Monsieur le Président Morin,  

Mesdames et messieurs, 

C’est avec une grande joie que je m’adresse à vous ce matin dans le cadre de ce Forum et dans cette magnifique région chargée d’histoire, qui nous rappelle à quel point la paix est précieuse.  

L’utilisation du viol comme tactique de guerre, de torture, de terreur et de répression politique est un sujet difficile à affronter ouvertement. Je salue l’initiative de mettre la problématique des violences sexuelles dans les conflits – qui est l’un des plus grands secrets de l’histoire et l’une des plus grandes atrocités du monde actuel – au centre de cette session sur les résistances.  

Devant le Conseil de Sécurité en juillet dernier, j’ai présenté quelques exemples de cas de violences sexuelles documentés par mon Bureau au cours de l’année. Parmi ces exemples, le cas 

 

  • d’une jeune femme tigréenne violée par 27 soldats Ethiopiens et Erythréens; En Éthiopie, de nombreuses survivantes ont contracté le VIH à la suite d’un viol et sont désormais confrontées à toute une vie de stigmatisation et des problèmes de santé. 
  • En Ukraine, les cas d’une fillette de 4 ans violée par un soldat Russe devant ses parents ou une encore d’une jeune fille de 12 ans violée aussi par plusieurs soldats Russes et aujourd’hui enceinte. 
  • En République centrafricaine, le cas d’une femme violée à mort par des membres d’un groupe armé, qui l’accusaient d’avoir une relation avec un membre des forces armées nationales ; ou encore 
  • les cas de femmes en Haïti, violées par des membres de gangs devant leurs enfants après avoir assisté à l’exécution de leurs maris. En Haïti, de nombreuses femmes sont soumises à des viols collectifs en plein jour. 

Mesdames et messieurs, 

La réalité est que nous nous réunissons à un moment où les tendances en matière de violence sexuelle liée aux conflits s’aggravent et où sa brutalité constante sur les champs de bataille du 21e siècle continuent de choquer la conscience collective de l’humanité.  

Nous traversons une turbulence massive et mondiale, marquée par de multiples crises en cascade, une militarisation accrue, une épidémie de coups d’État, un recul des droits des femmes et des filles. Inimaginable il y a encore 18 mois, une guerre violente est de retour au cœur même de l’Europe. Le monde est confronté au plus grand nombre de conflits depuis la Seconde Guerre mondiale, tandis que le nombre de personnes contraintes de fuir leur foyer a atteint le triste record de 110 millions. 

La forte détérioration du contexte de paix et de sécurité est la cause d’énormes souffrances pour les femmes et les enfants dans les pays touchés par les conflits.  

L’invasion de l’Ukraine par la Russie, inflige des souffrances inimaginables au peuple Ukrainien. Elle a déjà coûté un nombre considérable de vies à des civils ukrainiens: des milliers de morts ou de blessés; les enfants soumis à une expulsion forcée; des hommes soumis à des tortures sexualisées en détention; les corps de femmes et de filles utilisés comme champs de bataille et les villes réduites en ruines. 

Je me suis rendue en Ukraine dès l’émergence des premiers rapports de violences sexuelles suite à l’invasion du pays par la Russie et j’y suis retournée en mars dernier. J’y ai rencontré plusieurs victimes et écouté leurs récits bouleversants sur les violences sexuelles brutales perpétrées par des soldats russes. Les détails des cas documentés sont déchirants. Il s’agit de violences sexuelles utilisées comme forme de torture pour obtenir des aveux; pour punir et intimider les hommes et les femmes dans les lieux de détention, notamment en les électrocutant et en les frappant sur les organes génitaux des hommes et sur la poitrine des femmes; des viols; des cas de nudité forcée; et autres violations graves. L’âge des victimes varie de 4 à 84 ans.  

Au Soudan, depuis le début du conflit armé le 15 avril entre les Forces armées soudanaises (SAF) et les Forces de Soutien Rapide (RSF), les violences sexuelles contre les femmes et les filles déplacées et réfugiées font rage.  Il y a deux semaines je me suis rendu à Aweil au Soudan du Sud à la frontière avec le Soudan. Les femmes fuyant le conflit m’ont raconté les horribles violences auxquelles elles ont été confrontées. J’ai rencontré une fillette de 7 ans qui après avoir traversé la frontière avec sa grand-mère, a été violée dans le camp de refugié.  

