Dans les années 1960, la popularité du reggae s'est affirmée avec le mouvement de résistance contre l'impérialisme. Le reggae est né à Kingston, en Jamaïque, a conquis le monde et a acquis un caractère emblématique rastafari, mais sa nature fondamentale reste méconnue.
À chaque phase de son évolution, la musique est inévitablement allée de pair avec la biographie de ceux qui l'ont faite et celle de ceux qui y ont répondu. Toutefois, depuis peu, le reggae a été relégué à la périphérie de la sphère sociale. L'anthropologue Claude Levi-Strauss1 a fermement défendu l'idée que la musique l'emporte sur le coeur de la mythologie et, donc, constitue un aspect sociétal capital. En ce sens, la fonction de la musique incarne simultanément une forme pertinente de prédiction et de communication. Voici donc un aperçu général du reggae, une musique venue de la Jamaïque qui s'est propagée dans le monde pendant une cinquantaine d'années, comme une force puissante de dialogue.
Le reggae, c'est une sensibilité et un état d'esprit uniques, profondément opposé aux émeutes et aux préjugés raciaux.
Il va de pair avec le rastafarisme, un noyau de résistance spirituelle prônant le retour vers une identité africaine, qui a été un facteur déterminant pour la musique. Toutefois, au début de la décolonisation, dans les années 1960, il s'est développé dans les ghettos de Kingston en s'inspirant des rythmes poignants de la musique africaine et afro-cubaine.
Né en Jamaïque dans les années 1930, le rastafarisme s'est imposé comme un mouvement de résistance culturelle des Noirs et s'est épanoui des décennies plus tard. Il s'est beaucoup nourri des thèmes développés par les prédicateurs messianiques, comme Leonard Howell, et le précurseur panafricain Marcus Mosiah Garvey. Le rastafarisme promet aux héritiers africains de retrouver et de reconstruire leur culture qui a été supprimée par la domination européenne. C'est une tentative d'assurer la survie de la culture africaine, et une lutte contre l'esclavage, le colonialisme et l'impérialisme.
L'origine du rastafarisme remonte à Ras Tafari Makonnen, le titre de Haïlé Sélassié 1er avant son couronnement en 1930, lorsqu'il est devenu le dernier Empereur d'Éthiopie, l'élu de Dieu, appelé Jah. Le mouvement Rastafari a débuté avec ce couronnement et était la réalisation d'une prophétie qui devait mener le peuple noir à la délivrance. Il est, depuis, devenu une philosophie et un mode de vie plutôt qu'une religion organisée se rapportant à l'Ancien Testament.
Bien que la résistance rastafarienne incarne les valeurs sociales et culturelles qui caractérisent la Jamaïque, elle n'est pas restée isolée mais s'est répandue dans les Caraïbes et la diaspora, notamment en Angleterre avec l'exode jamaïcain. Son origine est donc secondaire par rapport au rôle qu'elle a joué.
L'abolition de l'esclavage n'a pas mis fin au colonialisme ni amélioré les conditions de vie. L'exploitation et la domination ont simplement pris de nouvelles dimensions. Les luttes ont changé la dynamique des combats pour les droits et la liberté. Ces nouveaux développements socio-économiques ont mis en lumière les demandes des populations pour l'auto-identification, l'amélioration de la situation économique et la détermination politique. Le reggae est né pour extérioriser ces mécontentements.
La musique a une dimension sociale. Chaque style est lié au lieu culturel particulier de son origine. Le rastafarisme a influencé le reggae, ayant lui-même hérité de la façon dont les peuples opprimés utilisent la musique pour échapper à leur sort. Ce mouvement, qui a pris de l'ampleur dans les années 1970, s'opposait aux réalités socio-économiques comme le chômage, le manque d'identité nationale et la pauvreté. Le reggae est donc principalement un mouvement socio-politique visant à transmettre des idées, à affirmer des valeurs et à exprimer des attentes. Il dénonce la discrimination, la subordination et combat la bassesse.
