Nous avons atteint un point culminant. En moins de cinquante ans, l'allaitement est devenu l'exception plutôt que la règle - une tendance dévastatrice pour la santé et le bien-être de vastes segments de la population mondiale. L'augmentation des taux et de la durée d'allaitement pourrait sauver la vie de 1,4 million de bébés et aider les gouvernements nationaux et locaux, à la fois des pays en développement et des pays développés, à atteindre d'ici à 2015 les Objectifs du Millénaire pour le développement en matière de santé.
Il est temps de se défaire des croyances et de regarder d'un œil nouveau comment intégrer l'allaitement à la vie moderne. Il faut mettre en place un modèle culturel faisant place aux femmes où la mère dispose de son propre corps et est pleinement engagée dans l'expérience de l'allaitement. L'allaitement et la vie ne s'excluent pas mutuellement : ce n'est ni une question de choix, ni une science. Il s'agit de l'éducation et du pouvoir, non pas d'une action menée pour une bonne cause. Examinons les brillantes idées qui ont été développées pour la commercialisation des laits artificiels et copions-les. Les controverses et les descriptions du style de vie associé à l'allaitement n'ont pas incité les femmes à choisir l'allaitement plutôt que le biberon. Ce qu'il faut, c'est offrir un soutien pratique et enrichissant à la mère pour qu'elle dispose de son corps et prenne plaisir à donner le sein à son bébé.
La démarche consciente de l'allaitement, une formule que j'ai inventée, illustre les observations et les expériences cliniques en faveur de l'allaitement dans une culture centrée sur le biberon et le lait artificiel. Bien que l'allaitement soit naturel, ce n'est pas un réflexe acquis : l'enfant doit apprendre à téter. L'allaitement doit être une expérience agréable et enrichissante pour la mère et ne provoquer aucune douleur.
Au cours de la dernière moitié du siècle dernier, le préjugé le plus tenace était que les bébés naissaient en sachant téter. C'est vrai dans une certaine mesure : ils agissent par instinct, leur volonté de survie les pousse à s'agripper à leur mère et à chercher son sein pour se nourrir. Toutefois, ce réflexe n'est pas toujours acquis. Il arrive qu'une tétée ne soit pas jugée « suffisamment bonne » et que la mère moderne ou son médecin décide d'y mettre fin. Au cours des trente dernières années, mon point de vue sur cette question a évolué. Le synchronisme entre le nourrisson, le sein et le cerveau - le circuit hormonal - a toujours été centré sur le bébé. Ce dernier est l'élément moteur du processus, mais il n'en comprend pas toutes les données. Il ne sait pas forcément ce qui est le mieux pour lui. Il peut se nourrir trop ou pas assez, ce qui peut perturber son rythme de veille, de sommeil et de tétée au sein ou au biberon et le rendre grognon.
Tous les nourrissons et toutes les mères ne se ressemblent pas. Il est plus facile d'être rigoureux lorsqu'on utilise une source d'alimentation fixe, moins facilement digestible, comme le lait artificiel. Contrairement à ce dernier, l'allaitement, par définition et dans sa constitution, n'est donc pas une pratique qui peut être facilement généralisée. Pour pouvoir mettre en place une approche cohérente et réussie, il faut mettre l'accent sur la tétée afin que le nourrisson absorbe un nombre maximal de calories à un rythme confortable pour lui et pour sa mère.
Demandez à une personne de définir l'allaitement et vous aurez de nombreuses réponses qui embrouillent souvent les arguments à la fois en faveur et contre cette pratique. Avec une définition aussi vague de l'allaitement, comment les généralisations sur la prise en charge de l'allaitement peuvent-elles inclure la majorité ?
Qui a le contrôle ? C'est le bébé. Cela est un fait indéniable et une question de survie. Pourquoi un bébé refuserait-il de se nourrir dès le début ? Il ne sait pas que sa mère a des « choix ». Il ne peut se débrouiller seul, il dépend de sa mère pour se nourrir. Cela inclut, entre autres, l'allaitement.
Les mères qui choisissent d'allaiter leur enfant comprennent que le sein est une source de nourriture pour leur nourrisson. C'est une démarche consciente. Elles sont pleinement engagées dans chaque tétée. Les membres de la famille et les autres prodigues de soins seront heureux de prendre le bébé dans leurs bras entre les tétées.
