Depuis 2007, les prix mondiaux des denrées alimentaires et de l'énergie n'ont cessé d'augmenter, créant un véritable « tsunami silencieux 1 » qui a frappé durement les économies qui dépendent de l'énergie et des importations de produits alimentaires. La hausse des prix a donné lieu à des émeutes dans une trentaine de pays. La sécurité alimentaire et énergétique est plus que jamais étroitement liée à la stabilité politique. L'équilibre entre la sécurité alimentaire et les besoins énergétiques est devenu un sujet brûlant de la communauté internationale2 . La Chine, l'Inde et d'autres pays asiatiques ont rapidement répondu à la crise alimentaire et énergétique mondiale en prenant un certain nombre de mesures, notamment l'interdiction des exportations, l'intervention sur les prix et les subventions. Or, malgré l'effet à court terme de la réduction de la pression inflationniste par les exportations et l'intervention sur les prix, rien ne semble ralentir la hausse des prix. En fait, l'intervention risque de provoquer une distorsion des prix et au niveau de l'allocation des ressources, ce qui, à son tour, pourrait engendrer plus tard une autre crise.
En s'appuyant sur les statistiques disponibles, cet article traite principalement de la concurrence entre les ressources alimentaires et énergétiques ainsi que leur impact sur les populations à faible revenu et sur les pauvres en Chine. Il examinera également les actions publiques nécessaires pour équilibrer la sécurité alimentaire et les besoins énergétiques.
L'ÉLÉMENT MOTEUR DANS LA CONCURRENCE ENTRE NOURRITURE ET ÉNERGIE
L'augmentation et les variations des prix de l'énergie font partie des facteurs qui ont entraíné une hausse des prix des denrées alimentaires et l'instabilité, ce qui a engendré une hausse des coûts des intrants agricoles, comme le matériel agricole, l'irrigation, les engrais et la main-d'œuvre. En même temps, la concurrence entre la production alimentaire et la production énergétique est devenue plus forte, en particulier en ce qui concerne la production des biocarburants à partir du maïs et du colza.
Selon le Conseil international des céréales, en 2007/08, les quantités de céréales utilisées pour produire des biocarburants ont augmenté de 32 %, dont 80 % aux États-Unis. La production mondiale de maïs a totalisé 777 millions de tonnes, dont 95 millions sur les 100 millions de tonnes commercialisées ont été utilisés pour la production de biocarburants. L'Institut international de recherche sur les politiques alimentaires (IFPRI) a estimé que la demande croissante d'éthanol a entraíné entre 2000 et 2007 une hausse de 30 % des prix des denrées alimentaires3 .
De plus, la croissance démographique, l'augmentation des revenus, l'industrialisation et l'urbanisation ont changé les habitudes des consommateurs qui ont été plus nombreux à acheter des produits chers, ce qui a contribué à la hausse des prix des denrées alimentaires. Les autres causes de la flambée des prix comprennent une demande non satisfaite et une baisse de la production alimentaire dues à des investissements insuffisants dans la recherche agricole et l'infrastructure ainsi qu'une productivité stagnante. De 2000 à 2007, la production alimentaire mondiale n'a pas été suffisante pour répondre à la demande mondiale, ce qui a entraíné une rupture des stocks. De plus, le changement climatique, la pénurie des ressources en eau, les mauvaises récoltes dans les grands pays producteurs de denrées alimentaires comme l'Australie ainsi que les réductions des exportations de denrées alimentaires ont aggravé et perpétué le problème (figure 1)4. En Chine, le gouvernement est intervenu pour assurer des prix bas, alors que les prix internationaux étaient en hausse.
Il est aussi important de noter certains facteurs institutionnels exceptionnels et modèles de croissance économique liés à la question des prix alimentaires :
Premièrement, la surface des terres cultivables diminue rapidement et les agriculteurs détiennent le droit à l'usufruit des terres, une pratique qui a été mise en place depuis 1978. (L'usufruit est le droit légal de se servir d'un bien appartenant à autrui et d'en recevoir les dérivés ou les revenus, tant que ce bien n'est pas endommagé.)
Avec l'industrialisation et l'urbanisation rapides que connaít la Chine depuis 30 ans, le développement des terres était inévitable. Aujourd'hui, cependant, les agriculteurs chinois disposent d'un faible pouvoir de négociation s'ils veulent exploiter leur terre à des fins commerciales, car ils font face à un double obstacle : le gouvernement local et les promoteurs. Les agriculteurs ne possédant pas de droits à la propriété sur les terres agricoles, leurs droits à l'usufruit sont même plus précaires.
