28 septembre 2012

On peut dire que la passion humaine est la source de la vie et du progrès. Mais, lorsqu'elle pervertit la raison, produit des comportements compétitifs et agressifs malsains ou donne lieu à la cupidité, elle est source de souffrances, de conflits, de cruautés, de douleur et de destruction que les êtres humains s'infligent les uns aux autres. En fait, l'aspect créatif et l'aspect destructeur de la passion font partie intégrante de la nature humaine, mais en tant qu'éducatrice je me demande de plus en plus comment les différencier. Comment pouvons-nous apprendre ou réapprendre à surmonter les peurs de la différence et du changement qui sont profondément ancrées en nous ? Comment développer les centres de l'empathie, de la compréhension de l'autre et de la communication bienveillante qui ont été récemment localisés dans le cerveau1 - le siège des intelligences émotionnelles et sociales2 qui concilient de manière très efficace les différences et les différentes cultures - en apprenant les uns des autres afin de Intégrer la passion dans déterminer les meilleurs moyens d'assurer la viabilité de la planète ? Nous pourrions ainsi créer le type d'éducation dans le domaine du développement durable qui renforcerait notre volonté de nous protéger ainsi que notre planète afin de sauver l'humanité entière.
Il est intéressant de noter que la réponse à ces questions complexes existent déjà chez l'enfant et semble exister de manière innée dans la structure du cerveau humain. Nous commençons à mieux comprendre le développement du cerveau humain et comment l'enfant assimile et apprend. Les neurosciences indiquent le besoin de développer une nouvelle forme d'éducation qui associe les valeurs émotionnelles profondes aux faits rationnels/cognitifs et empiriques. Il est de plus en plus essentiel pour la survie de l'humanité et de la planète de comprendre comment se développe l'intelligence émotionnelle qui se construit3 pour passer outre la partie du cerveau humain moins évoluée, primitive, qui est fondée sur la peur et sur la survie. Nous devons encourager une éducation qui intègre le cerveau rationnel et les valeurs universelles du coeur humain qui sont les mieux comprises par ces centres du cerveau émotionnel.
La compréhension de ce processus constitue l'essence même de la manière dont l'animal humain a été créé et s'est développé en animal social dépendant des autres à la fois pour vivre et prospérer. Malgré sa suprématie, l'être humain est, paradoxalement, à la naissance l'animal le plus impuissant dans le monde. Dépourvus d'instinct et incapables de nous prendre en charge, nous dépendons en grande partie de ceux qui nous entourent pour survivre. Toutefois, ce qui nous manque en termes d'indépendance et de prouesses animales, nous le compensons par autre chose de beaucoup plus incroyable - un cerveau conçu pour apprendre et donc créer, qui joue un rôle primordial dans la motivation de nous connecter à ceux dont nous dépendons pour notre propre survie, que ce soient nos parents, les aínés de la tribu, les enseignants, des mentors et d'autres protecteurs.
Cela s'est fait apparemment par le développement des connexions neurales qui ont renforcé les liens de survie aux autres êtres humains, encourageant donc la reproduction et la longévité. Au fil des millénaires, l'espèce humaine s'est développée sur la planète et les êtres humains ont commencé à interagir par des moyens qui ont exacerbé la concurrence autour des ressources et souvent engendré des inégalités, des conflits et des actes cruels pour répondre à leurs besoins. Très souvent, les ressources ont été accaparées, amassées et concentrées par quelques privilégiés au détriment du plus grand nombre qui ont développé des philosophies de la différence et de la supériorité pour justifier cette injustice humaine4.
En fait, le problème ne résidait pas dans les différences entre les groupes. Il résidait dans la peur exagérée de la différence en général. Dans ce passé humain lointain, lorsque les hommes étaient beaucoup moins nombreux à parcourir la planète et que les rencontres étaient moins fréquentes, chacun connaissait et comprenait sa tribu, ce qui lui donnait un véritable sentiment de sécurité sociale. Une tribu différente, dont on connaissait peu de choses, représentait une menace potentielle. Des milliers d'années plus tard, après avoir créé, propagé et développé des technologies et des sciences innovantes pour maintenir la sécurité de la tribu, le monde a changé. Aujourd'hui, le monde est devenu de plus en plus interdépendant et fait face à des problèmes interconnectés qui menacent la sécurité de la planète entière. Dans ce monde, comme dans tout écosystème complexe, la diversité pourrait être un élément stabilisateur salutaire nous forçant à nous réapproprier le principe d'équité qui couvre cette diversité même.
La science et la technologie sont deux des plus grands produits de la passion et de la rationalité humaines. Non seulement elles ont permis à l'humanité de se développer et de prospérer, mais elles ont offert des perspectives inégalées sur notre nature ainsi que sur le monde qui nous entoure. Mais à un prix. En codifiant, en réduisant et en quantifiant la nature d'une façon qui renforce seulement les parties rationnelles de l'esprit, nous avons ignoré et même atrophié5 notre intelligence émotionnelle qui définit nos valeurs et notre boussole morale. Ces valeurs ont été développées à travers différentes cultures de systèmes écologiques et sociaux que nos cerveaux humains ont renforcées, comme les soins, le service et les relations aux autres, et soutenues par une forte cohésion du groupe, engendrant donc une émotion positive. Considérées comme une forme d'intelligence inférieure ou même indignes d'un esprit éduqué, ces « intelligences émotionnelles, sociales et naturelles6 » sont, toutefois, demeurées essentielles dans l'éducation des enfants et produisent donc les meilleurs résultats dans les sociétés saines. Il est intéressant de noter que pratiquement partout dans le monde, ce travail a été confié aux femmes, aux mères et aux dispensatrices de soins au niveau individuel et aux dirigeants religieux au niveau sociétal.
