alimentaire et d'eau, insécurité, absence de services publics de base, chômage, migration forcée et surreprésentation dans les emplois informels avec des salaires de misère. Selon les estimations de la Banque mondiale, le Programme des Nations Unies pour le développement (PNUD) et l'Organisation internationale du Travail (OIT), la crise économique actuelle inverse déjà les gains obtenus en matière de réduction de la pauvreté et d'égalité des sexes au cours des dix dernières années, avec plus de 300 millions de personnes supplémentaires vivant avec moins de 1 dollar par jour.

L'une des questions essentielles que cette crise a mise en valeur est que la mondialisation, la libéralisation du marché financier et une approche laxiste n'améliorent pas nécessairement l'efficacité du marché ni n'engendrent des résultats socioéconomiques à long terme. Avec la crise économique qui continue de se faire sentir, l'idée que les marchés ne peuvent pas s'autocorriger, du moins dans une période appropriée, gagne du terrain. L'histoire récente a montré de manière tout à fait convaincante que les forces déstabilisantes entraínent des crises économiques. La stabilisation de l'économie est donc devenue de facto la responsabilité des gouvernements mondiaux.

LA CONSTRUCTION SOCIALE
DES POLITIQUES Nous ne savons toujours pas clairement quel type de contrats sociaux émergera. Pendant la période d'après-guerre, la plupart des pays les plus développés ont adhéré au consensus keynésien. Avec l'expérience de la Grande Dépression, le principe keynésien consistait à ce qu'un État (a) mette en place une politique fiscale et monétaire pour relancer l'économie et éviter le chômage et (b) établisse les droits et les obligations entre l'État et les citoyens ainsi qu'entre le secteur de l'emploi et le secteur privé. Concernés par le bien-être de leurs citoyens et conscients des différences et des conflits d'intérêt entre eux, les États ont négocié pour réduire les inégalités en mettant en place des politiques de redistribution. Le contrat qui apporterait la paix et la cohésion sociale comprenait un système de protection sociale qui prévoyait un système de retraite, la gratuité des études et l'accès aux services de base.

Puis le Consensus de Washington, avec son idéologie du laissez-faire, a proposé de réduire le rôle et la taille du gouvernement afin d'améliorer la situation économique d'un pays et la vie de ses citoyens. Les réductions des dépenses dans le domaine des services publics, la dérégulation de la production, du commerce et des finances dans les pays du Nord sont allées de pair avec les politiques d'ajustement structurel dans les pays du Sud qui recommandaient la vente des biens publics et visaient à minimiser le rôle du gouvernement. Avec le remplacement progressif du « capitalisme géré » des décennies précédentes par les pratiques du marché libre, les privilèges dont bénéficiait le secteur financier sous la forme de loi nationale et d'arrangements institutionnels internationaux ont donné naissance au capitalisme financier. Au cours des deux dernières décennies, les politiques industrielles et les décisions stratégiques en matière de développement, à quelques exceptions près, ont pratiquement disparu; et, pendant tout ce temps, il est devenu manifeste que la vulnérabilité, l'exclusion sociale et la marginalisation se sont aggravées et que les écarts de revenus se sont creusés. Dans la plupart des cas, la protection sociale est devenue le seul antidote fiable susceptible de combler le fossé persistant entre ceux qui saisissent les opportunités et ceux qui sont laissés au bord de la route.

DEUX SYSTÈMES :
MÊME SÉMANTIQUE La protection sociale a été reconnue comme une intervention politique visant à assurer un niveau de vie minimum aux personnes les plus vulnérables, les allocations étant le mécanisme de distribution le plus populaire. Cet argent, disait-on, permettait à ceux qui étaient incapables de se débrouiller seuls de satisfaire au moins partiellement leurs besoins de base. Aussi subtile que soit la différence, nous devons souligner qu'une transition a eu lieu entre le droit à la sécurité sociale et les services sociaux garantis par le gouvernement et le système de transferts d'argent.

