30 décembre 2014

Quand un diplomate dit « oui », cela veut dire « peut-être ». Quand il dit « peut-être, cela signifie « non ». Quand il dit « non », ce n’est pas un diplomate.
Ambassadeur Raimundo Bassols lors d’une conférence à Salamanque (Espagne) en 2004

Au cours des 200 dernières années, l’interprétation diplomatique a considérablement évolué en raison de la transformation du paysage géopolitique mondial, des nouvelles situations politiques et des révolutions techniques qui ont profondément modifié les systèmes de transport et de communication.

On peut citer les faits marquants suivants :

  1. Le nombre d’États indépendants a considérablement augmenté, en particulier au cours du siècle dernier, tout comme les relations bilatérales. En même temps, la communauté internationale qui a vu le jour avec la création des Nations Unies (1945) et de son prédécesseur, la Société des Nations (1919), continue de fonctionner dans des cadres multilatéraux.
  2. Si « la guerre est une simple continuation de la politique par d’autres moyens », comme l’affirme Carl von Clausewitz, ces 200 dernières années ont été régulièrement ponctuées par des périodes de paix et de conflit suivies de négociations de paix.
  3. Les relations diplomatiques ont évolué, passant des négociations secrètes à la diplomatie des conférences, et le rôle des diplomates est devenu de plus en plus complexe, notamment parce que les chefs d’État sont plus souvent en contact direct les uns avec les autres. À une époque où la communication est instantanée, les diplomates continuent à être les principaux représentants de leur nation à l’étranger. Leurs mouvements, toutefois, sont observés de près de leur capitale et rendus publics presque simultanément par les médias.
  4. Si le français était généralement considéré comme la langue de la diplomatie, tout au moins dans l’hémisphère occidental jusqu’à la Première guerre mondiale, l’anglais est devenu la langue principalement employée dans les relations multinationales mondiales.
  5. Aucun des changements mentionnés ci-dessus ne se traduit par la fin des services linguistiques. Ils sont, en fait, plus nécessaires que jamais, compte tenu de la prolifération des interactions diplomatiques.

Le xixe siècle

Lorsque les grandes puissances se sont réunies en 1814 au Congrès de Vienne pour redessiner la carte de l’Europe, gravement altérée par les guerres napoléoniennes, les négociateurs ont œuvré en coulisse pour préserver les intérêts de leur nation respective. L’ironie veut que les négociations aient eu lieu en français, la langue du peuple vaincu. Friedrich von Gentz, un Berlinois au service de Lord Robert Stewart Castlereagh (Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord) et, également, proche collaborateur du prince Klemens von Metternich (Autriche), a été l’interprète et le traducteur le plus éminent du forum et a eu, selon les historiens, un rôle important dans les pourparlers. Évoquant sa tâche au Congrès où « la traduction était bien plus importante que l’interprétariat », Friedrich von Gentz écrit dans son journal « quelles difficultés et quels malentendus auraient pu être évités et que de temps aurait pu être épargné si on avait laissé en toute confiance les affaires entre les mains du traducteur ! » (Roland, 1999:51-53).

Le XIXe siècle s’est ouvert sur cette redéfinition des frontières nationales à Vienne, qui préservait l’ordre ancien basé sur l’équilibre du pouvoir, mais l’interprétation diplomatique a été également nécessaire dans d’autres cadres. L’exploration géographique s’est poursuivie jusqu’aux années 1800 dans différentes parties du monde et, en conséquence, un certain nombre de pays ont acquis de nouveaux territoires. Les interprètes ont été essentiels dans les contacts généralement asymétriques avec les populations rencontrées lors de ces explorations qui ont souvent débouché sur la signature d’accords bilatéraux et la dépossession des terres, au bénéfice, entre autres, des nations et des empires occidentaux dominants. Les interprètes ont joué un rôle capital dans la consolidation des nouvelles républiques devenues indépendantes de leur métropole en Amérique ou dans la colonisation de l’Afrique où les interprètes africains ont été « indispensables au fonctionnement du système colonial » (Lawrance, Osborn and Roberts, 2006:10).

Le rôle des interprètes dans les relations diplomatiques entre les nations occidentales et les sultans ottomans à Constantinople avait été historiquement régi par le statut de dragoman. La nécessité de recourir à des interprètes bilatéraux lors des missions diplomatiques aux États-Unis a été soulignée dans un article du New York Times intitulé « Nos consulats chinois », publié le 13 janvier 1880 (p. 1). Il décrit une proposition faite par un fonctionnaire du Département d’État en Chine d’offrir une formation aux interprètes, qui seraient des citoyens américains nommés dans les missions américaines dans ce pays. Le profil idéal d’un interprète comprendrait l’acquisition de compétences linguistiques, la connaissance de la culture et, surtout, la loyauté à l’égard de sa propre nation.