L'insuffisance des terres agricoles, auxquelles aucune valeur n'est attribuée, s'est traduite par une utilisation désordonnée et le gaspillage des terres et a entraíné une diminution de la surface totale cultivable. En 2004, 147 000 hectares de terres agricoles étaient exploités à des fins commerciales. En 2006, il n'y en avait plus que 91 200 hectares.
Deuxièmement, il y a de moins de moins d'agriculteurs. On estime à 200 millions le nombre de travailleurs ruraux - la plupart des jeunes et des adultes d'âge moyen - qui sont allés dans les villes pour trouver un emploi. La surface limitée des terres agricoles a exercé une forte contrainte sur la vie rurale et les emplois non agricoles sont mieux rémunérés. Dans les années 1980, la taille moyenne d'une ferme était seulement de 0,5 ha. Aujourd'hui, de plus en plus d'agriculteurs vont chercher du travail dans les villes car leurs terres sont converties en terres non agricoles par des accords entre le gouvernement et les promoteurs. Un autre problème vient du fait que les migrants ne peuvent pas faire venir leur famille dans les villes à cause du système d'enregistrement résidentiel permanent. Les personnes âgées et les femmes restent donc à la campagne pour s'occuper de la maison et de la ferme, ce qui crée une polarisation rurale et urbaine. En même temps, leur lopin de terre est leur sécurité, d'autant plus que la protection sociale des populations rurales est précaire. Le manque de connaissances dans les nouvelles technologies contribue à la baisse de la productivité, comme le prouve l'indice des cultures qui est passé de 155 % en 1990 à 129 % en 2006. Même après avoir pris en compte les corrections statistiques sur les terres cultivables en 1996, les géographes ont constaté que la chute de l'indice des cultures était évidente dans les parties médiane et inférieure du fleuve Yangtzé et dans le sud de la Chine5 , régions où la production céréalière par unité est la plus élevée du pays.
Troisièmement, la Chine fait face à une crise de l'eau. Le nord connaít régulièrement des périodes de sécheresse. L'expansion rapide des industries et des villes n'a fait qu'aggraver la situation et des projets sont en cours pour acheminer l'eau du sud du pays vers le nord. De plus, le traitement des eaux usées qui sont déversées dans les fleuves très pollués et dans les grands lacs n'est pas suffisamment développé. Des études ont montré que les polluants qui sont absorbés dans les cultures irriguées constituent une menace pour la sécurité alimentaire. En 2006, 28 % des eaux de surface du pays étaient polluées6 . Le sud de la Chine connaít un manque d'eau potable et d'eau d'irrigation causé par les polluants, mettant en péril ses réserves abondantes.
Quatrièmement, l'agriculture est dans une position défavorable en ce qui concerne les ressources fiscales. Bien que le budget de l'agriculture ait augmenté en termes réels, c'est-à-dire les capacités d'achat réelles sans tenir compte de l'effet de l'inflation, la part des dépenses totales est passée de 10 % en 1990 à 6,5 % en 20067 . Cela montre une réduction de l'investissement public dans l'agriculture qui se traduit, entre autres, par la détérioration de l'infrastructure rurale 8 . Au cours des dernières années, avec comme slogan « l'industrie soutient l'agriculture - les villes aident les campagnes », le gouvernement chinois a supprimé l'impôt agricole, accordé des subventions pour encourager le développement de l'agriculture et imposé un impôt négatif sur l'achat de matériel agricole, de diesel et d'engrais chimiques. En 2007, la communauté agricole a enregistré des profits de plus de 150 milliards de yuans9, mais moins que les subventions pétrolières qui ont atteint 220 milliards de yuans 9 . Étant donné que seulement 7 % de la demande totale en pétrole vient du secteur agricole et que la consommation de l'énergie par habitant dans les zones urbaines est plus élevée que dans les zones rurales, ces subventions profitent principalement aux villes et aux secteurs non agricoles.
Alors que les combustibles fossiles sont le moteur de la croissance économique aux dépens des investissements dans l'agriculture et des opportunités de développement, le cas de la Chine démontre qu'une politique de développement axée vers l'industrialisation risque de menacer la sécurité alimentaire et l'environnement et de miner les intérêts des agriculteurs.
