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Soutenir le seul espace économique mondial


Par John G. Ruggie
Sous-secrétaire général, Nations Unies

Ce n'est pas l'histoire qui se répète; ce sont les historiens. Mais le grand mérite de ce dicton de Santayana est que ceux qui refusent de tirer des leçons du passé sont bien souvent condamnés à répéter leurs erreurs. Cela s'applique certainement à la mondialisation et à ses conséquences. Voyons quelques faits de base :

La rapidité et les coûts des communications mondiales diminuent d'une fraction par rapport à ce qu'ils étaient 10 ans auparavant. Internet ? Non, la pose des câbles transatlantiques en 1866, réduisant la durée nécessaire pour communiquer entre Londres et New York de 99,9 % — d'une semaine à quelques minutes.

La facilité du transport mondial a augmenté par plusieurs ordres de grandeur. Le dernier Boeing ou Airbus ? Non, les premiers tunnels alpins, le Canal de Suez et le canal de Panama inaugurés à la fin du XIXe et au /début du XXe siècle.

Près de 40 % du produit national est réalisé par le commerce extérieur. Le Japon dans les années 80 ? Non. La Grande-Bretagne, il y a un siècle. L'essor de nouvelles économies et l'intégration des marchés mondiaux, grâce aux flux massifs de l'investissement étranger. Et aussi l'investissement des capitaux européens dans la construction des chemins de fer aux Etats-Unis, au Canada, en Australie et en Argentine plus d'un siècle auparavant, et le transport par bateau de bœufs, de produits agricoles et de matières premières pour alimenter les machines industrielles et nourrir les ventres d'Europe.

Pour les cosmopolites, les années entre 1850 et 1910 furent le premier âge d'or de la mondialisation. Nous n'avions alors pas besoin de passeports ni de visas, nous pouvions investir partout et importer à volonté à partir de la plupart des pays. Entre 1850 et 1914, 60 millions d'Européens ont quitté leurs pays à la recherche de nouvelles opportunités économiques et de libertés politiques, ce qui est beaucoup plus difficile à faire aujourd'hui.

Puis, tout s'effondra, de manière horrible, pour donner libre cours à la guerre et à l'anarchie, période suivie, pas forcément dans cet ordre, par la révolution de l'extrême gauche en Russie, les révolutions de l'extrême droite en Italie et en Allemagne, le militarisme au Japon, la crise de 29, une volatilité financière internationale sans précédent et la diminution du commerce mondial.

Ce n'est pas tout. Les contraintes sociales générées par ces bouleversements furent si fortes qu'une deuxième guerre mondiale survint en l'espace d'une génération.

Et pourquoi ? A bien des égards, la mondialisation en fut le détonateur.


Jakarta, Indonesia/Photo par Arun Taneja
Comment ?

La mondialisation, version victorienne, ne disposait pas d'un cadre politique adéquat aux niveaux international et national. Sur le plan international, le colonialisme, de par sa structure, empêchait les colonisés de bénéficier des opportunités, y compris les opportunités de marché, et s'avérait un lourd fardeau à supporter à long terme par la métropole. Au niveau national, la structure de pouvoir mise en place ne donnait qu'un rôle politique très limité aux travailleurs et en général aux gens du peuple qui n'avaient pas leur mot à dire en politique. Pour dire les choses crûment, les régions coloniales et la force de travail dans les pays industrialisés étaient les "mécanismes d'ajustement" du premier âge de la mondialisation : quand les choses allaient mal, on en resserrait les boulons. Le système s'est effondré pour n'avoir pas su générer des mécanismes d'ajustement plus viables.

Quand les travailleurs sont entrés dans l'arène politique, ils ont demandé une protection sociale que le système politique a rapidement transformé en protectionnisme économique. Les régions précédemment colonisées ayant conquis leur indépendance, elles se sont protégées en mettant des barrières, mues par une vengeance qui ne commence qu'à s'estomper aujourd'hui. Quelle est la leçon à tirer ? Que les sociétés se protégeront des forces du marché libre par tous les moyens possibles.

Les pays industrialisés ont été très lents à comprendre que, s'ils voulaient survivre et prospérer, il fallait que les marchés soient inscrits dans des cadres plus larges de valeurs sociales et d'objectifs communs. Lorsque cela s'est fait, ce nouveau concept a porté différents noms : la "Nouvelle donne", l'économie sociale de marché et la démocratie sociale. Mais l'idée de base était la même : une situation sociale exceptionnelle qui permettait à tous les secteurs de la société d'ouvrir des marchés qui, dans de nombreux cas, étaient devenus autarciques, mais aussi de partager les coûts d'ajustement sociaux que les marchés libres produisent inévitablement.

Les gouvernements ont joué un rôle central : ils ont atténué la volatilité des flux de transaction à l'étranger, fourni des mesures de protection sociale et une assistance à l'ajustement tout en soutenant la libéralisation du commerce. Dans le monde industrialisé, cette période, qui s'étend de 1950 jusqu'à nos jours, a été la plus longue période d'expansion économique soutenue et équitable dans l'histoire de l'humanité.

Quel est donc le problème ?

Je ne sais pas si toutes les bonnes choses ne durent qu'un temps, mais cette situation n'a pas duré. Quelle en est la raison ? La situation présupposait un monde international, avec des économies nationales engagées dans des transactions extérieures, que le gouvernement pouvait contrôler aux frontières par des tarifs douaniers et des taux de change, entre autres outils. Nous en sommes arrivés à vivre dans une économie mondiale, les marchés mondiaux ayant laissé derrière eux les Etats et les situations sociales exceptionnelles.

