Chronique ONU

Point de vue

UNE VIE EN VAUT UNE AUTRE
Un second souffle pour les Nations Unies et la société civile

Par Patrice Barrat

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L'article

Pour que les Nations Unies trouvent ou retrouvent un sentiment de légitimité parmi les peuples du monde, il faudrait qu'en émane cette idée toute simple que la vie d'un Arabe a la même valeur que celle d'un Israélien, que celle d'un Africain équivaut à celle d'un Américain ou que celle d'un Indien égale celle d'un Européen. Parmi les malheurs des Nations Unies, il y a bien sûr cette confusion entre ses décisions et capacités propres d'une part et les faits et gestes de ce qu'on appelle la " communauté internationale " d'autre part. Aux yeux du plus grand nombre, peu importent la Charte et les Résolutions si au bout du compte, c'est la loi du plus fort ou du plus riche qui prévaut.

Alors, au moment où le monde semble faire face à des questions de vie ou de mort (écologique, sécuritaire, religieuse et même économique pour certains), l'enjeu principal pour les Nations Unies ne se situe peut-être pas dans la réforme de ses règles et procédures mais bien plus dans la portée symbolique universelle de sa raison d'être. Il manque à l'ONU l'ambition de parler directement au cœur et à la raison des habitants de la planète. Par-delà les gouvernements, leur cynisme et leurs marchandages, par-delà les entreprises, leur rapacité et leurs irresponsabilités, par-delà les cultes, leur intolérance et leur instrumentalisation. Il existe pourtant, au sein même des textes " sacrés " de l'ONU, de quoi mobiliser la planète entière. Que l'on songe seulement à ce passage de la Charte qui dit : " réaffirmer la croyance aux droits humains fondamentaux, à la dignité et à la valeur de la personne humaine, aux droits égaux des hommes et des femmes et des nations grandes et petites. "

C'est en "réinventant" la constitution américaine pour lui donner une base égalitaire qu'Abraham Lincoln parvint à mettre un terme à la guerre civile qui ravageait les États-Unis d'Amérique. Le 19 novembre 1863, par son discours de Gettysburg, il avait su recréer une vision pour tout un peuple, y compris les esclaves. En quelques mots et en choisissant le moment : " Four score and seven years ago our fathers brought forth, upon this continent, a new nation, conceived in liberty, and dedicated to the proposition that "all men are created equal".

Administration postale des Nations Unies

Certes, d'après les exégètes, Lincoln avait librement forcé le trait. Mais l'inspiration a porté. Qu'il soit permis de rêver à un Secrétariat général de l'ONU qui parviendrait à se dégager de la pression de ses membres actuels - États et gouvernements - par un discours de cette nature à même de résonner au plus profond du plus petit homme de la plus petite des nations. Un rêve en effet. Mais c'est en allant vers lui que l'Organisation des Nations Unies peut faire vibrer à nouveau et différemment l'esprit de son universalité.

Peut-on s'approcher sérieusement de ce rêve ? Quelle est la part d'ombre qui pourrait l'empêcher ? L'ONU peut se dégager des pressions auxquelles elle est soumise en tirant parti de l'énorme confusion qui l'entoure et du vide dont elle est pour l'heure partie prenante. Dans un monde de communication globale, c'est plus par la revendication assumée d'un système de valeurs qui lui serait propre que par l'appartenance acharnée à un système multilatéral déficient qu'elle parviendra à survivre et à se développer. En 2006, on voit bien que la scène publique internationale est envahie par le vide. Vide de projet et donc de toute espérance officielle. Conférences onusiennes, sommets du G8 plus ou moins élargis, campagnes institutionnelles, ne mobilisent guère que ceux qui les préparent, à peine ceux qui y assistent, et vaguement ceux qui essaient de mettre cela en chansons charitables. Du coup, la géopolitique du marchandage et le fossé entre gouvernants et gouvernés sont encore plus perceptibles.

