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À voix haute
Personne ne peut dire ne pas avoir été informé
Par David B. Brooks

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La pénurie d'eau douce n'est pas un phénomène nouveau. Les régions arides et semi-arides ont toujours manqué d'eau et la plus grande partie de la planète souffre périodiquement de pénurie d'eau lorsque les pluies sont insuffisantes ou irrégulières. Ce qui est nouveau, c'est l'ampleur du problème. Un tiers de la population mondiale souffre déjà d'un manque d'accès à l'eau salubre. Dans deux décennies, cette proportion doublera et sera de deux tiers.

Deux aspects sont également nouveaux. Premièrement, personne ne peut dire ne pas avoir été informé de la situation. Le problème de l'eau dans le monde a été documenté dans de nombreux rapports. Une excellente étude menée récemment par l'Institut international de recherche sur les politiques alimentaires (IFPRI) souligne que la difficulté de fournir l'eau nécessaire à l'irrigation des cultures est, à long terme, un problème plus grave que celui de l'eau potable. Deuxièmement, la méthode traditionnelle utilisée pour résoudre les problèmes d'eau — le captage de nouvelles sources d'approvisionnement — est devenu problématique. Aux temps des Romains, et même avant, l'eau était amenée vers les villes et les champs. Or, cette méthode, qui était déjà coûteuse, est devenue de plus en plus chère. Le coût d'approvisionnement d'un litre d'eau supplémentaire double environ tous les dix ans.

Pis encore, dans de nombreuses régions, notamment au Moyen-Orient, en Afrique du Nord, en Asie du Sud et en Europe de l'Est, il y a de moins en moins de sources à capter (eaux de surface ou eaux souterraines). Le coût de dessalement des eaux baisse, mais l'eau ne peut être utilisée qu'à des fins domestiques. De toute façon, ce coût est (et sera probablement toujours) trop élevé pour les agriculteurs. Les autres options d'approvisionnement, telles que l'ensemencement des nuages, la mise en place de pipelines entre les bassins, les mouvements de la mer, etc., sont techniquement réalisables mais coûteuses. De plus, beaucoup présentent des problèmes écologiques et sont complexes du point de vue politique.

L'analyse du problème de l'eau douce aboutit à quelques conclusions importantes:

  • Les organisations internationales comme les gouvernements nationaux doivent réorienter leur politique et chercher à réduire la demande au lieu de poursuivre l'extension de réseaux d'approvisionnement.


  • Les pays riches aussi bien que les pays pauvres doivent réduire leur consommation totale et par habitant.


  • Les nations qui possèdent d'importantes ressources et celles qui en ont toujours manqué doivent les exploiter de manière encore plus efficace.


  • La plupart des études actuelles concluent qu'il faut se concentrer sur l'efficacité — adopter une meilleure politique des prix et améliorer les technologies. Ces approches porteront leurs fruits. Comme dans le domaine de l'énergie il y a trente ans, la nouvelle " source d'approvisionnement en eau " la moins coûteuse consiste à réduire la demande.

    Les expériences ont montré que, dans presque tous les secteurs, il est déjà possible d'économiser 20 à 50 % de la consommation, parfois en réparant tout simplement les fuites, souvent en apportant quelques changements technologiques simples.

    Pour les pays riches en eau, la mise en place de politiques orientées sur l'efficacité devrait être suffisante, du moins pour de nombreuses années. Mais la plupart des pays, peut-être même tous les pays, devront, un jour ou l'autre, adopter des politiques conçues non seulement pour résoudre les écarts en matière de demande en approvisionnement mais pour créer de nouvelles options et de nouveaux niveaux d'efficacité. Comment pouvons-nous identifier ces options ? Probablement par une méthode appelée la voie vers la durabilité — une approche analytique alternative qui a vu le jour dans les années qui ont suivi la crise de l'énergie (celle du pétrole) dans les années 1970. Voyons en quoi consiste cette méthode.

    Les méthodes de la voie vers la durabilité énergétique ont été développées par Les Amis de la Terre, une organisation environnementale non gouvernementale. Cette nouvelle approche a été conçue par Amory Lovins et publiée pour la première fois dans le numéro d'octobre 1976 de Foreign Affairs, une revue peu typique pour traiter ce genre de sujet. Alors que de nombreux gouvernements et de nombreuses entreprises continuent d'ignorer les résultats, les méthodes ont montré que les politiques centrées sur la conservation de l'eau et la décentralisation de sources d'approvisionnement renouvelables ne suffisaient pas à satisfaire les demandes énergétiques mais présentaient néanmoins moins de risques au niveau politique et environnemental que les techniques traditionnelles. Bien que complexe, la méthode de la voie vers la durabilité s'articule autour de trois grands principes, lesquels contredisent la méthode traditionnelle et correspondent, en gros, aux trois lois de la thermodynamique:

    Le premier principe consiste à résoudre les écarts entre l'offre et la demande en ressources naturelles, autant que possible du côté de la demande. La méthode de la voie vers la durabilité examine en premier lieu les demandes réelles — chauffage, nourriture, transports, etc. — et passe en revue les diverses manières de les satisfaire. Chacune d'elles possède des caractéristiques uniques, mais l'énergie est un moyen et pas une fin en soi. En prenant comme point de départ la demande humaine au lieu de l'approvisionnement en énergie, un plus grand nombre d'options pour la conservation deviennent apparentes. Vous pouvez être à l'aise aussi bien dans un environnement bien isolé avec un petit appareil de chauffage que dans un endroit qui présente des fuites mais qui est doté d'un gros appareil de chauffage.