En 1898, l’Espagne a perdu ses derniers vestiges coloniaux et les États-Unis ont commencé à construire leur empire, après les négociations à Paris pour lesquelles la délégation américaine n’avait prévu qu’un seul interprète, M. Ferguson. Les Espagnols pensaient négocier en français, mais leurs homologues ne parlant ni ne comprenant cette langue, la délégation espagnole a dû avoir recours à l’interprète de l’ennemi.

Les 100 dernières années

La Première Guerre mondiale (1914-1918) a nécessité un effort de coordination parmi les Alliés et, plus tard, entre les armées et les populations civiles où les interprètes de liaison ont été essentiels aux différentes étapes. La guerre a été suivie par la Conférence de paix de Paris de 1919 où le Président des États-Unis, Woodrow Wilson, a plaidé pour la création d’une organisation internationale qui serait chargée de traiter les affaires mondiales de manière transparente par le biais de négociations multilatérales. C’est ainsi que la Société des Nations a vu le jour, symbolisant ce que Lord Maurice Hankey a appelé « la diplomatie de conférence ».

Lors de cette conférence, un débat important a porté sur la question de savoir si le français continuerait d’être la langue diplomatique. Ni le Président américain Wilson ni le Premier Ministre britannique Lloyd George ne maîtrisant la langue de Molière, des interprètes comme Paul Mantoux devaient être présents durant les négociations. Les obstacles à la communication étaient aggravés par la tradition diplomatique où la spontanéité « était bannie » (Jönsson, 1990:43). Au sujet de la Commission sur la Transylvanie, un délégué américain de la Division austro-hongroise de la Commission américaine chargée de négocier la paix a fait la remarque suivante :

Vous devez être beaucoup plus poli et diplomate que dans un comité ordinaire. Si les Français font une proposition qui vous est complètement inacceptable et que le président vous demande ce que vous en pensez, vous ne pouvez pas dire qu’elle ne vous plaît pas, mais vous pouvez dire : « Au moment présent, je crains que mon gouvernement n’ait quelque hésitation à accepter sans réserve la proposition des Français; puis-je suggérer qu’une modification soit apportée pour trouver une solution qui pourrait, aux yeux des habitants concernés, paraître plus équitable. » Je me trouve dans une position où il m’est impossible de dire simplement « oui » ou « non »; « il me faudrait un temps de réflexion avant de donner mon assentiment » ou « au moment présent, je suis disposé à donner mon assentiment » (Seymour, 1965:162).

Après la Première Guerre mondiale, les États-Unis ont acquis un rôle de plus en plus important dans les affaires internationales et l’anglais a commencé à s’imposer comme langue internationale : la Société des Nations a adopté le français et l’anglais comme langues officielles et nommé des interprètes permanents ou contractuels pour faciliter les négociations multilatérales. Les relations internationales entre les deux guerres ont été, toutefois, transformées, avec l’apparition de dictateurs comme Staline, Mussolini et Hitler qui ont exercé leur rôle politique avec un pouvoir presque illimité, entretenant des relations personnelles, de style face à face, avec les autres dirigeants et menant finalement à la Deuxième Guerre mondiale. Paul-Otto Schmidt, qui était l’interprète d’Hitler, représente le modèle d’interprétation diplomatique très personnalisée où la confiance du leader dans son interprète est essentielle.

Les événements importants liés à l’interprétation aux plus hauts niveaux politiques après la Deuxième Guerre mondiale ont été : 1) le tribunal de Nuremberg (1945-1946) et le tribunal de Tokyo (1946-1948) chargés de juger les crimes de guerre et 2) la création de l’Organisation des Nations Unies (1945) comme forum universel des négociations internationales. Pendant la deuxième moitié du XXe siècle, ce fut le seul lieu diplomatique où les anciennes puissances alliées impliquées dans la guerre froide ont pu communiquer directement. Cela a marqué un retour aux conférences internationales et à la diplomatie multilatérale dans toutes les langues officielles, généralement en mode simultané :

De nos jours, dans les conférences internationales, les affaires les plus urgentes ne figurent jamais à l’ordre du jour. C’est à l’interprète de faire passer ce qui est dit dans une langue dans une autre avec une précision maximale et dans les plus brefs délais (White, 1955:SM12).

