Chronique ONU

LES SUCCÈS DANS LE DOMAINE DU COMMERCE
ET
LES ÉCHECS DANS LE DOMAINE DES DROITS DE L'HOMME

Par George Kent

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L'article

Alors que certains louent les relations de libre-échange, beaucoup les considèrent comme un échec. Comment l'Accord de libre-échange nord-américain (ALENA) entre le Mexique, le Canada et les États-Unis peut-il être considéré comme un succès par beaucoup et décrié par d'autres ? Comment se fait-il que les succès économiques soient aussi perçus comme un échec des droits de l'homme ? Si le libre-échange, en particulier le commerce international, peut engendrer des gains importants, il peut aussi avoir des effets négatifs. Certaines régions peuvent se voir privées de biens dont elles ont le plus besoin. Ce sont le plus souvent les pays et les entreprises riches qui bénéficient le plus des avantages économiques, et ce sur le dos des pauvres et non en leur faveur.

Photo HCR/B. Heger

On a souvent la fâcheuse tendance à considérer seulement les grandes lignes en ignorant les situations spécifiques, comme le montrent les études de cas sur la relation entre le commerce agricole et la sécurité alimentaire. Dans les études globales portant seulement sur des schémas généraux, il est difficile de voir que la situation des pauvres se détériore même lorsque les revenus moyens augmentent. Comme tout ce qui a trait au marché, la nourriture semble aller vers ceux qui ont les moyens de l'acheter. L'argument des économistes en faveur du libre-échange repose sur l'idée que les facteurs de production devraient être librement réalloués à des fins plus productives. L'essor rapide du processus de mondialisation a été largement facilité par la libéralisation des flux de capitaux internationaux.

La terre, en termes physiques, est immobile, mais elle peut être mobile dans le sens où les propriétaires peuvent librement réallouer ses utilisations. Lorsque la terre est uti-lisée pour l'exportation de produits à destination des pays riches, elle devient pour eux une sorte de surface fantôme. L'" empreinte écologique " des pays riches est donc de loin supérieure à leur superficie. Souvent, non seulement les produits mais aussi les profits sont destinés aux pays riches. Les biens tendent à aller vers l'argent, les travailleurs aussi. Une étude récente sur le personnel de santé dans le monde publiée par l'Organisation mondiale de la santé (OMS) a clairement montré que les pays pauvres souffraient d'" une fuite des cerveaux ". Les infirmières, les médecins et les autres professionnels, dont les études sont payées par les fonds publics, ne peuvent résister à l'attraction des pays riches. Ce transfert de savoir constitue un immense désavantage pour les pauvres.

Il existe une forte mobilité du travail dans l'Union européenne et aux États-Unis mais, au niveau mondial, cette mobilité est très limitée par les lois sur l'immigration, les visas et le coût des voyages. Il existe une certaine mobilité internationale des " travailleurs invités ", qui occupent les emplois mal rémunérés dont la population locale ne veut pas. Plutôt que d'aller à l'étranger, ces travailleurs migrent le plus souvent dans leur pays à la recherche de possibilités d'emploi. Toutefois, dans certains pays, la liberté de déplacement est limitée par la loi. Dans certains cas, l'accès à de nouvelles possibilités nécessite de posséder des ressources, telles qu'un capital ou un travail; parfois, des travailleurs ne peuvent avoir accès à certains emplois à cause de la discrimination. Mais les pays riches peuvent continuer à profiter de la main-d'œuvre bon marché des pays pauvres, même quand les travailleurs restent dans leur pays. Avec l'" externalisation " des ressources, les représentants de grandes sociétés sont souvent installés dans les pays pauvres où les populations travaillent pour des salaires très modestes parce que les possibilités sont rares. Beaucoup n'ont pas un travail intéressant et productif à la hauteur de leurs capacités et de leur motivation. Souvent, ces défaillances ne viennent pas des gens mais de leur contexte social.

Une économie forte est en bouillonnement. De nombreuses entreprises sont créées et certaines ferment, pour être remplacées par d'autres. Il en va de même pour le marché du travail. Les gens vont d'un emploi à un autre, pour cause de licenciement ou à la recherche d'un nouvel emploi. Toutefois, les travailleurs non qualifiés sont souvent cantonnés à des emplois précaires et temporaires dû au manque d'alternatives disponibles. Dans les économies faibles, les possibilités sont rares et ceux qui ne peuvent pas changer de lieu sont souvent contraints à travailler dur pour des salaires bas. Avec les nouveaux accords de libre-échange, les possibilités changent, forçant généralement ces personnes à partir. Ces accords, comprenant souvent de nouvelles technologies, entraînent souvent le déplacement des travailleurs, mais le système de marché peut fonctionner de manière adéquate sur le long terme s'ils parviennent à s'adapter et à trouver de nouvelles opportunités d'emploi. Mais pour beaucoup, celles-ci sont dans des zones géographiques trop éloignées.