Cela ne signifie pas pour autant que la mondialisation actuelle prendra fin comme celle du XIXe siècle; certains points fondamentaux sont très différents. Mais voici mes prédictions. Je pense que la situation commerciale actuelle ne peut pas durer. L'écart entre le marché et la communauté se refermera — il reste à savoir de quelle manière. Les marchés libres sont nécessaires pour optimiser les opportunités commerciales. Ils sont nécessaires parce qu'ils nous offrent des situations avantageuses et sont le seul espoir d'aider des milliards de personnes à sortir de la pauvreté. Ma seconde prédiction, c'est qu'il risque de se produire un repli, un changement de direction pour s'éloigner de la mondialisation à moins que nous ne renforcions le tissu de la communauté mondiale. C'est là où la responsabilité sociale des entreprises intervient. Elle ne peut seule supporter le fardeau des nombreux défis de la mondialisation. Mais le secteur des entreprises peut faire avancer sa propre cause — et notre cause collective — en embrassant les valeurs universelles et les préoccupations dans la sphère de leur influence et en les tissant dans les relations avec le marché mondial.

Le Contrat mondial du Secrétaire général est une initiative destinée à promouvoir la responsabilité sociale des entreprises à l'échelle mondiale. Il s'agit d'un partenariat entre les Nations Unies, les entreprises, les organisations internationales de travailleurs et de la société civile. En termes plus simples, les sociétés sont invitées à adopter des bonnes pratiques identifiées par la grande communauté internationale dans les domaines des droits de l'homme, des normes de travail et de l'environnement, plutôt que de s'appuyer sur leur position de négociation souvent supérieure vis-à-vis des autorités nationales, particulièrement dans les pays en développement plus petits et plus pauvres. Nos partenaires des organisations de travailleurs et de la société civile apportent leur savoir-faire et leur soutien à la conception et à la mise en œuvre de ces entreprises.

Peut-être vous demandez-vous alors : "Pourquoi moi ?" Les affaires des entreprises ne sont-elles pas — en somme les affaires ?" Les gouvernements ne devraient-ils pas se pencher sur les écarts en matière de gouvernance ?" Bien sûr qu'ils devraient le faire. Les initiatives bénévoles en matière de responsabilité sociale des entreprises ne remplacent pas les actions des gouvernements. Mais c'est la course contre la montre. La mondialisation fonctionne à l'heure de l'Internet, contrairement aux gouvernements. Par définition, aucun gouvernement n'a une portée mondiale intégrale et légitime; ils doivent s'engager dans le lent processus des négociations intergouvernementales, dont les résultats sont souvent déterminés par le plus petit dénominateur commun.

La société — ainsi que les Nations Unies — se tournent vers les entreprises pour associer leurs nouveaux droits aux nouvelles responsabilités mondiales. Premièrement, profiter des initiatives bénévoles qui réduisent la demande d'actions que les gouvernements ne peuvent pas gérer assez rapidement et qu'ils risquent de ne pas gérer à notre satisfaction. Deuxièmement, nous aider à créer un concept acceptable de citoyenneté des entreprises dans la communauté mondiale, avec des prises de position constructives sur les questions mondiales. A long terme, les marchés ne fonctionneront que s'ils sont faits de manière à nous satisfaire. Troisièmement, préconiser des mécanismes de gouvernance mondiale plus efficaces. Si vous ne voulez pas que les normes de travail soient du ressort de l'Organisation mondiale du commerce, aidez à renforcer l'OIT. Si vous ne voulez pas que les écologistes organisent des boycotts de produits de consommation, aidez à créer des régimes environnementaux mondiaux plus forts. Il en va de même pour les droits de l'homme et la réduction de la pauvreté. En bref, vous avez créé le seul espace économique mondial; à vous de le soutenir.

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Extrait des remarques adressées au Conseil de Washington sur le commerce international, à Seattle (Etats-Unis), le 6 juillet 2000.



POURQUOI LE CONTRECOUP ?

Le contrecoup de la mondialisation a augmenté proportionnellement au fossé de plus en plus grand qui existe entre les marchés mondiaux et les communautés nationales. Il est animé par trois de ses attributs :

Premièrement, les profits sont partagés de manière inégale, à la fois à l'intérieur des pays et entre eux. De nombreux pays en développement sont entièrement laissés-pour-compte, des pays où 1,2 milliard de personnes survivent avec 1 dollar par jour, et près de 3 millions avec 2 dollars.

Deuxièmement, le contrecoup est provoqué par un déséquilibre dans l'élaboration des politiques mondiales. Les règles qui favorisent l'expansion des marchés mondiaux ont été renforcées et mises en application au cours des dix ou vingt dernières années alors que les règles destinées à promouvoir les objectifs sociaux valables pour tous, qu'il s'agisse de la réduction de la pauvreté, des normes de travail, des droits de l'homme ou de la qualité de l'environnement, ont pris du retard et dans certains cas sont amoindries.

Et troisièmement, on voit naître ce qu'on pourrait appeler une crise d'identité mondiale. "Qui sommes-nous ?" est une question qui se pose de plus en plus dans le monde entier. "Qui contrôle les forces imprévisibles qui peuvent provoquer une instabilité économique et un bouleversement social parfois à la vitesse d'un éclair ?" Répondre "personne" ne fait qu'alimenter la peur et même la paranoïa — mis à part le fait que cette réponse est, à proprement parler, incorrecte.

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