    Le deuxième principe consiste à faire correspondre la qualité de la ressource en eau à celle requise par l'utilisateur final. Les ressources naturelles de qualité (comme l'énergie à haute température ou l'eau à haute altitude) peuvent être davantage utilisées à des fins domestiques que celles de qualité inférieure. Il est donc important de préserver tant la qualité que la quantité.


    Il est insensé d'utiliser des ressources de qualité pour accomplir des tâches simples, comme l'électricité pour le chauffage domestique ou l'eau salubre pour les toilettes, tant du point de vue économique que physique. Fort heureusement, nous avons davantage besoin de ressources de qualité inférieure, qui sont largement disponibles, que celles de qualité.

    Le troisième principe consiste à changer les méthodes de planification typiques — adopter une méthode rétrospective plutôt que prévisionnelle. Au lieu de prendre la situation actuelle comme point de départ et faire des projections dans l'avenir, déterminons un point fixé dans l'avenir et procédons à rebours afin de trouver un scénario réalisable et satisfaisant (" une voie vers la durabilité ") qui relie l'avenir tel que nous l'envisageons à la situation actuelle. Si les tendances actuelles vont dans la direction opposée, il ne suffira pas de les modifier, il faudra trouver un nouvel équilibre. Si les futurs approvisionnements en pétrole sont problématiques, il semble logique de concevoir des villes qui dépendent moins de l'automobile plutôt que de penser que les villes continueront de s'étendre et qu'elles nécessiteront des voitures plus efficaces.

    Pour passer des approches traditionnelles à la voie vers la durabilité, des ajustements sociaux, politiques et culturels sont nécessaires. Augmenter la construction de véhicules consommant moins d'énergie est une chose, mais promouvoir le développement de communautés qui dépendent moins de l'automobile en est une autre. Promouvoir la création de procédés industriels plus efficaces est une chose, les concevoir pour qu'ils utilisent des matériaux entièrement recyclés en est une autre. Les principes qui s'appliquent si bien à l'énergie peuvent-ils s'appliquer à l'eau ? Est-il possible de développer la voie vers la durabilité dans le domaine de l'eau, suffisamment pour défier, si ce n'est guider, les politiques traditionnelles ? La réponse est " oui, mais... ". Cette voie est certes prometteuse mais il sera plus difficile de réduire la consommation d'eau que celle de l'énergie.

    Avec les 50 % d'économie mentionnés ci-dessus, l'eau est utilisée seulement deux fois plus efficacement, ce qui représente une réduction de deux facteurs des quantités de ressources utilisées. Comparez ce chiffre avec la réduction d'un facteur 4 décrit récemment par Ernst von Weizsaecker dans la Chronique ONU (numéro 3, 2002) ou d'un facteur 10 qui, selon Amory Lovins, peut être atteint.

    Comment les trois principes de la voie vers la durabilité s'appliquent-ils à l'eau ?
    Se concentrer sur la demande: Il faut, en gros, 50 litres d'eau par personne pour satisfaire les besoins humains (boisson, cuisine et assainissement de base). Une fois ces besoins satisfaits, il existe de nombreux autres moyens de les satisfaire. Prenons l'alimentation, par exemple. Dans la plupart des pays, l'eau est en grande partie utilisée pour l'irrigation. Or, de nombreuses recherches ont été menées pour rendre l'irrigation plus efficace. Les méthodes de la voie vers la durabilité vont plus loin et cherchent des moyens de produire de la nourriture en faisant appel à des techniques, telles que la culture sèche, de construire une économie régionale moins dépendante du secteur agricole ou, encore mieux, d'encourager le changement d'habitudes alimentaires en réduisant la consommation de viande.) Il faut 1 000 fois plus d'eau pour produire un kilo de viande qu'un kilo de blé.)

    La qualité: Il est tout aussi important de conserver la qualité de l'eau que celle de l'énergie, quoique cela soit plus complexe dans le premier cas. La qualité de l'énergie peut être uniquement définie à partir des principes physiques mais celle de l'eau comporte de nombreux aspects dont l'importance varie selon l'utilisation finale. (Les eaux boueuses ruinent la pêche mais ne gênent pas les poissons; l'eau riche en matières organiques n'est pas potable mais elle est idéale pour l'irrigation). Il est cependant vrai que l'eau de qualité peut être utilisée à de nombreuses fins, alors que celle de mauvaise qualité a des usages limités; heureusement les volumes d'eau potable (de qualité) dont nous avons besoin sont moins importants que ceux d'eau de qualité inférieure qui servent à l'irrigation et au refroidissement.

