31 décembre 2013

Bien que l’expression « citoyen du monde » soit très ancienne, elle n’a trouvé écho que depuis ces dernières décennies dans les cercles universitaires. C’est un objectif de nombreuses déclarations de mission et également une manière de vivre, une conscience de soi non pas comme personne isolée, mais comme personne liée étroitement aux autres. De crainte que l’usage commun de cette expression ne devienne un cliché, je pense qu’il nous incombe en premier lieu de définir, bien que de manière générale, ce que nous entendons par citoyen du monde. Est-ce un sentiment partagé d’une identité mondiale, même si les êtres humains ne se reconnaissent pas encore comme des membres d’une communauté mondiale ? Est-ce un engagement à certaines valeurs universelles communes ? Ou est-ce une façon d’aborder, d’accepter et d’essayer de résoudre les défis mondiaux en s’inscrivant dans une perspective plus large et plus inclusive que celle qui, jusqu’à récemment, plaçait les États souverains au cœur du discours mondial ? En ce qui concerne les établissements d’enseignement supérieur et ce qu’ils proposent, nous nous concentrerons sur la dernière définition que nous avons appliquée dans notre université.

Si nous devions examiner les programmes d’études en affaires internationales d’il y a une trentaine d’années dans les établissements d’enseignement supérieur, nous constaterions une surévaluation des États souverains chargés d’arbitrer pratiquement tout ce qui se passait dans le monde. Même l’expression « relations internationales » laissait entendre un discours parmi les États souverains qui excluait délibérément les autres parties qui n’étaient pas occidentales. Les organisations non gouvernementales (ONG) et celles de la société civile jouaient un rôle mineur, si toutefois elles en avaient un, et n’avaient guère droit au chapitre. Mais avec les conférences mondiales des Nations Unies, l’accréditation  des ONG, la représentation dans les organisations multilatérales et la participation du secteur privé dans l’élaboration des politiques, les choses ont changé. Les études régionales étaient à la mode alors qu’aujourd’hui, bien qu’elles ne soient pas ignorées, elles jouent un rôle moins important, principalement parce qu’on se rend de plus en compte que les régions ne sont pas des entités isolées. L’énergie et l’environnement figuraient rarement dans les programmes, alors qu’aujourd’hui,  ces questions sont indissociablement liées au développement, à la politique et à la sécurité et influencent ces domaines, à plus forte raison, l’avenir de la planète. Le droit international était un domaine fermé dont le rôle était pratiquement limité à l’application et à l’interprétation des traités, mais qui ne s’étendait pas aussi largement aujourd’hui au secteur privé, à la société civile et aux organisations des droits de l’homme.

Le monde de 2013 est très différend et beaucoup plus complexe que celui qui a émergé de la Deuxième Guerre mondiale. Décrits comme « internationalisés », « mondialisés, « libéralisés », selon l’angle sous lequel on les considère, la croissance des marchés et la mondialisation de la production, le développement des entrées et des sorties de fonds, les transactions financières et les personnes combinés à l’effet transformateur des connaissances et des innovations dans les communications et le traitement des données ont profondément transformé le paysage politique, économique, social et culturel que nous connaissions. En même temps, les réglementations en matière de gouvernance mondiale ont été progressivement mises en place, couvrant quasiment toutes les activités humaines.

Un grand nombre d’acteurs infra-étatiques et supra-étatiques publics et privés, nationaux et internationaux ont donc apparu sur la scène politique de ce système hybride de gouvernance « post-souveraineté » encore à ses débuts. Parmi eux et entre eux, les ONG, les associations, les groupes de victimes; les coalitions et les réseaux de sensibilisation transnationaux défendant les droits des femmes, les droits de enfants, les droits environnementaux; les groupes communautaires représentant les populations autochtones ou les minorités; les associations confessionnelles comme les églises et les groupes religieux; les syndicats et les associations professionnelles; les mouvements sociaux (mouvements pour la paix, mouvements des étudiants, mouvements pour la démocratie); et les professionnels contribuant directement à la jouissance des droits de l’homme (travailleurs humanitaires , avocats, médecins et travailleurs médicaux) riva lisent pour atteindre une visibilité et une influence politiques. Les communautés mondiales non territoriales, fondées, entre autres, sur la classe, le sexe, l’ethnicité, la religion et les contacts interculturels, ont supplanté les communautés nationales. On estime que plus de 200 millions de personnes vivent dans des pays autres que leur pays d’origine. Selon le Haut-Commissariat pour les réfugiés des Nations Unies, il y avait, à la fin de 2012, 15 millions de réfugiés dans le monde et deux fois plus de personnes déplacées dans leur pays.