LA CRISE ALIMENTAIRE ET ÉNERGÉTIQUE ET SON IMPACT SUR LES PAUVRES
Le marché mondialisé actuel est concerné par l'équilibre entre l'offre et la demande d'énergie, notamment le pétrole, le gaz naturel et l'électricité10 . Malgré les divergences d'opinion parmi les principaux importateurs et exportateurs de produits alimentaires, un consensus a été atteint sur ce qui constitue la « sécurité alimentaire ». Selon l'Organisation des Nations Unies pour l'alimentation et l'agriculture (FAO) , « la sécurité alimentaire existe quand tous les peuples disposent de façon permanente d'un accès physique et économique à une alimentation suffisante, saine et nutritive pour satisfaire leurs besoins et leurs préférences alimentaires et mener une vie active et saine11. La hausse des prix des denrées alimentaires et de l'énergie a eu un impact partout dans le monde. Toutefois, les émeutes qui ont eu lieu dans certains pays en développement montrent que les pauvres se sont sentis menacés. Des mesures prioritaires doivent donc être prises pour assurer une offre alimentaire et énergétique suffisante, notamment identifier les personnes les plus sévèrement touchées ainsi que l'ampleur du problème. Les études couvrant la période 2006/2007 illustrent les problèmes auxquels la Chine est confrontée.
Selon le Bureau national des statistiques en Chine, le revenu annuel disponible par habitant dans les zones urbaines pour 2007 s'élevait à 13 786 yuans12 contre 4 140 yuans dans les zones rurales. Les prix alimentaires ont augmenté de 12,3 % par an : les céréales, la viande, les huiles comestibles et les œufs ont augmenté respectivement de 6,3 %, 31,7 %, 26,7 % et 22,9 %. C'est le secteur de la viande qui a enregistré la plus forte hausse. En décembre 2007, les prix du porc, du bœuf et du mouton ont augmenté respectivement de 57,7 %, 48,0 % et 44,5 %13, comparés à la même période en 2006. Le prix des poissons d'eau douce n'a pratiquement pas changé. Ces informations permettent d'expliquer les changements des revenus et de la consommation des ménages, comme le montrent les tableaux 1 et 2.
Premièrement, en tenant compte de la hausse des prix, le revenu disponible des ménages urbains a généralement augmenté, tandis que celui des ménages ruraux est resté en-deça de l'augmentation des prix dans les zones rurales.
Deuxièmement, le demi-décile inférieur de la population urbaine a changé ses comportements alimentaires en réduisant sa consommation de riz, de farine de blé, d'huiles comestibles, de porc, de canard, d'œufs, de légumes frais et de melons, mais en augmentant celle de poulet, de bœuf, de fruits et de produits laitiers. L'impact de la flambée des prix alimentaires a donné lieu à un « effet de substitution » - un changement du régime alimentaire. Ce phénomène se produit dans le troisième quintile, mais pas dans le demi-décile supérieur urbain (tableau 1).
Dans le troisième quintile de la population urbaine, la part des dépenses alimentaires dans les dépenses totales de consommation n'a varié que de 1 %. Mais dans le demi-décile inférieur de cette population, la part des dépenses alimentaires représente une augmentation de 1,52 point de pourcentage. Ce qui signifie que les groupes de revenus les plus faibles n'ont peut-être pas eu à relever le défi de survie. Alors que leurs revenus ont augmenté de 13,2 % en termes réels et, qu'en même temps, les prix des biens de consommation des produits non alimentaires et des services ont légèrement diminué, ils ont consommé davantage de produits non alimentaires, avec une légère baisse dans les dépenses consacrées à l'éducation et à l'énergie.
Quatrièmement, le tableau 2 montre que les ménages ruraux dont les dépenses totales de consommation sont supérieures à leur revenu - un revenu net par habitant de moins de 1 000 yans - sont tombés au-dessous du seuil de pauvreté. D'un côté, étant donné que plus de 40 ménages du sondage ont déclaré un revenu négatif, sauf pour ce qui est de la possession du capital et de l'épargne, ces ménages font partie des groupes de migrants. De l'autre, les ménages qui connaissent une pauvreté chronique tendent à vivre en empruntant de l'argent pour se nourrir. De plus, la valeur du revenu annuel moyen et la consommation totale en termes réels ont chuté après la déflation des prix.