Malheureusement, on a observé une médicalisation de l'allaitement au cours des 25 dernières années. Les pédiatres et les conseillers en allaitement contrôlent l'allaitement dans le détail et se concentrent sur les mesures extérieures, plutôt que sur les techniques de l'allaitement. Les efforts se sont progressivement concentrés sur la promotion de l'alimentation artificielle et du lait maternisé.
La baisse des taux d'allaitement a autant à voir avec les éducateurs que le lait artificiel et les entreprises qui produisent du substitut au lait maternel.
Dans les pays développés très industrialisés, l'utilisation courante des tire-laits des biberons de lait maternel ou de lait artificiel a même rendu la définition de l'allaitement plus complexe.
L'allaitement est devenu un produit. Acheter du lait maternel à une banque de lait revient très cher et n'est pas une option viable pour les personnes qui connaissent des situations économiques difficiles. Le lait artificiel est, de loin, meilleur marché.
L'interruption de la relation entre le nourrisson et le sein nourricier par l'utilisation d'un tire-lait peut avoir un effet négatif sur la quantité de lait; cela conduit souvent à utiliser des suppléments et au sevrage précoce. Pis encore, cela porte atteinte à l'aventure merveilleuse qu'est l'allaitement, cette relation privilégiée entre la mère et l'enfant.
Il n'est plus possible de penser que l'allaitement est naturel ou que le bébé est l'arbitre final du succès de l'allaitement. Les nourrissons naissent dans un monde où, avec leur mère, ils font face à de nombreux artéfacts et défis de l'allaitement.
Il est important de mieux comprendre l'allaitement. Il n'aide en rien de supposer qu'il sera douloureux, que la mère n'aura pas assez de lait ou que le bébé sera incapable de saisir correctement le sein. C'est une recette pour écourter la durée de l'allaitement, minimiser l'importance du lait maternel et alimenter des sentiments conflictuels sur l'expérience de l'allaitement.
L'allaitement continue d'être pratiqué avec succès dans des cultures traditionnelles, comme les tribus Massai en Tanzanie, où tous les bébés sont nourris au sein par leur mère ou par une autre femme de leur groupe. Cela n'est malheureusement pas le cas de nombreuses femmes dans le monde qui considèrent l'allaitement comme un choix relevant d'un modèle médical. Pour elles, l'importance et l'efficacité de l'allaitement maternel doivent être justifiées par rapport au biberon. Cette paralysie de l'analyse érode la confiance de ces mères en jouant sur leurs peurs qui empêchent le développement d'une culture mondiale centrée sur l'allaitement.
Les femmes se sont longtemps battues contre leur marginalisation fondée sur leurs fonctions biologiques et leur identité sexuelle. Un clivage a apparu entre le sein allaitant et le sein érotique. Malheureusement, se libérer de ces fonctions biologiques est aujourd'hui perçu comme le meilleur choix par de nombreuses femmes modernes.
Une démarche consciente de l'allaitement pourrait avoir un effet profond sur les résultats à long terme. La tétée et la symbiose entre la mère et l'enfant sont au cœur de cette expérience. Il faut mettre l'accent sur la qualité plutôt que sur la fréquence, et sur l'allaitement plutôt que sur les gadgets.
Quand les futurs anthropologues culturels se pencheront sur ce moment de l'histoire humaine, que verront-ils ? Verront-ils un point culminant dans la promotion de l'allaitement où nous avons réussi à soutenir et préserver l'allaitement au sein?
L'allaitement n'est pas une pratique standard, mais au cours du temps, il peut devenir une liaison dynamique dans le binôme mère-enfant. Il faut redonner à la mère son pouvoir et ne pas laisser les médecins décider pour elles. Il faut enlever le vernis qui recouvre le soutien à l'allaitement et le remplacer par des éducateurs qui apprennent aux femmes comment nourrir leur nourrisson.
L'allaitement est la norme biologique, mais pour réussir il nécessite l'attention de la mère. En d'autres termes, la mère doit avoir le contrôle sur les décisions qui la touchent et prendre en charge les divers aspects de l'allaitement maternel.