L'éducation sociale et émotionnelle fournie aux enfants dès leur plus jeune âge est devenue la responsabilité des femmes, une tâche qui a été sous-évaluée par les penseurs davantage axés sur la technologie et les sciences dans une société majoritairement dominée par les hommes. Les émotions et la passion ont été considérées comme étant des attributs féminins, enfantins et même inférieurs, en particulier lorsqu'elles étaient exprimées de manière ouverte et forte, alors que la rationalité était reconnue comme la nouvelle religion stoïque, impersonnelle. Déconnectées maintenant de maintes façons de la spiritualité et d'autres valeurs morales et éthiques, les sociétés où la technologie a pris de plus en plus d'importance se sont éloignées de la nature et de plus en plus les unes des autres tout en revendiquant une connectivité impersonnelle croissante. Par cette logique, l'émotionnel a été réduit à un simple phénomène irrationnel et, de ce fait, la distinction essentielle entre émotion rationnelle et saine et émotion irrationnelle a été perdue.
Dans le monde que nous avons créé, la passion humaine, longtemps source de la vraie vie, de l'art et de la création, même de l'invention, a été de plus en plus réduite à des manifestations d'émotions inconvenantes. Ces émotions ont été surtout réservées aux domaines des préférences personnelles ou des loisirs personnels de plus en plus commercialisés et banalisés dans les pays industrialisés7. Dans les régions du monde en développement, fondées sur la communauté, mais marquées par des inégalités sociales, cette affectivité et cette irrationalité se sont souvent traduites de manière plus prononcée par des conflits, des émeutes et, au bout du compte, le terrorisme.
Réduite et laissée de côté par l'éducation et le tutorat, la passion humaine a été souvent considérée comme une maladie psychologique et individuelle, souvent transmise dans les formes de communication les plus basses - agressivité, violence et intimidation - au sein des cultures et entre celles-ci et faisant partie des émotions perverties, réprimées et standardisées de la culture moderne. La pornographie et la toxicomanie, entretenues par une consommation éperdue et motivées par l'interconnexion humaine personnelle la plus profonde se sont rapidement développées afin de continuer à satisfaire ce besoin social et émotionnel de l'homme d'une façon vide, malsaine et coûtant de plus en plus cher à la société.
Quelle force a remplacé le rôle de la mère dans l'éducation ainsi que celui des prêtres, des imans et des chamans? Les médias électroniques et la publicité sont devenus la nouvelle religion du consumérisme et du gaspillage propagés par les prêtres des médias. Ces nouvelles églises, organisées par leur motivation de l'appât du gain qui ne connaissait aucune limite, ne partageaient aucune vision commune inspirée de l'émotion. Les écoles de commerce de l'élite sont devenues les leaders de la philosophie et de la sociologie qui ont appris à penser seulement en termes de retours trimestriels et d'optimisation des profits au détriment des valeurs humaines, même de la planète et de la survie des espèces.
L'ironie veut que les tout premiers à utiliser l'intelligence émotionnelle et à étudier la primauté des valeurs du coeur sur les valeurs cognitives ont été les publicitaires dans les entreprises, principalement des hommes, l'utilisant pour transférer les valeurs de l'amour humain à l'amour des voitures, des fourrures et des iPhones. Cette nouvelle éducation de la destruction de l'intelligence rationnelle, sociale et émotionnelle intégrée8 a touché un public plus jeune lorsque les femmes dans les pays développés sont entrées sur le marché du travail et, avec ce deuxième salaire, ont acheté tous les gadgets pour satisfaire les passions humaines mal canalisées dans les sociétés industrialisées. Parallèlement, les femmes dans les pays en développement et leurs enfants ont continué à travailler des journées entières pour survivre dans les économies des villes et des bidonvilles en plein essor qui soutenaient cette économie privilégiant la valeur matérielle mondiale à la valeur humaine 9 .
Toutefois, afin de trouver une vraie solution à ces questions interdisciplinaires, la recherche actuelle en neurosciences nous dit que le cerveau humain fonctionne mieux lorsque l'émotionnel et le rationnel sont connectés. En gros, l'hémisphère gauche du cerveau rationnel, linéaire, verbal est littéralement relié aux centres de l'hémisphère droit émotionnel, créatif, non verbal au travers du corps calleux. Le discours dépassionné, intellectuel séparé des réalités humaines et de plus en plus des réalités naturelles, a amené beaucoup à réagir avec force contre le mantra selon lequel les technologies et les marchés sont la solution à tous les problèmes. On peut faire valoir que le printemps arabe, Occupy Wall Street et les manifestations contre l'Organisation mondiale du commerce sont des tentatives d'articuler ce ressentiment et ce désespoir humains de plus en plus forts qui remettent en question ce principe.
Toutefois, les actes ont plus d'effet sur les parties profondes du cerveau humain que les paroles. L'assistance mutuelle que nous nous prêtons et le souci de préserver notre planète continuent d'être ce qui a le plus d'effet. Nous pouvons encore apprendre à reconnecter les faits empiriques à ce que font un grand nombre de sociétés, d'hommes politiques, de gouvernements et de groupes dominants au monde de la compassion, malgré les effets pyrotechniques et les écrans de fumée de plus en plus sophistiqués de la publicité mensongère. Le développement de l'intelligence émotionnelle et sociale améliore la connectivité cérébrale au travers du corps calleux (nous permettant de percevoir de ce que nous ressentons comme vrai, ce que nous observons empiriquement comme vrai et à définir ce que nous voulons pour obtenir les meilleurs résultats sociaux, à la fois pour nous-mêmes et pour la viabilité de nos sociétés. Ce type d'éducation, y compris les valeurs et les principes moraux humains10 qui réactivent les régions émotionnelles de la compassion, de l'altruisme, de l'empathie et de l'attention humaine chez beaucoup d'entre nous est centrale à une éducation intégrée pour assurer un monde durable.
La passion saine, traduisant l'espoir et la détermination à construire un monde altruiste et harmonieux, doit être renforcée de cette façon; connectant les deux hémisphères du cerveau comme nous connectons l'ensemble de la planète sur les chemins de la durabilité et de la réduction des conflits pour nous-mêmes et pour chacun de nous. Nous devons intégrer cette passion humaine dans l'éducation pour aller vers une durabilité effective, la renforcer et nous rappeler que nous sommes tous une seule espèce connectée socialement et économiquement par cette passion altruiste et dépendants de nos cultures et de nos intelligences, de nos façons de voir et de nous comporter11, quelles que soient les différences, afin de vivre ensemble dans ce monde prospère et durable.
Notes