Les questions et les défis transfrontaliers, comme le changement climatique, la déforestation, la montée du niveau de la mer, la diminution des ressources en eau et la désertification ainsi que les interdépendances et les interconnexions qu’elles ont créées, ont gagné une nouvelle importance sur l’ordre du jour politique international. Cette compréhension du monde perçu comme un seul espace, nouvelle mais plus large, a aussi permis de prendre conscience de la nécessité d’élargir les paradigmes de sécurité traditionnels centrés sur l’État, ses frontières, ses citoyens et ses institutions. Une notion plus générale et plus convaincante de la sécurité centrée sur les personnes, qui traite de la protection et du bien-être de celles-ci et protège les nations, commence à se développer.

Le monde, tel que nous le connaissons aujourd’hui, n’est en aucune manière, un « monde non étatique », mais est plutôt un mélange complexe d’ancien et de nouveau, d’insularité et d’ouverture, de continuité, de changement et de contradictions. De même, nos institutions internationales de gouvernance sont une mosaïque de vieilles structures à plusieurs niveaux et d’arrangements de plus en plus fragmentés et décentralisés faisant intervenir des processus bilatéraux, régionaux et mondiaux. Même si elles vivent dans des  lieux spécifiques, les personnes sont de plus en plus conscientes des réseaux mondiaux plus vastes et des formes collectives d’identité et de solidarité locales, nationales et mondiales ainsi que du fait d’en faire partie. Une illustration frappante de  ces transformations inachevées figure dans le Traité de Maastricht qui a introduit le concept de citoyenneté de l’Union européenne (UE), mais ne remplace pas la citoyenneté nationale. Un citoyen de l’UE jouit donc du droit général à la non-discrimination, au droit limité de liberté de circulation et de résidence dans les États membres de l’UE ainsi qu’un certain nombre de droits politiques. En même temps, l’accès au droit à la citoyenneté et les privilèges accordés aux non-membres comme aux membres ont alimenté le débat politique au sein de nombreux pays de l’UE.

L’enseignement supérieur demeure une initiative conduite au niveau national, mais ses établissements n’ont pas été épargnés par cette « interconnectivité transnationale ». La « massification » est un mot à la mode. Les tendances démographiques ont changé et continuent de changer la structure, la composition et l’origine sociale de la population étudiante mondiale. Au niveau mondial, le nombre d’étudiants inscrits dans les établissements d’enseignement supérieur devrait doubler pour atteindre 262 millions en 2025. La majorité de cette évolution aura lieu dans le Sud, l’Inde et la Chine représentant la moitié. Les universités sont aussi transformées par une augmentation considérable du nombre d’étudiants internationaux. Aujourd’hui, plus de 4 millions d’étudiants partent étudier à l’étranger. Ce chiffre devrait atteindre 8 millions d’ici à 2025, de nombreux étudiants étant attirés par les établissements européens qui offrent des programmes liés à la gestion des affaires. La mobilité étudiante s’est accompagnée d’une prolifération de campus qui, selon certains, pourrait inverser le mouvement des étudiants qui se faisait jusqu’ici de l’Est vers l’Ouest, les pays traditionnels sources au Moyen-Orient et en Asie ayant commencé à développer leurs propres capacités d’enseignement supérieur. L’augmentation des coûts, les contraintes financières et le pouvoir de la « sagesse conventionnelle » qui prévaut actuellement ont conduit au « développement drastique de l’enseignement supérieur privé et à la privatisation de l’université publique ».