Les moyens d'existence des agriculteurs - et même des groupes au revenu élevé - sont généralement affectés par l'inflation des prix alimentaires. Cela se constate dans le changement des habitudes de consommation concernant les besoins de base : certains produits alimentaires, vêtements et combustibles ont été remplacés par d'autres et les dépenses consacrées à l'éducation et aux soins de santé ont diminué (ces données ne figurent pas dans le tableau).
Pour réduire les dépenses alimentaires, les trois groupes de revenu de la population rurale ont adopté un régime alimentaire moins équilibré en réduisant la consommation d'aliments autres que les aliments de base riches en protéines. Alors qu'en 2006, la quantité d'aliments autres que les aliments de base consommés par les pauvres était faible, celle-ci a sensiblement augmenté en 2007. La consommation de porc, de poulet et d'œufs a atteint jusqu'à 11 kg, 2,5 kg et 3,6 kg en 2006, soit une diminution de 53 %, 75 % et 99 % par rapport aux groupes ruraux au revenu élevé. En 2007, la consommation de porc, de poulet et d'œufs des pauvres a diminué respectivement de 29 %, 28 % et 8 %, ce qui a entraíné la détérioration des normes nutritionnelles.
En comparant les ménages urbains et ruraux, deux points sont à noter :
Premièrement, l'inflation des prix alimentaires a davantage frappé les ménages ruraux que les ménages urbains, une conclusion qui est loin de refléter l'opinion générale des Chinois14. Les spécialistes en céréales croient généralement que les agriculteurs dépendent principalement des produits qu'ils cultivent, tandis que les résidents urbains dépendent des marchés pour acheter les aliments, ce qui les rend plus vulnérables pour assurer leur sécurité alimentaire. Toutefois, les agriculteurs produisent une quantité limitée de produits et les cultures qu'ils produisent ne suffisent pas à répondre à leurs propres besoins en énergie. Aujourd'hui, ils doivent acheter de la nourriture pour répondre aux besoins de leur famille.
La sécurité alimentaire n'est pas seulement une question de calories. Une nourriture variée est essentielle pour fournir les micronutriments nécessaires à un régime équilibré15. Les tableaux 1 et 2 indiquent clairement que les groupes urbains au revenu moyen et bas ont un régime équilibré à base de viande et de féculents. Mais les pauvres ruraux et les groupes ruraux au revenu moyen ont considérablement réduit leur consommation de viande à cause de son prix élevé. Cela indique clairement que les populations rurales sont vulnérables en matière de sécurité alimentaire.
Deuxièmement, les résidents urbains ont des revenus plus élevés et jouissent d'une meilleure protection sociale, ils disposent donc d'une plus grande force financière que les résidents ruraux, un élément déterminant de la sécurité financière. De plus, l'intervention du gouvernement sur les prix a davantage ralenti l'inflation des prix des denrées alimentaires dans les villes que dans les campagnes. En 2007, les prix avaient augmenté de 13,6 % dans les zones rurales, soit 1,9 % de plus que dans les villes. L'intervention de l'État a réduit l'accès des agriculteurs à la nourriture de deux façons : en tant que producteurs, ils ne tirent aucun profit de l'inflation des prix et, en tant que consommateurs, ils perdent en pouvoir d'achat quand les prix s'envolent sur les marchés ruraux.
Aucun des deux sondages ne couvre les migrants ruraux-urbains. Après avoir interrogé des travailleurs migrants dans un nombre de villes du sud de la Chine, j'ai constaté que depuis le début de 2007 les dépenses alimentaires mensuelles ont augmenté de 150 yuans, alors que les salaires mensuels ont seulement augmenté de 80 yuans. À ce jour, la sécurité alimentaire des migrants ruraux a été un point négligé de la politique alimentaire et nutritionnelle chinoise. En conséquence, les populations qui sont vulnérables à la pénurie des denrées alimentaires sont classées dans la catégorie « classes à faible revenu » dans l'ensemble de la population; les populations rurales, qui sont classées dans les groupes à faible revenu; les pauvres parmi les groupes ruraux à faible revenu; et les femmes, les enfants et les personnes âgées parmi les pauvres. L'aide alimentaire et les autres formes d'assistance sociale devraient cibler en priorité ces populations vulnérables.