Il n'y a aucune différence du point de vue sémantique. Un grand débat est lancé pour savoir si la sécurité sociale et le développement social dans les pays en développement sont améliorés grâce à la protection sociale ou par l'amélioration de la diversification des moyens de subsistance. L'argument est que les systèmes de sécurité sociale formels traitent des circonstances des personnes qui travaillent dans des cadres formels, comme les fonctionnaires, les salariés du secteur formel, etc., tandis que l'assistance sociale convient aux personnes qui ont des besoins spéciaux importants, comme les grands-parents s'occupant de leurs petits-enfants pauvres orphelins. Il existe alors un groupe, qui se situe entre les deux, qui ne peut trouver que des emplois précaires, informels et saisonniers avec des salaires très bas. Ces personnes ne possèdent pas de terres ou la productivité de leur parcelle de terre est très faible. Condamnées à la pauvreté chronique, elles ne peuvent satisfaire leurs besoins de base. Pour ce groupe, on considère que les politiques de protection sociale via les transferts d'argent sont appropriées.

Le point de vue opposé met cependant en avant que les transferts d'argent sont utiles pour les allocations de chômage, les personnes âgées et les handicapés, car ils permettent d'assurer la scolarisation des enfants, etc., mais ne devraient pas être utilisés pour le groupe « intermédiaire ». Les fonds publics devraient plutôt être alloués à la diversification des moyens d'existence. Les exemples comprennent les subventions des semences et des engrais, la construction d'installations d'entreposage pour la collectivité et les services d'extension agricoles afin d'améliorer la productivité et garantir le « droit à la nourriture »; et lorsque le marché ne crée pas suffisamment d'emplois ou lorsque, dans les régions rurales, le chômage saisonnier est prononcé, la création d'emplois publics est garantie, assurant le « droit au travail ». Les transferts d'argent liquide sont donc importants et nécessaires parce qu'ils permettent aux participants plus vulnérables d'entrer dans le marché en tant que consommateurs.

Dans cette période de grande récession, de l'après-Consensus de Washington, il n'est pas clair quel système de politique sociale émergera. À ce stade, le choix des pays dépend de leur marge de manœuvre budgétaire et de leur capacité à intégrer une politique et une protection sociales. En fonction de leur position dans l'économie mondiale avant la crise, les nations font aujourd'hui face à des pressions diverses en termes de croissance de l'emploi, de sécurité alimentaire et d'espace de politique budgétaire. Les organismes de prêts internationaux et les pays bailleurs de fonds ont souvent dicté les politiques et il est à craindre qu'ils ne continuent. Mais en plus des pressions économiques, certains pays ont sérieusement compromis leur développement humain et leur stabilité socio-économique. Alors que les économies avancées et plusieurs économies émergentes ont une certaine marge de manœuvre, un grand nombre d'entre elles se retrouvent sous la double contrainte du gouvernement et du déficit de leur balance des comptes courants. Par conséquent, leur marge de manœuvre politique et budgétaire s'est réduite. Alors qu'il faudrait mettre en place des mesures ciblées anticycliques pour protéger les pays fragilisés, à la fois les moins développés et les moins avancés, et augmenter les dépenses publiques consacrées aux programmes sociaux, ces économies sont forcées de prendre le chemin inverse.

Il est clair que quelque chose de particulièrement injuste a lieu. Les pays développés et certaines économies émergentes ont coordonné et injecté massivement des liquidités avec une rapidité déconcertante, ce qui a sauvé les entreprises jugées « trop importantes pour tomber ». Mais il faut que tous les pays aient la capacité d'introduire des mesures anticycliques, avec l'aide internationale, pour inverser la tendance d'une demande insuffisante et de la montée du chômage.

À cet égard, il est impératif de mettre en place des instruments de prêts spéciaux à des conditions intéressantes. Les récents documents du Fonds monétaire international et de la Banque mondiale semblent reconnaítre les leçons tirées des crises précédentes et des politiques d'ajustement structurel; pourtant, certains continuent de revendiquer le maintien des politiques macroéconomiques « prudentes ». La première question est donc de savoir si les pays en développement peuvent se permettre d'accorder des allocations budgétaires appropriées pour promouvoir une sécurité sociale pour les hommes et pour les femmes.

C'est une question très problématique, car cela implique des restrictions budgétaires immédiates sur les dépenses sociales et la vente de biens publics, compte tenu en particulier des besoins d'emprunts croissants auxquels font face les pays vulnérables à cause du choc de la crise. La plupart des mesures anticycliques, bien qu'orientées dans la bonne direction, ont principalement privilégié le secteur financier (une fois de plus) et les entreprises qui étaient trop importantes pour tomber.