1 - (CCARE) Center for Compassion and Altruism Research and Education: http://ccare.stanford.edu/aboutus/background. Les origines de Project Compassion remontent à James Doty, un neurochirurgien de l'Université de Stanford, un entrepreneur et un philanthrope qui a créé l'idée d'un effort multidisciplinaire rigoureux à Stanford pour comprendre les bases neurales, mentales et sociales de la compassion et de l'altruisme et qui a établi les premières bases de l'initiative. Cela s'explique par son intérêt de longue date dans les motivations
fondamentales des personnes à faire le bien. Cet intérêt s'est ensuite intensifié après la visite de Sa Sainteté le Dalaï Lama à l'Université de Stanford en octobre 2005, une visite organisée par la Stanford School of Medicine sous la direction du Recteur Philip A. Pizzo et le Stanford Office of Religious Life dirigé par le Révérend Scotty McLennan. Un point fort de cette visite a été le dialogue entre des scientifiques -- représentants des domaines aussi variés que les neurosciences, la psychologie et les sciences médicales -- et le Dalaï Lama et d'autres
intellectuels pratiquant la méditation sur des questions relatives aux souffrances humaines, en particulier la dépression, ainsi que le désir et la dépendance.

2 - Howard Gardner, Frames of Mind: The Theory of Multiple Intelligences, New York, Basic Books, 1983.

3 - Daniel Goleman, Emotional Intelligence; Why it Can Matter More than IQ, New York, Bantam Books, 1995 and Daniel Pink, Why Right-Brainers will Rule the Future, New York, Penguin Group, 2006.

4 - Paul Bloom, « The Moral Life of Babies », The New York Times Magazine, mai 9, 2010.

5 - June Gorman, « Emotional Intelligence and Instructional Technology », Review Journal of Philosophy and Social Science: The Philosophy of Instructional Technology, vol. XXII, n°2, 1997 (http://climatechangeeducation.
org/tef/pdf/gorman_emotional_intelligence.pdf ).

6 - Julie Johnston, « Naturalist Intelligence », GreenHeart Education, http://www.greenhearted.org/naturalist-intelligence.html.

7 - Neil Postman, Amusing Ourselves to Death, New York, Penguin Books, 2006.

8 - Ken Gnanakan, Integrated Education, Oxford, England, Oxford Press, 2012.

9 - Annie Leonard, « Story of Stuff » site Web et vidéo, http://www.storyofstuff.org/movies-all/.

10 - Transformative Education Forum, « Principles of Transformative Education » http://tef.nps.edu/web/guest/principles.

11 - Mary Belenkey, Blyte Clinchy, Nancy Goldberger et Jill Tarule, eds, Women's Ways of Knowing (New York: Basic Books, 1986).

 

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