Adeptes de la philosophie rasta, la plupart des artistes de reggae s'inscrivent dans la lutte contre les préjugés sous toutes leurs formes. En dénonçant l'asservissement injuste, l'intolérance raciale et les conditions de vie misérables, ces musiciens semblent être des témoins vivants de la mémoire populaire, des récits historiques, des révoltes contemporaines et des espoirs de changement. Ils sont les producteurs et les produits de leur propre culture. Ils montrent leur grande capacité à renouveler, à transmettre et à revitaliser leur style. En ce sens, le reggae atteste les moyens par lesquels il promulgue une identité et inculque une vue distincte entre les groupes : nous et eux. Chacun établit des limites pour laisser une empreinte décisive et créer une distance avec les autres. La reconnaissance mutuelle va de pair avec la pensée de soi et des autres, permettant donc d'exprimer les différences et les attentes.
L'impact du reggae dans la culture est indéniable, à la fois dans la société et dans les loisirs. Les paroles et la musique sont un moyen de communication puissant et expriment une culture qui touche les gens. Ce moyen important reflète l'identité et les relations dans la sphère sociale.
Depuis Bob Marley, l'ambassadeur du reggae né en Jamaïque, des centaines de messagers rastafariens ont pris la relève. Même si les créateurs de cette musique ont été marginalisés, ils ne sont pas nécessairement relégués à la périphérie de la société. La marginalisation est devenue une étiquette donnant aux artistes un langage universel.
Le reggae affirme être une musique contestataire. Parmi ses musiciens, certains sont très connus, d'autres moins. Certains musiciens présents sur la scène dans les années 1970 continuent de se produire aujourd'hui. Leurs histoires reflètent les idées de liberté et continuent de promouvoir la défense des droits de l'homme portée en avant dans les années 1960. Depuis le début du reggae, les chansons ont été soutenues par le charisme du chanteur, pourvu d'un sens aigu du pouvoir des mots qui transmettent des messages d'unité, d'autosuffisance et d'autonomisation.
Les premières compositions sont étroitement liées aux bidonvilles dont elles s'inspirent. Au cours des décennies suivantes, elles ont évoqué des préoccupations locales et internationales. La majorité des milliers de chansons du reggae parlent du rastafarisme avec l'image de Haïlé Sélassié 1er (Jah), des symboles de l'Afrique avec l'accusation de Babylone (la société inhumaine), de l'idéalisation d'un retour vers Sion (mère patrie africaine) ainsi que des descendants du commerce des esclaves (Israélites). La poésie biblique encourage l'aspiration à atténuer les conflits, comme dans Jah Works (1978) par The Gladiators ou Children of Israel par Dennis Brown.
Peter Tosh, dans 400 Years (1972), Burning Spear, dans Slavery Days (1975), et Third World, dans Human Market Place (1977), abordent sans détour les thèmes de l'esclavage, la question de la captivité et transmettent les discours mémoriaux à un peuple tyrannisé. Cette histoire crée une demande pour la rédemption et le retour vers l'Afrique comme David Hinds, le chanteur sensationnel du groupe Steel Pulse couronné d'un Grammy, un descendant de Jamaïcains qui a émigré en Angleterre, le prône dans Prodigal Son (1978).
De nombreuses chansons documentent également les années de combat, mettant en avant les héros et immortalisant les martyrs. Third World, l'un des groupes de reggae les plus importants, nous fait revivre la rébellion de la baie de Morant dans 1865: 96 Degrees in the Shade (1977), un événement qui fait partie de l'histoire coloniale de la Jamaïque. Dans Great Men (1990), Burning Spear, un militant rasta remarquable, évoque Paul Bogle, Marcus Garvey, Martin Luther King, Malcom X et Nelson Mandela. L'histoire est le témoignage de leurs engagements.
Certaines chansons recréent les difficultés et les conditions de vie misérables. Hansworth Revolution (1978), par Steel Pulse, est parmi les meilleurs morceaux de contestation qui dénoncent avec force l'exclusion raciale, sociale et économique des Afro-Caribéens en Angleterre. Three Baylon, par Aswad (1976), et Youth of Eglington (1981), par Black Uhuru, s'insurgent contre le harcèlement continu des jeunes Noirs. Dans la veine contemporaine, le chanteur de Meta et des Cornerstones aborde, dans Corner Stone (2008), le problème insoluble du chômage élevé et de la corruption, associé presque inévitablement au trafic de la drogue et, dans Somewhere in Africa (2008), dénonce une fois de plus les conflits raciaux, facteur de la détresse psycho-culturelle des jeunes.