Parallèlement, les politiques et les mesures qui ont été mises en place pour réduire l'impact du chômage, ont profité aux travailleurs qui avaient des contrats de travail. Qu'est-il advenu des pauvres, qui occupaient des emplois informels ou de ceux qui étaient tout simplement sans emploi ? Le moment est venu d'introduire de nouvelles idées dans le dialogue politique; si l'on veut assurer une stabilité et une croissance à moyen terme, il faut éliminer le retour aux mesures qui exacerbent les inégalités et la pauvreté. Il est d'autant plus urgent d'adhérer aux engagements du Sommet de Gleneades de 2005 afin d'atteindre les objectifs du Millénaire pour le développement (OMD) en temps voulu et d'appeler à un moratoire pour suspendre le remboursement de la dette, car ces deux mesures permettraient d'atténuer les effets de la crise dans de nombreux pays.

RÉPONSES POLITIQUES À LA CRISE Les femmes et les hommes sont touchés par la crise actuelle de différentes façons, selon leur lieu géographique, leur position socio-économique et leur principale source de moyens d'existence.

Il est important de reconnaítre ces répercussions sur les femmes et les hommes, ainsi que parmi les femmes. Plusieurs initiatives y ont contribué au cours des derniers mois, notamment un document récent que j'ai rédigé à la demande de l'Équipe chargée de l'égalité des sexes du PNUD. Une intervention politique prometteuse a été proposée et mise en œuvre par plusieurs gouvernements. L'un des problèmes les plus sérieux de la crise est le chômage de longue durée. Comme l'histoire le montre, la reprise économique reste très largement inférieure à la croissance du Produit intérieur brut. Le chômage persistera pendant les années à venir et la crise asiatique de 1997 en est un rappel drastique. Si le problème principal de cette crise est une augmentation de l'insécurité et de la vulnérabilité à cause du chômage, une action peut être menée pour créer des emplois tout en améliorant les choix de moyens d'existence. Si elle est conçue en gardant à l'esprit les besoins des femmes, cette « protection sociale » peut aider les pauvres et promouvoir le développement ainsi que l'égalité entre les sexes en réduisant le travail non rémunéré et en encourageant l'égalité des salaires entre les hommes et les femmes tout en contribuant à la réalisation des OMD.

DU PRÊTEUR À L'EMPLOYEUR EN DERNIER RESSORT Comme je l'ai indiqué plus haut, l'un des résultats non intentionnels mais satisfaisants de la crise actuelle est une confirmation renouvelée du rôle indispensable de l'État. Dans le monde entier, les gouvernements sont devenus les prêteurs en dernier ressort auprès du secteur financier, les investisseurs en dernier ressort capables de recapitaliser les entreprises privées et les banques, sans se préoccuper de « l'aléa moral » et des menaces immédiates de déficit pour empêcher ces dépenses. Une action tout aussi audacieuse est également nécessaire dans un domaine différent : l'État devrait agir comme l'employeur en dernier ressort dans la création d'emplois là où les marchés n'ont pas réussi à le faire. Compte tenu de la grave crise de l'emploi, la création d'emplois directs par des projets de travaux publics apparaít comme un instrument crucial.

Pendant les périodes de crise économique, l'idée d'un gouvernement agissant comme l'employeur en dernier ressort garantissant l'emploi, est loin d'être nouvelle. Au cours des années, de nombreux pays ont introduit des systèmes de garantie d'emploi, des programmes d'emploi dans le service public, des programmes travail contre nourriture, des programmes de travaux publics et des mesures de dernier recours pour créer des emplois. Parmi ces pays, l'Inde est un cas à part. Non seulement le pays avait une grande expérience dans ce domaine, mais il a aussi voté en 2005 la loi nationale Mahatma Gandhi sur la garantie de l'emploi dans les zones rurales (NREGA). En outre, de nombreux autres pays - l'Afrique du Sud, l'Éthiopie, le Bangladesh, le Chili et l'Argentine - ont fait usage de cet instrument politique, même avant cette crise. Il faut également garder à l'esprit que le BIT apporte son appui depuis
20 ans au développement d'infrastructures à forte densité de main-d'œuvre, privilégiant l'utilisation de la main-d'œuvre dans les chantiers de travaux publics.