STRATÉGIES PROPOSÉES POUR RÉPONDRE À LA CRISE
Les organisations internationales et les gouvernements ont répondu immédiatement à la crise alimentaire actuelle. Ils ont réuni des ressources, fourni une aide humanitaire aux pays menacés par la faim et investi dans la recherche et le développement agricoles. De leur côté, les responsables politiques ont noté que la spéculation excessive sur les marchés de contrats à terme de l'alimentation et de l'énergie avait été favorisée par le déclin des réserves de produits alimentaires et la diminution du potentiel pour la production d'énergie alternative. La coopération internationale et nationale, l'ajustement des politiques sur les biocarburants, le contrôle de la distorsion des marchés, l'augmentation des investissements dans l'agriculture et la production énergétique, la promotion de mesures pour économiser l'énergie et réduire les émissions sont donc des questions qui sont traitées en priorité dans les conférences et les sommets des Nations Unies. La mise en œuvre des décisions prises lors de ces conférences dépend de la faisabilité des politiques et des actions adoptées par les gouvernements et le public pour répondre aux conditions socio-économiques spécifiques. L'étude de cas de la Chine montre qu'un équilibre soutenu entre la sécurité alimentaire et la demande énergétique ne sera atteint que si toute la société agit de concert et appelle à un ajustement et à une réforme des politiques.
Parmi les options politiques suivantes, les deux premières sont les interventions d'urgence, les troisième et quatrième concernent le réajustement à moyen terme et la cinquième la réforme des politiques socio-économiques à moyen et à long terme.
Premièrement, le niveau de vie minimum devrait être relevé proportionnellement à l'indice des prix à la consommation à la fois dans les secteurs ruraux et urbains et une aide alimentaire devrait être distribuée à des groupes ciblés. Les deux projets que le gouvernement central est prêt à mettre en œuvre, le « Programme national de sécurité alimentaire à moyen et à long terme » et la « Mise en place de capacités dans la province de Jilin pour augmenter la production de céréales de millions de tonnes »16 contribueront sans aucun doute à augmenter la production de céréales en Chine. Toutefois, ces mesures n'augmenteront ni le pouvoir d'achat des pauvres ni ne pourront « étancher leur soif avec la promesse d'avoir de l'eau disponible à l'avenir ». Il est donc nécessaire de distribuer des bons d'alimentation aux pauvres et aux familles migrantes dans les villes. Dans les zones rurales, les programmes d'aide existants pourraient être renforcés et permettre la distribution de viande et de nourriture aux pauvres pour améliorer leur régime pauvre en protéines et en micronutriments. Vu les dégâts irréversibles causés par la malnutrition chez les enfants, les programmes d'intervention nutritionnelle comme les repas scolaires, pourraient être une mesure efficace et peu coûteuse dans les régions rurales à faible revenu.
Deuxièmement, les ressources publiques devraient être allouées en priorité à la sécurité alimentaire. Déjà, le gouvernement n'accorde plus de nouvelles licences aux projets de biocarburants à base de céréales. Les usines de biocarburants n'ont, toutefois, pas encore été fermées. Le gouvernement envisage de compenser les investisseurs ou de mettre fin aux subventions et, en accordant un traitement préférentiel, d'encourager l'utilisation des céréales non alimentaires pour produire des biocarburants.
Troisièmement, le gouvernement doit, à l'aide « de petites mesures prises à un rythme plus soutenu», lever son contrôle sur les prix en équilibrant l'offre et la demande. Il limite les exportations de denrées alimentaires et subventionne la production d'énergie afin d'assurer l'offre alimentaire et énergétique nationale tout en contrôlant l'inflation des prix. Or, dans le passé, ces mesures ont supprimé l'offre et stimulé la demande, ce qui a aggravé la pénurie alimentaire.
Cela dit, dans une période de transition vers une économie de marché, lorsqu'Il y a un déséquilibre entre l'offre et la demande, généralement le gouvernement intervient et établit un prix fixe. La question est de savoir si une telle intervention provoquera non seulement une distorsion entre la l'offre et la demande et engendrera une flambée des prix, avec des différences entre les prix contrôlés par le gouvernement et ceux du marché, mais encouragera aussi les activités de maximisation de la rente et la corruption. Dans un marché mondialisé, elle peut encourager la spéculation et la contrebande.