On admet donc dans les cercles officiels que la réforme de la conduite des affaires du monde est inévitable. En effet, les facteurs de changement sont nombreux. D'abord les facteurs négatifs, comme l'hyperconflit produit par le terrorisme et la réponse qui lui est faite, ou la pression américaine persistante sur le système multilatéral. D'autres, comme la montée en puissance des économies chinoise, indienne ou brésilienne, ou encore les nouvelles alliances politiques en Amérique latine, se profilent. Mais quid de l'émergence des sociétés civiles, des nouvelles formes de représentation citoyennes hors les gouvernements ?

Pour l'heure, la société civile organisée (ONG, forums sociaux, etc.) ne semble pas avoir su occuper l'espace public de manière convaincante. Certes, encore faudrait-il que la sphère publique lui soit accessible, c'est-à-dire non privatisée et non polluée. Mais tout se passe comme si ladite société civile avait perdu ses ailes en côtoyant les pouvoirs établis, s'était noyée dans ses méandres internes et/ou s'était coupée de l'écoute sincère qui lui donne sa légitimité. Un second souffle, tant pour l'Organisation des Nations Unies que pour les forces de la société civile peut venir d'une alliance qui porterait sur des valeurs et des processus fondamentalement communs.

Alors que la recherche du seul profit et l'identification du citoyen avant tout à un simple consommateur ont dominé la phase récente de la mondialisation néo-libérale, une manière de remettre au centre les questions éthiques de justice, d'équité, de solidarité et de démocratie, tourne autour de la notion centrale des droits. Entre les revendications du mouvement altermondialiste qui s'appuient toujours plus sur le respect des droits humains et une communauté mondiale qui voudrait pouvoir faire respecter l'esprit et la lettre d'une légalité internationale, il existe un point de rencontre. Et si ce point de rencontre correspondait à une vision du citoyen en tant que personne à même de saisir ses droits individuels, il y aurait alors une modernité de ce rapprochement. Bien sûr, pareille dynamique impliquerait aussi les autres " acteurs " qui frappent à la porte de ce qu'on appelle la gouvernance globale : villes et autorités locales engagées de fait dans la gestion des affaires publiques et souvent plus ouvertes que les gouvernements nationaux, entreprises conscientes de leur responsabilité sociale et environnementale, chercheurs. Et surtout, la construction s'opèrerait du bas vers le haut, du local vers le global, afin d'échapper à la tentation précédente d'un modèle unique qui devrait s'imposer partout.

De la même manière que la décolonisation a suivi la colonisation, une phase de " démondialisation " doit maintenant survenir. Non pas pour tomber dans le souverainisme et le nationalisme, mais pour laisser émerger des réponses nouvelles et adaptées aux problèmes de la planète. Et sans imaginer que l'Occident ou le Nord sont forcément à même de fournir le cadre de la réponse. Mais un danger guette et pourrait empêcher toute évolution favorable. Il vient de l'" acteur central " représenté par l'espace public, c'est-à-dire au-delà de médias censés informer les citoyens, tout ce qui ressort désormais de l'échange de contenus ou de la formation de communautés par le biais des nouvelles technologies de la communication. On sait comment les grands moyens d'information traditionnels ont été progressivement concentrés entre quelques mains et ont pu succomber ou promouvoir des stratégies de propagande ou bien renoncer à toute notion de service public. Qu'adviendra-t-il de l'espace public qui surgit maintenant - internet, téléphonie - s'il n'est contrôlé que par quelques grands opérateurs commerciaux qui semblent pour l'instant n'avoir aucune exigence quant à la nature des contenus qu'ils propagent ou génèrent ?

Il est urgent et vital de considérer que l'espace public est un bien public, comme l'eau, comme la culture, qui ne saurait être totalement privatisé. Et qu'un certain nombre de règles devraient s'appliquer à lui. Une contrainte visible jusqu'à présent a consisté à censurer ce qui était par trop choquant. Mais ne faudrait-il pas imaginer des " obligations positives " à l'échelle du monde pour ces quelques groupes qui contrôleront les réseaux ? Obligations de produire et/ou de diffuser des contenus qui traitent des enjeux véritables et qui donnent place à la diversité des identités, des regards et des aspirations. L'ONU, la société civile, ne devraient-elles pas s'emparer à bras le corps de cet enjeu-là qui demain affectera tous les domaines de la vie : éducation, consommation, violence, identité, relation aux autres ? Pour l'heure, les gouvernements sont trop proches des grands opérateurs pour leur laisser cette tâche.

