SG/SM/19852

Devant le Forum de Paris pour la paix, le Secrétaire général met en garde contre les inégalités croissantes au sein des sociétés: les peuples souffrent et veulent être entendus

On trouvera, ci-après, le texte du discours du Secrétaire général de l’ONU, M. António Guterres, prononcé, aujourd’hui, à l’ouverture du Forum de Paris pour la paix:

Je suis heureux de revenir au Forum de Paris pour la paix et d’inaugurer sa deuxième édition dans cette magnifique Grande Halle.  Le succès immédiat de cet évènement illustre le désir et le besoin de réflexions nouvelles sur la gouvernance internationale.

Il y a un an, à l’occasion du centenaire de l’armistice de la Première Guerre mondiale, nous avons évoqué le chemin parcouru et les nécessaires leçons de l’histoire.  Bien sûr, en comparaison avec les conflits effroyables du siècle passé, la situation actuelle peut nous paraître plus pacifique.

Mais nous sommes encore loin de la paix perpétuelle des Lumières.  La réalité est bien plus chaotique et incertaine.  Sahel, Libye, Syrie, Yémen, Afghanistan … à travers le monde, les conflits perdurent, provoquant souffrances et déracinement des populations.

Notre monde est troublé.  Il n’est plus bipolaire ou unipolaire, comme dans le passé, mais il n’est pas encore réellement multipolaire.  Les rapports de force sont imprévisibles.

Bien souvent, il ne s’agit plus de guerres entre États souverains, mais de conflits asymétriques où les États sont confrontés à des groupes non étatiques.  Avec l’interférence croissante d’acteurs tiers, ces conflits acquièrent rapidement une dimension régionale.

Dans le même temps, les relations entre les grandes puissances sont plus dysfonctionnelles que jamais.  Avec, nous le voyons, des conséquences regrettables au Conseil de sécurité, qui se retrouve régulièrement paralysé.

Et même lorsque le Conseil agit, des ingérences extérieures rendent la mise en œuvre des résolutions encore plus difficile.  Regardez l’embargo sur les armes en Libye.  Personne ne le respecte, et on n’essaye même pas de s’en cacher.  Les tensions internes ou régionales se propagent.

Les conflits deviennent de plus en plus interdépendants et de plus en plus liés à une nouvelle forme de terrorisme global.  L’impact du conflit libyen sur le Sahel et la région du lac Tchad est un triste exemple de ce que j’ai dit.

À cela s’ajoute le danger de la prolifération nucléaire, qui, loin de disparaître, fait même un retour inquiétant.  La prévention est donc plus que jamais indispensable.  Nous devons nous attaquer aux causes profondes et prévenir la montée des tensions ou l’éruption de nouveaux conflits.  Cela ne peut se faire que dans le cadre du multilatéralisme.

C’est le sens des réformes que j’ai lancées au sein des Nations Unies, qui placent la prévention des crises et la médiation au cœur de notre dispositif, tout en développant une architecture pour combattre l’extrémisme violent et renforcer la paix et la sécurité internationales en étroite coopération avec les organisations régionales comme l’Union africaine et l’Union européenne. 

Dans le contexte de ce panorama général, je voudrais évoquer en particulier cinq risques globaux, cinq fissures grandissantes.  Tout d’abord, nous voyons apparaître le danger d’une fracture économique, technologique et géostratégique.

Une planète divisée en deux, qui verrait les deux plus grandes puissances économiques asseoir leur pouvoir sur deux mondes séparés en compétition, chacun avec sa devise dominante, ses propres règles commerciales et financières, son propre Internet, son propre développement de l’intelligence artificielle et ses propres stratégies géopolitiques et militaires dans un jeu à somme nulle.

Nous devons tout faire pour éviter cette grande fracture et préserver un système global: une économie universelle dans le respect du droit international; un monde multipolaire avec des institutions multilatérales solides.

Pour cela, nous avons absolument besoin d’une Europe forte et unie comme pilier fondamental d’un ordre multilatéral fondé sur l’état de droit et le respect des libertés fondamentales.

En tant qu’ancien Chef de gouvernement européen, je sais que ce n’est pas toujours évident.  Mais en tant que Secrétaire général des Nations Unies, je sais aussi que l’Union européenne représente une lueur d’espoir et que son échec contribuerait gravement à l’échec du multilatéralisme.  

Dans le même temps, on observe au niveau national une fissure du contrat social.  Nous assistons à une vague de manifestations dans le monde entier.  Et si chaque situation est unique, il existe deux points communs.

Tout d’abord, nous voyons une défiance de plus en plus grande des citoyens envers les institutions et dirigeants politiques.  Le contrat social est menacé.  Nous voyons également les effets négatifs d’une mondialisation associée aux progrès technologiques accroître les inégalités au sein des sociétés.