Récemment, la baisse des prix des denrées alimentaires a favorisé la contrebande en Chine. Aussi, quand le charbon est artificiellement sous-évalué, les industries qui en dépendent ont tendance à augmenter les exportations et à diminuer les approvisionnements nationaux, ce qui provoque une pénurie d'énergie. De même, quand le prix de l'essence est subventionné, les avions de ligne internationaux et les navires de transport s'arrangent pour faire le plein en Chine. Tous ces cas révèlent la même chose, à savoir que le bien-être du consommateur est affecté par le contrôle des prix et l'interdiction des exportations de céréales alimentaires.
Quatrièmement, le gouvernement devrait prendre des mesures immédiates pour réduire les monopoles et encourager la concurrence. En Chine, l'industrie pétrolière est dominée par trois grandes sociétés gérées par l'État. Dans une économie de marché, les mesures incitatives pour ces sociétés ne reflètent pas nécessairement les objectifs nationaux. Leur comportement est souvent dicté par leurs propres intérêts. Sans une concurrence loyale, les sociétés qui détiennent le monopole deviennent des groupes d'intérêt. Quand ils font des affaires, ces géants agissent au nom de l'« État », empêchant les acteurs privés de tirer avantage des opportunités nécessaires pour découvrir de nouveaux gisements de pétrole et développer, commercialiser, transformer et créer de nouvelles activités. Ce type de situation a donc freiné la croissance de l'industrie pétrolière et gazière. De toute évidence, le monopole de l'industrie a non seulement réduit l'efficacité de l'offre de produits et de service, mais a aussi limité le choix du consommateur.
Cinquièmement, les mécanismes de fixation des prix devraient être rectifiés pour assurer la mobilité des facteurs de production et les modèles de croissance économique devraient être transformés. La croissance économique rapide de la Chine, qui s'est traduite par la création d'emplois et l'augmentation des salaires, est étroitement liée aux processus de la mondialisation. Auparavant, la Chine ne pouvait entrer dans le marché économique mondial que par la petite porte à cause des contraintes imposées sur le capital, la technologie et les ressources humaines. Les entreprises gourmandes en énergie et très polluantes ont délocalisé leurs activités en Chine. Les principales raisons de ce changement sont une main-d'œuvre bon marché, des politiques foncières et environnementales et une gestion des ressources en eau moins strictes, ce qui se traduit par des coûts de production moins élevés. Cela a stimulé la croissance du secteur de la fabrication et créé une immense demande en énergie et en matières premières. En conséquence, la Chine est devenue un pays importateur net de pétrole depuis 1993.
Dans ses rapports sur les Perspectives mondiales de l'énergie en 2007, l'Agence internationale de l'énergie prévoit qu'en 2030 la demande mondiale en énergie augmentera de 38,9 % par rapport à 2005. Environ 43 % de cette augmentation proviendra de la Chine et de l'Inde. Il est clair que la consommation énergétique de la Chine représentera une part importante du marché mondial de l'énergie. Avec cette toile de fond et un secteur de la fabrication bien ancré, la Chine est devenue un importateur net d'énergie et risque d'augmenter considérablement les émissions de gaz carbonique sur son propre territoire17.
La pollution de l'environnement, le réchauffement climatique et la détérioration des termes de l'échange ont amené les responsables politiques et le public à comprendre qu'il était nécessaire de transformer le modèle de croissance de la Chine. Une prise de conscience s'est développée pour « économiser l'énergie et réduire les émissions » et « construire une société fondée sur l'épargne ». Cependant, tant que le système de fixation des prix restera inchangé, la pénurie des ressources ne sera pas apparente et les ressources continueront d'être allouées de manière erronée, rendant difficile toute réforme du modèle de développement économique.
Avec la crise alimentaire et énergétique mondiale actuelle, le développement d'une économie orientée vers l'exportation est difficile à soutenir. Il est possible de réajuster le mécanisme de fixation des prix, par exemple en dotant les agriculteurs et les travailleurs de droits et d'un pouvoir de négociation collectif concernant la vente des terres et la fixation des salaires et en imposant des taxes liées à l'environnement aux taux internationaux sur les exploitations minières, le développement des ressources en eau et la pollution industrielle. Ces mesures seront sûrement une source de frustration pour certains et une contrainte pour de nombreuses entreprises. Mais c'est le meilleur moyen de répondre à la crise alimentaire et énergétique mondiale. Elles s'inscrivent dans les stratégies à long terme du développement économique durable qui contribueront à la création d'une société harmonieuse.