L’Internet et les technologies de l’information révolutionnent aussi les méthodes d’enseignement et rendent l’enseignement supérieur accessible comme en témoignent les Cours en ligne ouverts à tous. En effet, dans un système mondial fondé sur les connaissances et l’information, les universités sont non seulement perçues comme un tremplin pour la réussite individuelle, mais sont aussi censées contribuer et fonctionner comme moteurs de la croissance économique mondiale.

Compte tenu de ces considérations, que pouvons-nous attendre des établissements d’enseignement supérieur ? Les universités doivent transmettre des connaissances et développer des compétences qui permettront aux étudiants de fonctionner efficacement dans notre société et dans notre monde en évolution rapide. Il faut donc sensibiliser les étudiants et développer leur aptitude à comprendre le monde dans toute sa complexité de relations d’interdépendance, en les aidant à se familiariser avec les questions fondamentales transnationales et en leur donnant les moyens de poursuivre des carrières stratégiques et de prendre des décisions professionnelles au niveau mondial. La formation de professionnels compétents et la préparation des étudiants à penser mondialement nécessitent aussi de cultiver l’humanité, c’est-à-dire stimuler les modes de pensée qui encouragent l’innovation et la curiosité, le dialogue et le débat, le discours critique et la tolérance culturelle, une attention soutenue aux questions ethniques, un sentiment de responsabilité personnelle et sociale ainsi qu’un engagement public. Au moyen de bourses d’études rigoureuses – fondamentales ou appliquées –, les universités sont particulièrement bien placées pour contribuer à la recherche d ’une gestion plus efficace et de solutions aux problèmes transnationaux comme la cybersécurité et le terrorisme, le changement climatique et la migration transfrontalière, pour n’en citer que quelques-uns. Les établissements d’enseignement supérieur jouent un rôle essentiel dans l’identification des moyens de réaliser, selon les termes du dernier numéro du Rapport sur le développement humain de l’ONU, « un pluralisme cohérent » et une « souveraineté responsable ».

C’est ce que nous essayons de faire dans nos établissements depuis ces 30 dernières années. La mission fondamentale que nous avons assignée à notre programme en affaires mondiales est de préparer des citoyens du monde aptes à identifier et à mettre en œuvre des solutions aux défis mondiaux urgents auxquels nous sommes confrontés et qui impliquent non seulement les gouvernements, mais aussi les acteurs non étatiques. Nous nous efforçons de lier une formation universitaire rigoureuse et des applications pratiques dans des domaines interdisciplinaires interdépendants centrés sur la sécurité transnationale, le développement international et l’aide humanitaire, le maintien de la paix, le droit international et les droits de l’homme, l’énergie et l’environnement ainsi que le rôle des gouvernements et du secteur privé à cet égard. Les cours sont enseignés par des experts universitaires et des professionnels qui encouragent les projets de groupe et les approches participatives et collaboratives au règle- ment des problèmes. Ces outils sont complétés par des voyages d’études de courte durée, des visites sur place et des conférences faites par des professionnels en activité. Il est essentiel de réduire le fossé qui existe entre la salle de classe et le monde réel.

Il va sans dire que ces tâches ne peuvent pas être accomplies par les universités seules dans le contexte des systèmes éducatifs plus larges où elles sont intégrées. Tous les niveaux d’éducation font partie de cette vaste entreprise. Favoriser la citoyenneté mondiale est, naturellement, l ’un des trois objectifs principaux de l’Initiative mondiale pour l’éducation qui a été créée par le Secrétaire général et développée et lancée en 2012 en étroite coopération avec l’Organisation des Nations Unies pour l’éducation, la science et la culture. Élargir l’accès à l’éducation et améliorer la qualité de l’enseignement sont les deux autres objectifs assignés à cette Initiative. Comme l’a déclaré récemment le Secrétaire général (ce qui va dans les sens de cet article) : « Il ne suffit pas à l’éducation de produire des individus qui sachent lire, écrire et compter. Il faut qu’elle soit transformative et apporte à la vie des valeurs partagées. Elle doit cultiver un souci actif du monde et de ceux avec lesquels nous le partageons… Elle doit donner aux individus les compétences et les valeurs dont ils ont besoin pour participer à la réponse aux défis interconnectés du XXIe  siècle. »

 

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