Droits de lhomme:
Concilier le principe de non-intervention et les droits de lhomme
Par Douglas T. Stuart
Le droit à la souveraineté des États est actuellement redéfini [...] En même temps, la souveraineté de la personne [...] a été renforcée par une prise de conscience accrue des droits de lhomme.
- Secrétaire général Kofi Annan, 1999
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Quand on arrive à un embranchement, il ne faut pas hésiter à le prendre.
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Ce fameux aphorisme du joueur de base-ball Yogi Berra introduit à merveille le sujet de cet essai. Au cours des dernières années, la communauté internationale sest engagée dans un long débat portant sur les questions soulevées par les interventions humanitaires entreprises pour défendre les droits de lhomme. Jusquà présent, les leaders mondiaux ont tenté daffiner ces questions en sengageant à défendre les droits de lhomme sans abandonner le principe de non-intervention. Lorsque, au nom de la défense des droits de lhomme, les gouvernements ont donné leur consentement aux interventions pour ne pas porter atteinte à la souveraineté des États, ils se sont appuyés sur des principes juridiques établis tels que les menaces pour la paix et pour la sécurité internationales et lincapacité des États. Or, devant laugmentation du nombre de conflits, il devient de plus en plus difficile déviter lopposition entre le droit traditionnel à la souveraineté des États et la protection des droits de lhomme. Il faut faire des choix, mais ils ne seront pas faciles et impliqueront des coûts.
Le débat entre les adeptes de la non-intervention et ceux de lintervention au nom des droits de lhomme est parfois présenté comme une lutte opposant dun côté des avocats réactionnaires et des dirigeants autoritaires et de lautre une communauté dhumanistes éclairés. Or, cest faux et injuste dans les deux cas. En effet, il sagit plutôt dun choix entre deux systèmes de valeurs. Le premier est lié à 400 ans de droit international basé sur la souveraineté des États, principe énoncé pour la première fois dans le traité de Westphalie (1648) et qui a servi de base à un ensemble de règles et de pratiques associées au non-recours à la force, à légalité juridique des États et au respect des diverses traditions culturelles au sein dun pays. Le deuxième, qui date également de la même époque, est le principe du droit international, défini par Hugo Grotius comme le droit accordé à la société humaine pour intervenir dans le cas où un tyran ferait subir à ses sujets un traitement que nul nest autorisé à faire. En pratique, cependant, ce principe a été presque entièrement évincé avant les années 1990 par lengagement à respecter la souveraineté de lÉtat. Vus dans ce contexte historique, les changements qui ont eu lieu depuis la fin de la guerre froide sont donc révolutionnaires. Aujourdhui, il serait impensable de publier un texte sur les relations internationales dont une partie ne serait pas consacrée aux droits de lhomme et aux interventions humanitaires. La communauté internationale, en général, et lONU, en particulier, reconnaissent limportance détablir un mandat clair afin dintervenir en cas de violations massives, imminentes ou répétées des droits de lhomme.
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UN Photo |
Selon le magazine LÉconomiste, ce consensus international nest apparu quen 1999 et résulte des succès obtenus au Kosovo et au Timor oriental. Si tel était le cas, nous aurions peu de raisons despérer que lintervention humanitaire soit établie en tant que principe permanent et influent en matière de droit international et de diplomatie. En fait, lintérêt international en la matière sest accru depuis plus de dix ans, après la survenue dévénements tels que lincident de la place Tiananmen en 1989, la répression irakienne des minorités kurdes, les massacres massifs et les déplacements des populations au Rwanda et leffondrement de lex-Yougoslavie. Les opérations menées au Kosovo et au Timor oriental représentent des étapes dans ce processus, mais elles ont aussi donné à la communauté internationale de nouvelles raisons de sinquiéter de la façon dont les interventions humanitaires sont engagées et gérées. Le conflit au Kosovo a soulevé la question des procédures adéquates visant à autoriser une intervention humanitaire ainsi que celle du recours à la force. Le conflit au Timor oriental a mis en lumière les coûts associés à la position du Conseil de sécurité de lONU soucieux de respecter la souveraineté des États.
Malgré les résultats mitigés obtenus jusquici, laccroissement du soutien public international aux interventions humanitaires semble inévitable, vu les changements dans le domaine des télécommunications et de la technologie des transports. Ceci complique la tâche des spécialistes et des législateurs. Sils veulent rester dans la course, ils devront agir avec rapidité et efficacité pour établir de nouvelles règles relatives à lintervention humanitaire. Mais ils ny parviendront pas si leurs actions sont interprétées comme étant une attaque directe au principe de souveraineté énoncé dans le traité de Westphalie. La résistance sera particulièrement forte parmi les gouvernements du tiers-monde qui craindront quun mandat ambitieux des interventions humanitaires conférera à celles-ci un droit dingérence dans les affaires de leur pays.