    Analyse rétrospective: Le troisième principe peut être illustré par la Vision mondiale de l'eau, publiée lors du Forum mondial de l'eau, qui s'est tenu à La Haye en mars 2000. Elle s'articule autour de trois scénarios:
  • " Les intérêts d'abord " : les responsables ignorent la crise et ne font rien pour promouvoir des changements de fond.


  • " Économie, technologie et secteur privé " : scénario qui dépend des politiques orientées vers le marché et de l'adoption de solutions technologiques rentables sur une grande échelle.


  • " Valeurs et modes de vie " : scénario qui propose des objectifs réalisables en modifiant les modes de vie et les comportements, en encourageant une plus grande coopération internationale, en mettant l'accent sur l'éducation et en créant un mécanisme international pour le partage de l'eau et la résolution des différends.


  • Malgré des méthodologies très différentes, le troisième scénario et la méthode de la voie vers la durabilité arrivent à des conclusions très similaires. Les politiques qui en résultent visent, d'un côté, à changer les comportements humains et, de l'autre, à réorienter le type de développement sociétal. En fin de compte, il semble que ce soit le seul moyen d'assurer l'utilisation durable des ressources en eau et de créer de réelles opportunités afin de partager l'eau de manière équitable parmi les nations et en leur sein.

    Le moment est venu d'appliquer la voie vers la durabilité de l'eau. Comme la méthode de la voie vers la durabilité énergétique était conçue pour créer un avenir où l'énergie est décentralisée, démocratique et non nucléaire, celle de la durabilité des ressources en eau pourrait tout aussi démontrer la faisabilité d'un avenir où l'eau est décentralisée, démocratique, sans construction de barrages. Lorsqu'on examine la pénurie d'eau en fonction de la voie vers la durabilité, les problèmes d'évaluation et les interprétations possibles se multiplient, mais il en est de même des possibilités de formes alternatives de politique publique.

    L'ONU et ses institutions spécialisées font face aux défis sans précédent d'assurer l'approvisionnement en eau douce à la population mondiale en expansion. Heureusement, elles ont des occasions beaucoup plus vastes. Mais quelle que soit l'amélioration de l'efficacité en matière de consommation, la gestion de l'eau devrait également être conçue afin d'assurer une plus grande égalité dans l'utilisation et de promouvoir une plus grande démocratie dans la prise de décisions concernant l'eau. Seuls la voie vers la durabilité ou le scénario " Valeurs et modes de vie " sont à même d'atteindre ces buts.

    Notes
    L'étude du IFPRI est plus facile à consulter, sous le format d'un rapport de 26 pages : Mark W. Rosegrant, Ximing Cai et Sarah A. Cline, Global WaterOutlook to 2025: Averting an
    Impending Crisis
    (Washington, DC: International Food Policy Research Institute, 2002). Les travaux d'Amory Lovins sur l'énergie sont développés en détail dans son ouvrage de 1977: Soft Energy Paths: Toward a Durable Peace (Cambridge, MA: Ballinger/Friends of the Earth).

    Pour plus d'informations sur la voie vers la durabilité de l'eau, se reporter à l'article de Gary Wolff et de Peter Gleick dans l'édition de 2002 : The World's Water: 2002-2003: The Biennial Report on Freshwater Resources (Washington, DC: Island Press). Un bref résumé est présenté dans un article de Gleick : Soft Water Paths, Nature, 418, 25 juillet 2002. Mon article, Planning For a Different Future: Soft Waters Paths, tiré du livre de Marwan Hadda et Eran Feitelson, Joint Management of Shared Aquifers: The Second Workshop (Jerusalem: Truman Research Institute of Hebrew University et East Jerusalem: Palestine Consultancy Group, 1994), est moins facilement accessible mais plus étroitement lié aux voies vers la durabilité énergétique.

    La Vision mondiale de l'eau est décrite par Frank R. Rijsberman et William J. Cosgrove dans World Water Vision: Making Water Everybody's Business (London: Earthscan Publications, 2000). Les scénarios sont décrits par Gilberto C. Gallopin et Frank Rijsberman, Three Global Water Scenarios, Water Resources Journal, 211, 1-14 (2000). Les gains du facteur 10 en matière d'efficacité énergétique sont décrits dans Natural Capitalism: Creating the Next Industrial Revolution de Paul Hawken, Amory Lovins and L. Hunter Lovins (Boston: Little, Brown and Company, 1999).

    La Biographie
    David B. Brooks est directeur de recherche des Amis de la Terre-Canada et un économiste qui vient de prendre sa retraite après avoir passé 14 ans au Centre de recherche pour le développement international. Il était l'un des fondateurs du Bureau de la conservation de l'énergie au Canada et un directeur du Bureau d'enquête énergétique d'Ottawa. Il a été élu membre de l'Académie internationale de l'eau, basée à Oslo, en Norvège.
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