Ces trois dernières années, la guerre dans le nord de l’Éthiopie, au Tigré, est devenue l’un des conflits les plus violents et meurtriers de la planète. Les violences sexuelles, telles que des viols, des cas d’esclavage sexuel, des mutilations sexuelles et des grossesses forcées, ont été utilisées là encore comme de véritables armes de guerre. Selon la Commission Internationale d’Experts des droits de l’homme sur l’Ethiopie, le conflit aurait causé plus de 10,000 victimes de violences sexuelles.  

Mesdames et messieurs, 

La violence sexuelle liée aux conflits est l’une des formes de violence les plus dévastatrices commises principalement à l’encontre des femmes et des filles, mais aussi des hommes et des garçons. Elle affecte négativement et profondément la santé physique, sexuelle, reproductive et mentale des victimes. C’est un problème grave avec des effets néfastes durables sur les victimes, leur famille et leurs communautés. Elle détruit les familles, brise les communautés et empêche les sociétés de parvenir à une paix durable. Les conséquences ont des impacts sur des générations, notamment à travers le sort des enfants nés de viols.  

La violence sexuelle liée aux conflits est une atrocité qui met en lumière l’une des horreurs les plus sombres de la guerre. C’est en tant que tel – en tant que crime de guerre et crime contre l’humanité reconnu par le Statut de Rome établissant la Cour Pénale Internationale – que le Conseil de Sécurité des Nations unies s’est saisi de cette problématique en 2009 et a mis en place ce Mandat très spécifique suite à l’adoption de la résolution 1888. Cette résolution établit que la violence sexuelle utilisée comme tactique de guerre pendant les conflits représente une menace pour la paix et la sécurité internationale. Les membres du Conseil ont condamné à cette occasion la « brutalité » ainsi que « l’efficacité » redoutable de ces crimes, et ont réaffirmé la nécessité de mettre fin au règne de l’impunité.  

Depuis, des progrès significatifs ont été réalisés dans la reconnaissance mondiale de la violence sexuelle liée aux conflits avec l’adoption par le Conseil de Sécurité de 5 résolutions spécifiquement pour lutter contre ce fléau. Ces résolutions signalent un changement radical dans la manière dont la communauté internationale perçoit et répond aux violences sexuelles liées aux conflits. Elle n’est plus considérée comme un « sous-produit inévitable de la guerre » ou comme de simples « dommages collatéraux », mais comme un crime grave évitable et punissable en vertu du droit international.  

La dernière résolution, la résolution 2467 (2019), a marqué un nouveau tournant en reconnaissant pour la première fois la nécessité d’adopter une « approche centrée sur les survivants » qui respecte leurs droits, leurs besoins et leurs souhaits. Selon cette approche, chaque mesure doit être décidée avec leur participation pleine et significative, notamment quant à leurs besoins en soins médicaux, en soins de santé sexuelle et reproductive, en termes de soutien psychosocial, d’assistance économique, ou encore de conseils juridiques et d’accès à la justice et aux réparations.  

Ce changement de perspective a permis d’impliquer directement un large groupe d’acteurs de la paix et de la sécurité ; d’imposer des sanctions ciblées; de rendre obligatoire la formation et le déploiement de soldats de maintien de la paix; de soutenir les négociations de cessez-le-feu et de paix; d’établir des commissions d’enquête et des tribunaux hybrides; et de renvoyer les situations devant la Cour pénale internationale. Les crimes de violence sexuelle font désormais partie intégrante des enquêtes pénales internationales. Aujourd’hui, le système des Nations Unies vient en aide et soutien des milliers de survivantes et de survivants autrefois invisibles et inaccessibles. 

Mesdames et messieurs, 

Malgré les progrès réalisés, l’utilisation des violences sexuelles dans les conflits demeure une douloureuse réalité et reste poignant d’actualité. Même si les États ont la responsabilité juridique de mettre fin à l’impunité et de poursuivre en justice tous les responsables de crimes de violences sexuelles liées aux conflits, à ce jour, très peu d’auteurs ont été traduits en justice. L’impunité reste donc la norme, et la justice la rare exception. 