Les peuples souffrent et veulent être entendus.  Ils ont soif d’égalité.  Ils demandent des systèmes sociaux et économiques qui fonctionnent pour tous.  Ils veulent que leurs droits humains et libertés fondamentales soient respectés.  Ils veulent avoir leur mot à dire dans les décisions qui affectent leur vie.  Et lorsque ce n’est pas le cas, ce sentiment d’exclusion peut conduire à la révolte.  Les gouvernements ont l’obligation de respecter les libertés d’expression et de réunion pacifique.

Je suis préoccupé par le fait que certaines manifestations ont conduit à la violence et à la perte de vies humaines.  Chacun doit faire preuve de retenue et privilégier le dialogue.  Il nous faut répondre à ce malaise des populations par un nouveau contrat social, inclusif et équitable.

Les jeunes doivent accéder à des conditions de vie dignes.  Les femmes doivent avoir les mêmes chances et opportunités que les hommes.  Comment expliquer à nos enfants qu’au rythme actuel, l’égalité économique entre hommes et femmes ne sera atteinte que dans deux siècles?  Les personnes atteintes par la maladie, en situation de précarité ou de handicap doivent être protégées.

Une société apaisée implique l’égalité des chances et le respect des droits et libertés de tous.  C’est la feuille de route des objectifs de développement durable et du Programme 2030 adoptée par l’Assemblée générale: une mondialisation durable et inclusive.  Et ce doit être au cœur de la réflexion sur les nouveaux modèles de gouvernance mondiale.

C’est uniquement par la pleine participation de chacun que nous rétablirons la confiance des peuples dans le système démocratique.  Lorsque ces inégalités sociales ne sont pas résorbées, elles nourrissent une troisième fissure: celle de la solidarité.  Nous le savons, un tel contexte social entraîne un phénomène bien trop connu, celui du repli sur soi.  Et ce sont les plus fragiles –minorités, réfugiés, migrants, femmes, enfants– qui en sont les premières victimes. 

La peur de l’étranger est utilisée à des fins politiques.  L’intolérance, la haine deviennent banales.  Des personnes qui ont tout perdu se voient désignées comme la cause de tous les maux.  Cette instrumentalisation accentue la polarisation de la vie politique et le risque de sociétés fracturées.

Retrouvons la raison.  Ne cédons pas aux discours populistes.  N’acceptons jamais le racisme, la xénophobie, la discrimination.  Tendons la main.  Loin des calculs politiques de court terme qui produisent malaise et divisions, faisons preuve d’audace et de courage politique.  La diversité n’est pas une menace mais une richesse.

Pour garantir son succès, investissons dans la cohésion sociale, afin que chaque communauté se sente respectée dans son identité et puisse pleinement participer à la société dans son ensemble.  En parallèle, poursuivons une plus grande coopération internationale.

Nous devons combattre la traite des êtres humains et les passeurs qui s’enrichissent sur le dos de femmes et hommes désespérés.  Nous devons continuer sur la lancée du premier Pacte mondial sur les migrations, adopté en décembre dernier.  Il est urgent de rétablir l’intégrité du régime de protection des réfugiés et tenir les promesses du pacte mondial sur les réfugiés.

Il est probable que ces flux humains augmentent dans les années à venir – ce qui m’amène à la quatrième fissure: celle entre notre planète et ses habitants.  Ne mâchons pas les mots: la crise climatique est une course contre la montre pour la survie de notre civilisation et une course que nous sommes en train de perdre.

Si ce péril n’est hélas pas encore une évidence pour certains, c’est une réalité pour bien des populations, dont l’environnement devient invivable.  Nous voyons les records de température tomber les uns après les autres.  Nous voyons les banquises rétrécir et les déserts s’étendre.  Nous sommes témoins de tempêtes de plus en plus imprévisibles et destructrices.  J’ai vu de mes propres yeux la dévastation en Dominique, au Mozambique ou aux Bahamas. 

La multiplication de ces phénomènes extrêmes provoque les déplacements de population et participe à la déstabilisation de territoires entiers et aux conflits locaux.  Le Sahel ou l’Afghanistan en sont de tristes exemples.  Et ce n’est que le début.

Si nous n’agissons pas maintenant, l’histoire retiendra que nous disposions de tous les instruments nécessaires pour prévenir cela et que nous avons choisi de ne rien faire.  Nos enfants et petits-enfants se souviendront que nous ne les avons pas écoutés et avons privilégié les faux profits de court terme à leur futur.