Il est essentiel de surveiller et d'évaluer le pouvoir du gouvernement et des entreprises qui détiennent le monopole en matière de fixation des prix, tout en améliorant la condition des travailleurs et des agriculteurs. Nous pourrons ainsi assurer une transition vers une structure sociale plus équilibrée en Chine.
Je remercie sincèrement les professeurs Jiang Zhongyi, Wei Zhong, Jin Cheng-wu et Gu Xiulin.
Notes 1 The Earth Institute, 2008, Food Crisis: A Global Emergency (www.earth.columbia.edu/articles/view/2196).
2 von Braun, J. 2008, "High Rising Food Prices: Why, and What Should Be Done?", documentation pour une vidéoconférence avec la Chine, 12 mai.
3 von Braun, J. 2008, "Biofuels, International Food Prices, and the Poor". Déposition devant le Comité de l'énergie et des ressources naturelles du Sénat des États-Unis, 12 juin 2008 (www.ifpri.org/themes/foodprices/foodprices.asp).
4 Institut international de recherche sur les politiques alimentaires (IFPRI) 2008, High Food Prices: The What, Who, and How of Proposed Policy Actions (www.ifpri.org/chinese/PUBS/ib/FoodPricesPolicyActionch.pdf)
5 Voir Yan Hui-min, Liu Ji-yuan, Cao Ming-kui, 2005. Cropping Index: Variations in China during the period of 1981-2000, in the Journal of Geography (Dili Xuebao), vol. 60(4): pp.559-566, Beijing.
6 Voir the State Environmental Protection Bureau (The Ministry of Environmental Protection) P.R.C., 2007, "Bulletin on Environmental Status in China in 2006" (www.ipe.org.cn/dtfd.jsp?fdtplj=/upload-Files/2008-02/1203865035981.JPG)
7 Le Ministère de l'agriculture, P.R.C., 2007, Agricultural Development Report of China, p. 142, Agricultural Publishing House, Beijing.
8 Voir Wan Bao-Rui, 2008. To Deepen the Awareness on Food Security, in Xinhua News Digest, Vol 12: 22-23, Beijing.
9 Long Ming, 2008, Do we have the ability to subsidize the whole world?, in Shanghai Securities News: p.5, Shanghai.
10 Voir Houssin, D.2007, Security of Energy Supplies in a Global Market (www.iea.org/textbase/speech/2007/Houssin_Prague.pdf).
11 Voir le Programme spécial pour la sécurité alimentaire de la FAO : Qu'est-ce que la sécurité alimentaire ? (www.fao.org/spfs/en/).
12 The State Statistics Bureau, P.R.C., 2008 Bulletin on National Economic and Social Development in 2007 (www.stats.gov.cn/tjgb/ndtjgb/qgndtjgb/t20080228_402464933.htm).
13 Le Ministère de l'agriculture, 2008 Analyses on Price Fluctuations in Whole Sale Market for the Products Covered under the Food Basket Program in December 2007 (www.agri.gov.cn/pfsc/fxbg/t20080117_956379.htm).
14 Voir Lu, Feng et Xie, Ya 2008: Dynamics of Grain Supply-Demand and Prices 1980-2007) -- Articles sur la variation des prix, la macro-stabilité et la sécurité céréalière, sélections du Xinhua Digest, Vol. 13:51-55, Beijing.
15 Voir Hoddinott, J. and Y. Yohannes, 2002, Dietary Diversity as a Food Security Indicator, FCND Discussion Paper No. 136, IFPRI, Washington, D.C.
16 Xinhua News 2008 Mid- and Long-term National Food Security Programming and Capacity Building for Jilin Province to Increase 50 Million Ton Food Grain Output (news.sina.com.cn/c/2008-07-02/210314106568s.shtml).
17 Selon les estimations de Chen, Pan et Xie (2008) : « En 2002, les exportations nettes en énergie grise étaient d'environ 240 millions de TCE (tonnes d'équivalent charbon), ce qui représentait environ 16 % de la consommation de l'énergie primaire au cours de la même année, une augmentation d'environ 150 millions de tce en Chine. » « En 2006, les exportations nettes en énergie grise étaient d'environ 630 millions de TCE (tonnes d'équivalent charbon), 162 % de plus qu'en 2002. » Voir Energy Embodied in Goods of International Trade in China: Calculation and Policy Implications, in the journal of Economic Research, Vol.7, pp.11-25, Beijing.
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