Le dernier rapport annuel du secrétaire général, débattu devant le Conseil de sécurité le 14 juillet dernier, dresse un sombre tableau de la situation dans les 20 pays couverts par le rapport.  

Mesdames et messieurs, 

Depuis ma prise de fonction en 2017, mes trois priorités stratégiques pour le mandat sont : 

Premièrement, la prévention, notamment par la justice; 

Deuxièmement, promouvoir le leadership et la responsabilité au niveau national pour une réponse durable et centrée sur les survivants; 

Troisièmement, s’attaquer aux causes profondes de ces violences, notamment l’inégalité structurelle entre les sexes et la discrimination, la pauvreté et la marginalisation en tant que facteurs invisibles en temps de guerre autant que de paix. 

Mesdames et messieurs, 

Ce sont les survivantes qui me donnent la force de continuer à me battre chaque jour pour elles. Elles sont ma boussole morale. Dans l’exercice de mon mandat, je donne priorité aux missions de terrain. Par exemple, en juin dernier, j’ai effectué une mission urgente en République démocratique du Congo suite à des informations inquiétantes faisant état d’une augmentation significative du nombre de cas de violences sexuelles dans l’est du pays en raison de la reprise des hostilités impliquant le groupe armé M23. 

J’ai été horrifiée par les témoignages de femmes et de filles, dont beaucoup avaient été violées très récemment et étaient toujours sous traitement. Beaucoup d’entre elles, ont souligné le risque quotidien de violence sexuelle lorsqu’elles mènent des activités de subsistance autour des camps, comme chercher de la nourriture, ramasser du bois ou de l’eau. Ces femmes et ces filles sont confrontées à un choix inacceptable entre la subsistance économique et la violence sexuelle, entre leurs moyens de subsistance et leur vie. 

Une autre réalité très inquiétante est la prolifération de bordels ou de soi-disant « maisons de tolérance » à l’intérieur et autour des camps de personnes déplacées. J’étais choquée par l’ampleur de l’exploitation sexuelle, y compris la prostitution forcée comme moyen fondamental de survie qui est devenu endémique. Il s’agit de violences sexuelles motivées par le désespoir économique, où les femmes et les filles sont obligées de se prostituer pour moins d’un dollar afin de survivre un jour de plus.  

Mesdames et messieurs, 

Ces femmes, ces filles, ces survivantes et tous ces témoignages représentent différentes facettes de résistance et de résilience face aux conflits qui appelle à l’action et nous exhorte à renforcer nos efforts pour prévenir ces crimes, à garantir que les auteurs répondent de leurs actes et à apporter un soutien significatif aux survivants.   

Les survivants ont besoin de plus que notre solidarité. Elles et ils ont besoin d’un soutien concret sous forme de justice, de réparations et de réintégration économique, ainsi que d’investissements importants dans la prévention structurelle.  La protection contre la violence sexuelle, même en pleine guerre, n’est pas simplement une aspiration, c’est une obligation légale. 

La priorité est de combler le fossé entre les résolutions et les réalités, entre nos aspirations les plus élevées et les opérations sur le terrain.  

Nous devons agir de toute urgence et avec une détermination durable pour sauver les générations futures de ce fléau. 

Mesdames et messieurs, 

Chaque intervenant qui ajoute sa voix à cette cause contribue à mettre fin à des siècles de silence et de déni, qui ont fait du viol l’« arme de guerre secrète » ultime. Notre objectif en rendant ces crimes publics est de donner au viol une histoire, afin de lui nier un avenir. Une action unie dans ce domaine montre aux survivants que leur vie compte et indique aux auteurs – actuels et potentiels – que le monde les regarde. 

Il est temps de passer des bonnes intentions aux meilleures pratiques. Le contexte actuel de conflits émergents et enracinés montre clairement qu’aucune protection ne peut remplacer la paix. Il est essentiel de faire respecter les normes internationales; dénoncer avec force les transgressions; et atténuer les risques toujours croissants d’intimidation et de représailles contre les acteurs et militants de première ligne. Nous sommes ici aujourd’hui convaincus que la prévention est la meilleure forme de protection. 

Je continuerai, dans mon rôle de plaidoyer, à exhorter la communauté internationale à accorder à cette cause l’attention, l’investissement et l’action qu’elle mérite, afin de remplacer l’horreur par la guérison et l’espoir.