Dans ce contexte, les diplomates coiffés d’un chapeau haut de forme sont devenus des professionnels très qualifiés qui négocient avec leurs homologues en n’hésitant pas à mettre la main à la pâte (Haensch, 1965). Leurs discussions ne sont plus limitées aux questions de guerre et de paix, même si les conflits, notamment ceux qui impliquent des forces multilatérales, nécessitent des interprètes à différents niveaux de la chaîne de commandement. Les sujets sont très divers, allant des questions concernant le plateau continental à l’espace extra-atmosphérique et les droits de douane sur les marchandises en passant par les changements climatiques, la prévention de la criminalité ou les droits de l’homme. Nombre de ces négociations internationales sont menées par des experts plutôt que par des diplomates de carrière : la diplomatie de conférence « doit son essor à la nature de plus en plus technique des relations internationales » (Thayer, 1959:106).

En conclusion, je relèverai deux phénomènes qui ont eu un impact sur l’interprétation diplomatique au cours de ces dernières années, mis à part les changements qui ont eu lieu sur la carte géopolitique mondiale : la participation croissante de la société civile sur la scène internationale – de nombreuses organisations non gouvernementales (ONG) sont présentes dans les forums internationaux –, les nouvelles technologies de l’information et de la communication ainsi que les moyens de transport plus rapides.

Bien que les ONG et d’autres représentants de la société civile ne soient pas autorisés à voter dans les organisations internationales, les citoyens qui, à travers elles, peuvent exprimer leurs préoccupations rendent les conférences internationales plus complexes, requérant un plus grand nombre d’interprètes.

Les technologies de l’information et de la communication ont considérablement modifié la manière dont les relations internationales se déroulent aujourd’hui. Certains font valoir que « les négociations menées par le biais de l’internet éliminent les fioritures de la communication directe » (Kurbalija et Slavik, 2001:11). Les moyens de transport plus faciles et plus rapides ont également permis de multiplier le nombre de rencontres au sommet dans divers groupes multilatéraux. Tous les experts ne considèrent pas que les sommets sont le remède à tous les maux et certains continuent de penser que « la diplomatie tranquille sans publicité, sans présidents et sans premiers ministres est un impératif » (Eubank, 1966;209) et que la diplomatie traditionnelle survivra – La diplomatie est vieille comme le monde et ne périra qu’avec lui (de Maulde-la-Clavière, 1970, vol. I, p.1).

Les innovations techniques issues de la communication instantanée ont modifié la manière dont l’information est transmise, ce qui se reflète dans le développement de l’interprétation à distance qui peut se dérouler de façon instantanée et quel que soit le lieu où se trouvent les interlocuteurs. Les interprètes d’aujourd’hui, et surtout ceux de demain, devront s’adapter à ces changements qui façonnent le monde à une vitesse vertigineuse (Baigorri-Jalón, 2004: 173-174). 

Références

J Baigorri-Jalón, Jesús (2004). Interpreters at the United Nations: A History. Traduit par Anne Barr. Salamanque, Espagne: Université de Salamanque.

Eubank, Keith (1966). The Summit Conferences 1919-1960.  Norman, Oklahoma : University of Oklahoma Press.

Haensch, Günther (1965). Técnica y picardía del intérprete diplomático. Conferencia pronunciada el 22 de marzo de 1965 en el Instituto de Cultura Hispánica de Madrid. Munich: Max Hueber.

Hankey, Maurice (1946). Diplomacy by Conference: Studies in Public Affairs (1920-1946). Londres: Ernest Benn Ltd.

Jönsson, Christer (1990). Communication in International Bargaining. London: Pinter Publishers Ltd.

Kurbalija, Jovan et Hannah Slavik, dir. (2001). Language and Diplomacy.

Malte: DiploProjects, Académie méditerranéenne d’études diplomatiques, Université de Malte. Disponible sur le site http://www.diplomacy.edu/resources/books/language-and-diplomacy

Lawrance, Benjamin N., Osborn Emily Lynn and Richard L. Roberts, eds. (2006).

Intermediaries, Interpreters, and Clerks. African Employees in the Making of Colonial Africa. Madison, Wisconsin: University of Wisconsin Press.

Maulde-la-Clavière, R.A. de (1970 [1892-1893]). La diplomatie au temps de Machiavel. Genève : Slatkine Reprints.

Roland, Ruth (1999 [1982]). Interpreters as Diplomats: A Diplomatic History of the Role of Interpreters in World Politics. Ottawa: University of Ottawa Press.

Seymour, Charles (1965). Letters from the Paris Peace Conference. New Haven: Yale University Press.

Thayer, Charles W. (1959). Diplomat. Préface de Sir Harold Nicolson. New York: Harper & Brothers Publishers.

White, Peter T. (1955). The Interpreter: Linguist Plus Diplomat. New York Times, 6 novembre.

 

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