Pourtant, quand bien même les canaux de communication du village global seraient l'objet d'une telle exigence, la nécessité demeurerait de voir surgir de nouveaux récits du monde. Si les idéologies collectivistes ou néo-libérales peuvent difficilement prétendre proposer un peu d'espérance, comment laisser surgir une forme de cohérence ? Comment favoriser la résonance de nouveaux discours, de nouvelles pratiques ? Comment éviter que le lien social - local, national ou global - ne se réduise à une connexion derrière un écran ou à un total délaissement ? Nous sommes loin d'avoir la réponse. Mais nous voudrions malgré tout suggérer de combler le vide au plus vite et pour ce faire de multiplier les propositions qui amèneraient à sentir que le monde de demain est ouvert à tous, y compris aux exclus, aux humiliés, aux laissés pour compte de tous bords. Et qui donneraient à penser que face à la menace nucléaire ou climatique, une révolution douce et colorée pourrait prendre le dessus. Car finalement, les forces dominantes peuvent s'avérer relativement fragiles dans les années qui viennent.

Pour notre part, nous formulons depuis quelques mois une proposition qui symboliserait publiquement une écoute et un prolongement possible. Nous organisons, en parallèle des Jeux Olympiques en Chine du 8 au 23 août 2008, un événement intitulé donc les " Olympiades de l'humanité ". Le but en serait de renouveler les termes du débat sur les grands enjeux de la mondialisation, l'avenir de la planète et la place de chacun de ses habitants. Autour d'un point central, par exemple, un stade d'une ville française comme Lyon, l'événement serait partagé par plusieurs villes de la planète. De toute évidence, le parallèle avec les Jeux Olympiques officiels est destiné à amener les grands médias existants à ne pouvoir ignorer la tenue de notre propre événement grâce notamment à la participation depuis Pékin d'un certain nombre d'athlètes de chaque délégation nationale. Comme lors du dialogue par satellite que nous avions réalisé en janvier 2001 entre Davos et Porto Allegre, entre le Forum économique mondial et la première édition du Forum Social Mondial.

Mais au-delà de la popularité des Jeux, les Olympiades de l'humanité sont destinées à devenir elles-mêmes une construction populaire. La formation d'un comité, celle des équipes (non nationales) ou des jurys, le choix des disciplines, de leurs modes de présentation, des médailles et des récompenses : tout fournirait le prétexte à sortir des sentiers battus. Cette compétition-là, transparente et ouverte pendant presque deux ans, permettrait, à un moment crucial de l'histoire du monde, une créativité politique et citoyenne. Elle se reflèterait dans l'espace public mondial par le lancement de plateformes d'échanges et de partages des points de vue tant sur les thèmes que sur les méthodes. Encore un rêve ? Pas si sûr. Pas si dur en tout cas à mettre en œuvre. Pour les Nations Unies, comme pour la société civile dans sa propre multiplicité, il y aurait l'occasion de travailler ensemble hors les murs des nations et des gouvernements.

Et la conclusion des Olympiades pourrait créer en 2008 un nouveau commencement, avec ou sans les Nations Unies. Car nul ne sait encore si le XXIe siècle verra la disparition de l'Organisation des Nations Unies, sa transformation en Organisation des peuples unis ou son engagement dans la promotion de contre-pouvoirs assez forts pour rééquilibrer les rapports inégaux de puissance à l'échelle mondiale. Et assez attentifs pour donner le sentiment à tous qu'une vie en vaut vraiment une autre.

Biographie
Patrice Barrat est fondateur et délégué général de Bridge Initiative International, une ONG qui s'efforce de créer les conditions du dialogue entre les acteurs en conflit de la mondialisation et de mieux informer les citoyens sur ses enjeux (www.bridge-initiative.org). Bridge Initiative International a organisé à New York un Forum de la société civile intitulé " Open UN: One Person, One Voice ", en parallèle au sommet mondial 2005 de l'ONU.
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