La loi internationale sur les droits de l'homme est claire et explicite sur le droit de chacun à jouir d'un niveau de vie suffisant. L'article 25 de la Déclaration universelle des droits de l'homme de 1948 stipule : " Toute personne a droit à un niveau de vie suffisant pour assurer sa santé, son bien-être et ceux de sa famille, notamment pour l'alimentation, l'habillement, le logement, les soins médicaux ainsi que pour les services sociaux nécessaires; elle a droit à la sécurité en cas de chômage, de maladie, d'invalidité, de veuvage, de vieillesse ou dans les autres cas de perte de ses moyens de subsistance par suite de circonstances indépendantes de sa volonté. " Dans le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels, entré en vigueur en 1976, l'article 11 stipule : " Les États parties au présent Pacte reconnaissent le droit de toute personne à un niveau de vie suffisant pour elle-même et sa famille, y compris une nourriture, un vêtement et un logement suffisants, ainsi qu'à une amélioration constante de ses conditions d'existence. " Dans ses commentaires généraux, le Comité des Nations Unies sur les droits économiques, sociaux et culturels a expliqué de manière plus détaillée ce qu'il entendait par droit à un logement, à l'alimentation, à la santé et à l'eau.

Même si le libre-échange n'est pas directement mentionné dans les droits de l'homme, la loi implique clairement qu'aucun gouvernement ne peut conclure des accords commerciaux internationaux qui détruisent les moyens d'existence de base. Il est certain que dans une économie forte, les nouveaux accords, comme les innovations technologiques ou la création d'entreprise, peuvent avoir des conséquences néfastes. Les personnes touchées peuvent simplement rechercher un nouvel emploi auprès des nouvelles entreprises. On n'attend pas des droits de l'homme et des principes humains qu'ils empêchent toutes les formes de préjudice. Ce qu'il faut, c'est éviter de conclure des accords commerciaux qui entraînent l'incapacité de certaines personnes à maintenir un niveau de vie adéquat. Les gouvernements qui acceptent des accords entraînant la perte de la sécurité alimentaire, des services de santé et de logement d'un groupe de la population viole le droit humain à un niveau de vie adéquat.
Les succès commerciaux et l'échec des droits de l'homme peuvent aller de pair pour la simple raison que les défenseurs utilisent des normes de succès différentes. Les économistes tendent à se demander si la proposition d'un accord commercial engendre un bénéfice net pour la nation dans son ensemble, où si les bénéfices sont supérieurs aux préjudices. Ils peuvent aussi ignorer le fait que les bénéfices vont systématiquement dans les poches d'une partie de la population et causent des dommages ou un préjudice à une autre. Ils semblent ne pas accorder d'importance à la distribution.

Contrairement à l'économie, qui traite généralement des moyennes et des tendances globales et promet des gains futurs nets, les droits de l'homme traitent des personnes qui ont des choix très limités et qui pourraient être affectées par le " développement ". Les droits de l'homme visent les personnes et pas seulement des chiffres globaux et des moyennes. Du point de vue des droits humains, le commerce devrait être perçu comme un moyen parmi de nombreux autres d'assurer le développement humain, c'est-à-dire la réalisation des droits de l'homme par tous les peuples. Les accords de libre-échange qui empêchent des personnes d'assurer des moyens d'existence adéquats à long terme ne sont pas acceptables, même s'ils sont bénéfiques pour d'autres. Ils devraient être fondés sur le principe fondamental que toute personne a le droit à un niveau de vie adéquat.