Mais il n’est pas trop tard.  Les solutions existent.  C’est pour cela que nous avons organisé le Sommet sur l’Action pour le Climat. Pour agir sans tarder, avec plus d’ambition.  L’Accord de Paris doit être mis en œuvre.

Mais la feuille de route établie par la communauté scientifique est claire: nous devons réduire les émissions de gaz à effet de serre de 45% d’ici à 2030; atteindre la neutralité carbone d’ici à 2050; et limiter la hausse de la température globale à 1,5°C d’ici à la fin du siècle. 

Même si les engagements de Paris étaient pleinement respectés, et ce n’est pas le cas, cela ne suffirait pas à nous mettre sur une telle trajectoire.  Les gouvernements doivent donc non seulement honorer leurs contributions nationales, mais les rehausser au plus vite.  Cela commence dès la COP25 qui se tiendra en fin d’année à Madrid.

Il est plus que temps de mettre un prix sur le carbone et d’arrêter de subventionner les énergies fossiles avec l’argent du contribuable.  Est-il normal de récompenser la pollution qui tue des millions de personnes?  L’heure est venue de taxer le carbone plutôt que les salaires.  Ce sont les pollueurs qui doivent payer.

Le progrès technologique joue en notre faveur.  Je vois de nombreux investisseurs et entreprises adopter des modèles de développement durables et prospères.  C’est le manque de volonté politique qui me préoccupe grandement.

Les pays développés doivent également tenir la promesse de mobiliser, d’ici à 2020, 100 milliards de dollars par an de sources publiques et privées pour les pays en développement.  Les 9,8 milliards de dollars promis il y a deux semaines lors de la Conférence de reconstitution du Fonds vert pour le climat, représentent un signal important.  Nous avons une dizaine d’années pour agir.  Ne perdons plus de temps.

Enfin, nous voyons tous apparaître un cinquième risque, celui d’une fracture technologique.  Bien sûr, les nouvelles technologies représentent un potentiel fantastique.

Un nouveau monde s’ouvre à nous.  Nous le verrons pendant le Forum, les nouvelles technologies représentent un outil de paix et de développement durable des sociétés.

Mais ces mêmes technologies peuvent également être un facteur de risques et d’accélération des inégalités.  Des secteurs entiers du marché de l’emploi disparaissent.  Et si de nouvelles opportunités émergent, les emplois créés ne sont pas de la même nature.

Pour éviter l’exclusion, il est donc essentiel d’établir une stratégie éducative de long terme, qui intègre l’apprentissage des nouvelles technologies tout au long de la vie.

Il ne faut plus simplement s’instruire, mais apprendre à apprendre, tout en mettant en place des mécanismes innovants de protection sociale afin de ne laisser personne de côté.

La technologie doit être un vecteur de réduction des inégalités et de progrès social.  Dans le même temps, la manipulation de l’information et les discours de haine se propagent.  De nouvelles formes de surveillance, y compris par des entités privées, se généralisent.

La régulation traditionnelle ne fonctionne pas.  Le législateur n’arrive pas à suivre le rythme de la loi de Moore.  Pour cela, je souhaite faire des Nations Unies une plateforme où gouvernements, entreprises, chercheurs et société civile se rencontrent afin de définir ensemble les lignes rouges et les règles de bonne conduite numérique.

Le rapport du Groupe de haut niveau sur la coopération numérique illustre cette vision multiacteurs et peut guider nos efforts communs.  Le Forum annuel sur la gouvernance de l’Internet constitue un rendez-vous important et je sais que certains d’entre vous se joindront à moi à Berlin à la fin du mois.  L’Appel de Paris, adopté au Forum l’année dernière, constitue un autre pas en ce sens.

J’ai également lancé une stratégie à l’échelle du système des Nations Unies pour lutter contre les discours de haine en ligne.  C’est un combat de chaque instant.

Grâce à l’adoption du Règlement général de protection des données, l’Union européenne fait figure d’exemple en la matière et inspire des mesures similaires ailleurs dans le monde.  Elle doit continuer de façonner l’ère numérique et être en première ligne de la régulation technologique.

Car dans un espace peu ou pas régulé, la cybercriminalité prospère.  Des campagnes de désinformation, orchestrées avec des moyens très modestes, atteignent l’autre bout du monde.  Des cyberattaques paralysent des États ou entreprises entières.  Et une nouvelle course, celle des cyberarmements, est déjà en cours.

Il est à craindre que la prochaine guerre soit déclenchée par une cyberattaque massive.  Demain, des robots tueurs pourraient prendre la relève des soldats.  Nous devons interdire toute arme autonome.