Dans létablissement de nouvelles règles relatives aux interventions humanitaires, la première étape consiste à sentendre sur la terminologie. Aux fins de la discussion, je définirai lintervention humanitaire comme une action coercitive engagée par un gouvernement extérieur ou un agent autorisé contre un autre État, ou au sein de celui-ci, afin datténuer ou déviter une crise humanitaire de grande ampleur. Une action coercitive a pour but de subsumer non seulement la force militaire mais aussi un choix doptions coercitives, notamment les embargos économiques et sur les armes, les sanctions internationales et les contraintes diplomatiques.
Il est tentant détablir une distinction entre les options coercitives militaires et non militaires en termes de choix difficiles ou faciles. Cependant, au début de la campagne aérienne menée au Kosovo, cette distinction a disparu.
Les sept directives suivantes sont proposées dans le but de stimuler le débat sur les circonstances dans lesquelles lintervention humanitaire devrait être autorisée, et les actions qui devraient être entreprises.
- La communauté internationale a le droit et le devoir dintervenir dans les crises humanitaires de grande ampleur, même si une telle intervention constitue une violation de la souveraineté des États.
- Lautorisation du Conseil de sécurité devrait être requise pour toutes les interventions humanitaires. Dans les situations durgence où une telle intervention nest pas possible, une action unilatérale et multilatérale pourrait être envisagée. Mais les gouvernements qui entreprendraient de telles actions seraient tenus de justifier leur intervention devant le Conseil et devraient cesser toute action si le Conseil le leur demandait.
- LONU devrait avoir la responsabilité de déterminer si une situation est considérée comme une crise humanitaire de grande ampleur. Tous les États devraient avoir lobligation daider lONU à mener à bien ses missions denquête.
- En cas dintervention humanitaire, le recours à la force militaire devrait être le dernier ressort. Lorsque celui-ci serait jugé nécessaire, les règles de proportionnalité et de discrimination devraient être strictement respectées.
- Les décisions concernant le lieu et le moment de lintervention devraient être impartiales, guidées seulement par le souci datténuer les souffrances humaines.
- Les gouvernements qui entreprendraient une action humanitaire auraient la responsabilité daider à la reconstruction et à la réhabilitation du pays une fois atteint lobjectif immédiat de mettre fin à la crise humanitaire.
- La communauté internationale devrait fournir aux Nations Unies les ressources nécessaires pour mener leurs missions denquête, assurer la protection du personnel humanitaire et, dans des circonstances extrêmes, entreprendre une action militaire coercitive. Ces forces devraient se tenir prêtes à un déploiement immédiat sur ordre du Secrétaire général. Les procédures devraient être également établies pour assurer le transfert de responsabilité des brigades dintervention de lONU aux forces nationales ou multinationales autorisées.
Le dernier point est probablement le plus important et le plus immédiat pour ce qui concerne les actions de la communauté internationale. [Cest également une question centrale du rapport daoût 2000 du Groupe détude sur les opérations du maintien de la paix de lONU, appelé le rapport Brahimi, dont les points essentiels sont discutés dans le numéro 3, 2000 de la Chronique ONU.] LONU est la seule organisation internationale capable de légitimer les interventions humanitaires aux yeux de la plupart des populations du monde. Mais elle ne pourra le faire que si elle dispose des ressources nécessaires pour répondre efficacement aux crises humanitaires. Selon les Enquêtes stratégiques, 1999-2000, réalisées par lInstitut international des études stratégiques, le succès est un facteur propice à lévolution, tant dans les relations internationales quen biologie. |
Comme la fait remarquer Michael Ignatieff dans Virtual War: Kosovo and Beyond, limpunité avec laquelle le conflit a été géré, au nom des droits de lhomme, soulève de nouvelles questions éthiques. Selon ma définition, lintervention humanitaire est également un ensemble dactions humanitaires permettant datténuer les souffrances des populations. Cette catégorie plus large inclut non seulement les situations coercitives mais aussi les opérations de secours non coercitives en réponse aux situations durgence, naturelles ou provoquées par les activités de lhomme. La démarcation entre ces deux types daction humanitaire est souvent difficile à établir et même à maintenir. Au cours des dix dernières années, nous avons bien trop souvent vu des situations où les missions de secours se sont intensifiées (ou plus justement ont échoué) au point de se transformer en missions dintervention. Dailleurs, la plupart de ces situations ont entraîné un renversement du rapport traditionnel entre le jus ad bellum et le jus in bello. Selon la théorie de la guerre juste, un gouvernement entre généralement en guerre lorsquil considère quune telle action est justifiée dun point de vue moral et juridique et, une fois engagé dans le conflit, surveille ses soldats pour évaluer la légitimité de leurs actions dans le combat. Cependant, récemment, le personnel humanitaire est intervenu dans les situations de combat en tant quéléments neutres et a été soit le témoin de violations massives des principes du jus in bello, soit a subi lui-même de telles violations. Ceci a obligé les gouvernements extérieurs et les organisations internationales à confronter les questions du jus ad bellum relatives à une intervention coercitive.
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