La souveraineté nationale a été le principe fondamental du système de l'État-nation depuis le traité de Westphalie de 1648. La souveraineté signifie que tous les États-Nations, représentés par leur gouvernement national dans les relations internationales, sont égaux en vertu de la loi internationale; qu'ils ne sont soumis à aucune autorité juridique supérieure et que les autres nations ne peuvent s'ingérer dans leurs affaires internes, sauf avec leur consentement. La souveraineté est basée sur le principe selon lequel les gouvernements nationaux sont généralement les plus aptes à juger ce qui est bien pour leur population. Un élément essentiel de la souveraineté nationale est la souveraineté alimentaire. Les gouvernements nationaux ont la responsabilité permanente et une obligation fondamentale, légale et morale d'assurer la sécurité alimentaire de leur population. Ils doivent avoir le droit de prendre les décisions qui y ont trait - cette responsabilité ne pouvant être exclue ou écartée par des accords internationaux. Cela s'est illustré par le dumping du maïs, céréale très subventionnée, des États-Unis au Mexique sous l'égide de l'ALENA. Ne pouvant concurrencer les producteurs subventionnés du Nord, les petits producteurs de maïs mexicains ont été frappés de plein fouet, et la perte de revenus a fragilisé leur sécurité alimentaire. Certains observateurs blâment l'ALENA, mais il est important de rappeler que le gouvernement mexicain avait accepté cet accord et les importations de maïs à bas prix parce qu'il espérait réaliser des gains considérables par l'exportation d'autres produits vers les États-Unis et le Canada.

Le commerce international est basé sur le principe que les gouvernements nationaux accepteront ou refuseront les accords de libre-échange en fonction de leurs répercussions sur le bien-être des citoyens. Les économistes tendent à considérer les bénéfices nets en termes d'économie nationale dans son ensemble. Mais en se concentrant sur des chiffres globaux, ils ne voient pas que certains groupes profitent régulièrement des avantages pendant que d'autres sont victimes. Généralement, les gouvernements apportent leur appui aux accords de libre-échange parce qu'ils profitent à une minorité politiquement influente et ignore les effets négatifs sur les autres groupes de la population. En revanche, les défenseurs des droits de l'homme veulent s'assurer que les gouvernements nationaux défendent les intérêts de tous leurs citoyens. Dans certaines conditions, il peut être raisonnable que les gouvernements concluent des accords internationaux qui affectent un secteur, mais génèrent des gains et des bénéfices plus importants dans un autre. Les personnes touchées pourraient être indemnisées ou se voir offrir de meilleures possibilités, mais le fait est que beaucoup d'entre elles ne sont pas capables de s'adapter à un nouvel emploi ou d'acquérir de nouvelles compétences. Les nouveaux accords économiques engendrent la marginalisation de certains groupes. La politique nationale devrait être fondée en vue d'assurer à chaque citoyen un niveau de vie adéquat. La libéralisation du commerce ne devrait pas se faire au détriment des pauvres, mais pour leur bénéfice.

Les gouvernements qui acceptent des accords de libre-échange entraînant la paupérisation d'un groupe de la population violent les droits de l'homme. S'ils acceptent certains accords entraînant des impacts négatifs sur des groupes spécifiques, ils doivent prendre des mesures permettant de leur offrir d'autres moyens de subsistance ou de les indemniser. Il se peut que les gouvernements nationaux rejettent la responsabilité sur leurs partenaires ou les organisations internationales, comme l'ALENA ou l'Organisation mondiale du commerce, mais même si ceux-ci ont une certaine responsa-bilité, il incombe aux gouvernements de protéger leur population, de contrôler toutes les activités dans leur juridiction et d'assurer que leurs citoyens ont des moyens d'existence adéquats.

Il n'y a aucune raison de condamner en bloc le commerce. Il ne devrait pas non plus être promu sans considération pour ceux qui en sont victimes. Si la libéralisation du commerce peut engendrer la croissance économique, elle peut aussi avoir des effets négatifs sur certaines personnes à cause de leur déplacement. Les propositions d'accords commerciaux devraient être évaluées non seulement pour leurs gains économiques globaux mais aussi pour leur impact sur les populations touchées. Les droits de l'homme nous aident à apprécier la différence entre l'efficacité économique et l'efficacité sociale. Tant que nous reconnaissons que l'objectif principal du commerce est d'améliorer le bien-être et la dignité de tous les êtres humains, il n'y a pas de conflit entre les normes du commerce et celles des droits de l'homme.



 

Biographie
George Kent est professeur de sciences politiques à l'université de Hawaï. Il travaille sur les droits de l'homme, les relations internationales, la paix, le développement et les questions environnementales, avec un intérêt particulier sur la nutrition et les enfants. Il est l'auteur de plusieurs ouvrages, dont le dernier est intitulé Freedom from Want: The Human Right to Adequate Food.
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