DES BÉNÉFICES AUSSI POUR
LES FEMMES De nombreux arguments ont été donnés en faveur des programmes de garantie d'emplois d'un point de vue économique, le chômage entraínant des coûts économiques, sociaux et psychologiques. On a également soutenu de manière convaincante que la migration de détresse, les tensions ethniques, le risque de développement d'idéologies dangereuses et de mouvements politiques antidémocratiques sont liés au dénuement économique. L'argument en faveur du plein emploi est basé sur l'idée que le droit au travail est important en soi tant pendant les périodes de crise que pendant les périodes de prospérité. Ce « droit » est mentionné dans de nombreux documents des Nations Unies, notamment la Déclaration des droits de l'homme. Toutefois, dans ce texte, l'emploi concerne principalement les hommes. Selon le BIT, 80 à 90 % des emplois dans la construction sont pourvus par des hommes. De même, le « programme environnemental » et le plan de relance verte aux États-Unis et dans la République de Corée consistent essentiellement en des emplois masculins dans la construction. Cela soulève deux questions essentielles.

La première, c'est l'inclusion des femmes dans la création d'emplois. Ou bien il faut intégrer à ces initiatives une formation appropriée, ce qui peut être difficile, mais pas impossible, pendant les périodes de crise grave; ou bien il faut faire en sorte que les projets incluent les secteurs de l'économie qui sont à forte main-d'œuvre féminine afin de contrebalancer la création des emplois masculins. En outre, pour faire face aux contraintes de la demande et rétablir le déséquilibre en matière de travail non rémunéré des femmes, il faut créer des crèches. Sinon, les femmes seront confrontées à un choix difficile et injuste, s'occuper de leurs enfants ou occuper un emploi rémunéré. Cela fait partie du programme NREGA mis en place par l'Inde.

La deuxième question concerne les projets d'emplois spécifiques de développement d'infrastructure physique, de développement rural et de systèmes de prestations sociales qui peuvent profiter directement aux femmes en réduisant le travail non rémunéré. Un groupe de travailleurs, hommes et femmes, peut construire des équipements publics et des structures pour les collectivités afin de faciliter l'accès à l'eau et à l'assainissement, des routes de raccordement, des petits ponts, améliorer les systèmes d'irrigation traditionnels, construire des latrines écologiques, ainsi qu'offrir des services essentiels au développement du jeune enfant et des soins à domicile pour les malades, en particulier pour les familles dont les membres sont atteints du VIH/sida, ce qui peut littéralement transformer la vie des femmes et des filles.

Il existe de nombreux autres exemples de meilleures méthodes dans la mise en œuvre des programmes de travaux publics tenant compte des spécificités hommes-femmes. NREGA en fait partie. Ce programme assure aux femmes qui se lancent dans des activités rémunérées des installations comme l'eau potable, des crèches et des abris contre le soleil destinés à leurs enfants et exige que les emplois ne soient pas trop éloignés de leur domicile. Suite à la crise financière de 2001 en Argentine, le plan Jefes y Jefas de Hogar a fourni des emplois aux femmes dans des projets de réhabilitation des communautés, dont beaucoup étaient conçus et demandés par les bénéficiaires du programme eux-mêmes. En Afrique du Sud, les projets du secteur social qui font partie intégrante du Programme national élargi de travaux publics, est un autre exemple. Il faut aussi souligner l'efficacité de ce type de programme. Un vaste projet de recherche sur un programme de création d'emplois directs en Afrique du Sud et sur NREGA en Inde a montré que les emplois, les revenus et la croissance en faveur des pauvres avaient des répercussions plus importantes sur l'infrastructure sociale et les services sociaux que sur l'infrastructure physique. Ces résultats ont été aussi constatés dans d'autres pays.

La protection sociale pour combattre le chômage devrait considérer les avantages d'un emploi pour les hommes et pour les femmes qui sont prêts à travailler mais ne trouvent pas d'emploi. C'est tout à fait évident. Alors que l'on recherche des réponses appropriées à la crise, il est à espérer que cette démarche recevra une attention particulière.

 

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