Des machines qui ont le pouvoir et la discrétion de tuer sans intervention humaine sont politiquement inacceptables et moralement abjectes.  Comment imaginer que le « progrès » technologique puisse entraîner un recul des droits humains?  L’intelligence artificielle doit au contraire être mise à profit pour garantir à chacun une vie digne, dans la paix et la prospérité.

Le monde se fissure.  Le statu quo n’est pas tenable.  Quel État peut aujourd’hui réparer ces fissures seul, isolé du reste du monde?  Aucun.

Nous avons besoin d’un système universel, respectueux du droit international et organisé autour d’institutions multilatérales fortes.  Nous avons besoin de plus de solidarité internationale, de plus de multilatéralisme.  Mais d’un multilatéralisme qui s’adapte aux défis d’aujourd’hui et de demain.

C’est pour cela que j’ai lancé des réformes visant à rendre l’Organisation des Nations Unies plus efficace et plus agile.  Au-delà, nous devons penser le multilatéralisme en réseaux, au plus près des populations.

Il nous faut travailler main dans la main avec les organisations régionales, mais également les institutions financières, les banques de développement et les agences spécialisées.

Ainsi, au Sahel, nous coopérons avec les gouvernements, l’Union africaine, la CEDEAO, le G5 Sahel, la Banque mondiale, le Fonds monétaire international, la Banque africaine de développement, l’Alliance Sahel, les pays donateurs et bien d’autres afin de répondre aux enjeux sécuritaires et de développement de façon coordonnée et intégrée.

Ensuite, la coopération internationale ne peut se contenter des seuls acteurs institutionnels.  Les projets présentés ici sont autant d’arguments pour un multilatéralisme inclusif, avec la pleine participation de la société civile, dont la jeunesse, des milieux économiques, universitaires et philanthropiques.

L’enjeu climatique en est un exemple.  J’étais le mois dernier à Copenhague à l’occasion de la conférence C40 des maires engagés pour le climat.  Les villes représentent 70% des émissions.  Une action concertée avec les acteurs locaux est donc essentielle.

Au-delà, les objectifs développement durable requièrent des investissements extraordinaires.  Ainsi, j’ai rassemblé l’Alliance des investisseurs mondiaux pour le développement durable, qui comprend 30 investisseurs influents s’engageant à lever ensemble des milliers de milliards de dollars au cours des deux prochaines années.  Pourquoi?  Parce qu’ils savent qu’investir dans le développement durable est non seulement éthique mais aussi rentable.  Mais c’est le cas sur bien d’autres sujets, comme nous le verrons tout au long du Forum.

La campagne Digital Peace Now vise ainsi à répondre à l’augmentation des cyberattaques en encourageant les dirigeants mondiaux à créer un cyberespace plus sûr.

Je suis également heureux que le hub français du réseau International Gender Champions, lancé à Genève en 2015 et dont je suis honoré de faire partie, soit inauguré demain.

Je crois profondément que l’inégalité des sexes est avant tout un enjeu de pouvoir, et il est essentiel de faire de l’égalité femme-homme une réalité professionnelle.

C’est pour cela que j’ai, depuis mon premier jour à la tête des Nations Unies, déployé une stratégie pour atteindre la parité bien avant 2030.  C’est aujourd’hui chose faite au sein du Conseil de direction ainsi que parmi les coordonnateurs résidents.

La participation des femmes aux processus de paix est tout aussi essentielle.  La résolution 1325 « Femmes, paix et sécurité » doit être mise en œuvre et les bonnes intentions se transformer en réalité.

Cette vision d’une coopération inclusive est au cœur de la réflexion que nous lançons à l’occasion du soixante-quinzième anniversaire de l’ONU.  Tout au long de l’année 2020, un dialogue ouvert aux citoyens du monde entier permettra de recueillir des idées pour faire face aux défis et encourager l’action collective.

Les résultats seront présentés aux dirigeantes et dirigeants du monde entier lors de la soixante-quinzième session de l’Assemblée générale.  Je vous invite à y participer activement pour transformer cet anniversaire en un nouveau souffle pour le multilatéralisme.

Seule une vision stratégique, inscrite dans la durée, nous permettra de résoudre des défis par nature interdépendants et de long terme.  Lutter contre la crise climatique, c’est aussi lutter pour la paix et la cohésion sociale. Contribuer à l’accès aux technologies, c’est également contribuer à l’égalité femme-homme.  Prévenir les conflits, c’est aussi favoriser un développement juste et durable.

Nous l’avons prouvé par le passé: nous sommes capables de nous rassembler, d’être à la hauteur de la situation.  Victor Hugo disait que ceux qui vivent, ce sont ceux qui luttent.  Eh bien, luttons, luttons sans relâche.

Je vous remercie de votre engagement et vous souhaite des travaux fructueux.

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