À part les thèmes récurrents de la pauvreté, de la discrimination et de l'exclusion, le déclin de l'amour est fréquemment décrit comme le seul remède pour conserver le courage, comme dans Lonely Lover (1980) par Gregory Isaacs. Pendant longtemps les rastas ont été déconsidérés et ridiculisés. Peu de chansons méritent une telle censure sociale. Since I Throw the Comb Away (1982), par The Twinkle Brothers, décrit parfaitement l'inégalité de traitement imposé aux rastas et à leurs tresses.
La nature dynamique de la musique aspire à servir des objectifs variés et le reggae s'inscrit dans cette démarche. Après le séisme de 2010 en Haïti, Steel Pulse a sorti Hold On (4 Haiti). Le groupe vend des guitares signées et partage les recettes à la reconstruction de l'íle.
Bien que banni au début, le reggae a progressé de manière spectaculaire et totalement imprévisible. Par son association au mouvement rastafari, cette musique populaire est devenue une représentation de la vision du monde des Afro-Caribbéens et du peuple noir. Elle a survécu et prospéré sans trop perdre de son essence. Aujourd'hui, la technologie a accéléré sa propagation et l'a rendue plus commune et prestigieuse. Alors que la musique reggae a été diffusée à travers le monde, on peut se demander si ses messages ont acquis la même notoriété. De nombreux obstacles doivent encore être surmontés et de nombreux avantages accordés. Au-delà de sa visibilité, la reconnaissance de la contribution du reggae fait défaut. D'autre part, la gratitude envers cette musique et ceux qui la représentent reste inaperçue.
Malgré leur caractère éloquent, les artistes de reggae ne sont pas considérés comme ayant marqué l'histoire. Ils jouent cependant un rôle central en assurant la survie de ce style de musique. Cette absence de reconnaissance n'empêche pas le reggae de jouer un rôle dans le développement de la conscience sociale et dans la construction d'une mémoire identitaire qui unit les peuples noirs. L'esprit reggae, c'est l'expression individuelle et collective d'un peuple. Il montre indéniablement comment l'opposition à l'injustice et la volonté pourraient, et même doivent, inciter les peuples à défendre les causes, meme si les derniers albums de reggae sont adaptés aux rythmes d'un marché commercialisé. La musique et l'histoire sont indivisibles. Sans le reggae, peu de personnes auraient entendu parler du rastafarisme. Ce style musical montre un concept identitaire positif et répond aux besoins des peuples de le servir.
La culture reggae étant essentielle pour comprendre la longue histoire qui a affecté des générations, il est temps de créer une anthologie du reggae pour suivre le passé complexe afro-caribbéen, mettre en place des cadres multidimensionnels qui définissent le rastafarisme ainsi que les relations aux sentiments, à l'héritage et à la communauté. Sa capacité à unir les cultures, les nations et les causes est intacte et prête à être mise en oeuvre.
Les textes sont peut-être aujourd'hui moins engagés, mais le reggae reste une forme puissante de dialogue qui défie la suprématie et le racisme. Pour s'en convaincre, il suffit d'écouter attentivement ce texte de Bob Marley and The Wailers inspiré par les mots 'Abraham Lincoln :

« Tu peux tromper quelques personnes parfois
Mais tu ne peux pas tromper tout le monde tout le temps
Alors maintenant que nous voyons la lumière,
Nous allons revendiquer nos droits ! » ❖

Notes 1 - Lévi-Strauss Claude,1964, Mythologies, I. Le cru et le cuit, Paris, Plon.
Références
Discographie par album.

Aswad, Three Babylon (1976).
Black Uhuru, Red (1981).
Burning Spear, Marcus Garvey (1975), Mek We Dweet (1990).
Dennis Brown, Wolf & Leopards (1978).
Gregory Isaacs, Lonely Lover (1980).
Meta and The Cornerstones, Forward Music (2008).
Peter Tosh, 400 Years (1970) sorti sur l'album Catch a Fire par The
Wailers (1973).
Steel Pulse, Hansdworth Revolution (1978), Hold On (4 Haiti), (2010)
http: // www.steelpulse.com.
The Gladiators, Proverbial Reggae (1978).
The Twinkle Brothers, Live at Reggae Sunsplash : Since I Throw the Comb Away (1982).
The Wailers, Burnin'; « Get Up, Stand Up » écrit par Bob Marley et Peter Tosh (1973).
Third World, 96° in the Shade (1977).