Chronique ONU
Les autres maux de l'Inde
La traite des êtres humains et la propagation du VIH

Par Michael Parker
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L'article
Une travailleuse du sexe à Mumbai, en Inde PHOTO OMS/P. VIROT

La catastrophe du vih qui menace l'Inde inquiète tous les pays du monde. Pour contenir l'épidémie qui risque de surpasser celle qui sévit en Afrique, considérée le plus grand réservoir du virus, des fonds importants ont été débloqués. La Banque mondiale a financé des programmes de prévention contre le VIH. La Fondation Bill et Melinda Gates s'est engagée à verser 200 millions de dollars pour galvaniser la riposte au niveau institutionnel et changer les comportements parmi les groupes à risque élevé. La Fondation Clinton apporte son appui à l'Organisation nationale indienne de lutte contre le sida pour former un grand nombre de médecins et pour élargir l'accès au traitement.

Et les changements sont là. Les programmes de distribution gratuite d'antirétroviraux et les campagnes menées pour inciter les hommes et les femmes à adopter des comportements sexuels sans danger commencent progressivement à rendre l'usage du préservatif plus courant dans les quartiers chauds de GB Road à Delhi et de Kamatipura à Mumbai - épicentres notoires de l'infection. Mais la propagation du VIH n'est pas seulement un problème technique que seuls l'usage du préservatif, les médicaments et les médecins pourront maîtriser. Car sous-jacent à cette épidémie, on constate un phénomène d'une ampleur plus considérable et d'une plus grande complexité qui menace d'anéantir l'impact des fonds versés par les deux Fondations. Il s'agit de la traite des filles issues de familles pauvres, victimes de mariages forcés, du travail forcé et de la prostitution, une pratique largement répandue, à moitié criminalisée et à moitié tolérée.


La traite fait partie des nombreuses questions sociales inscrites sur l'agenda politique du pays. Alors que le financement de la lutte contre le VIH/sida devient une sorte de " vache à lait " pour les institutions les mieux situées, la traite des femmes est un domaine qui manque de fonds et de volonté politique, selon un article du Times of India. Pourtant, dans la mesure où la traite contribue directement à la propagation du virus, il faut accompagner les stratégies de lutte contre le VIH de mesures politiques spécifiques afin de s'attaquer aux causes du problème. Il est important d'identifier ces objectifs et de déterminer le mode d'action pour réduire le lien entre le VIH et la traite des filles, pas seulement en Inde mais dans l'ensemble de l'Asie, en particulier au Myanmar, en Thaïlande et au Cambodge, où un grand nombre de jeunes filles se prostituent pour fuir la pauvreté. Le mode de transfert peut varier d'un pays à un autre, mais les mécanismes existant en Inde sont aussi très répandus dans les pays voisins.

Seelu, par exemple, une jeune fille d'une vingtaine d'années originaire de Maharashtra, a été victime de la traite il y a quatre ans et envoyée à Delhi. Souffrant de la tuberculose, elle a été surveillée par Shakti Vahini, une organisation non gouvernementale (ONG) active dans la lutte contre la traite des êtres humains, la prévention du VIH et la sensibilisation sur les questions de santé à GB Road. Dans ce quartier commercial anodin, spécialisé dans les machines-outils, les pompes et les presses, 3 000 prostituées vivent confrontées à la monotonie dans ce lieu confiné, avec peu d'espoir d'un avenir, face aux nouvelles jeunes recrues qui perpétuent ce cycle de surexploitation sexuelle et d'infection. D'après la dernière enquête réalisée par le gouvernement indien, le taux d'infection par le VIH à GB Road s'élève à 12 %, chiffre que beaucoup considèrent inférieur à la réalité.

Les filles sont contrôlées au moyen de la peur. " On leur dit qu'elles ne peuvent pas faire confiance aux membres des ONG qui se présentent dans les maisons closes, qu'elles seraient de nouveau vendues si elles partaient avec eux ", a dit Ravi Kant, directeur de Shaki Vahini, pour expliquer la réticence des victimes à chercher de l'aide. Toute personne de l'extérieur est considérée avec suspicion et les contrôles de police ne sont guère appréciés. " Elles savent que les propriétaires des maisons closes versent des pots-de-vin à la police. On leur dit que si elles se plaignent, elles seront emmenées au commissariat et violées. " Seelu avait d'autant plus de raison de se méfier de la police que la propriétaire de la maison close où elle travaille avait eu une longue liaison avec un commissaire de police local. " Une fois dans les bordels, les filles sont vendues plusieurs fois ", dit Ravi Kant évoquant la dette qu'elles ont envers leurs employeurs et qui augmente de manière exponentielle à chaque fois qu'elles sont vendues - c'est une inflation forcée. Généralement dans l'incapacité de la rembourser, elles sont contraintes à vivre des années de servitude. Pour démanteler ce marché de la prostitution régi par l'argent, il faut comprendre les intérêts économiques en jeu. Après avoir négocié le prix de la passe, un client doit, en plus, payer un bakchich, seule somme d'argent que la fille gardera pour elle. Le reste de l'argent est méticuleusement noté dans un carnet en face du nom de la fille : la moitié ira à la propriétaire de la maison close, dont une partie sert à payer le loyer et à soudoyer la police et autres autorités locales, l'autre moitié étant versée à la nayika.

Faire passer le message : À GB Road, des membres de Shakti Vahini éduquent les travailleuses du sexe et leurs clients sur la prévention du VIH. PHOTO/SHAKTI VAHINI

Il a fallu à Shakti Vahini beaucoup de temps pour connaître Shobba, la nayika de Seelu. Petite, grosse, portant des bijoux en or, arborant un air de commandement prononcé, cette femme de pouvoir pour qui six filles sont aux petits soins, prenait l'argent de Seelu, la battait et ne l'autorisait jamais à sortir du bordel sans être accompagnée. Shobba était la clé pour comprendre les difficultés auxquelles Seelu se heurtait. La nayika, l'équivalent de la maîtresse femme, occupe un rôle crucial dans le système des maisons closes. Généralement d'anciennes prostituées, elles ont survécu en économisant de l'argent et en achetant progressivement d'autres filles. Plusieurs nayikas peuvent louer un espace dans un bordel, créant un environnement analogue à la structure cellulaire utilisée dans les réseaux d'espionnage afin d'isoler les agents entre eux et de rendre difficiles les infiltrations de l'extérieur. Les filles sont non seulement coupées physiquement et psychologiquement du monde extérieur mais aussi divisées entre elles à cause de la concurrence avec les filles travaillant pour d'autres nayikas.

Les nayikas sont également les premiers et les derniers maillons de la chaîne, se servant de leurs connexions pour faire venir les filles de leur région. Seelu et Shobba étaient toutes les deux de la même ville située en bordure de Maharastra et d'Andrah Pradesh, une zone de recrutement importante. Les nayikas paient des intermédiaires, les dalaals, qui savent quelles familles sont vulnérables - celles dont les récoltes ont été mauvaises, dont le " gagneur de pain " est décédé -, persuadent les parents de laisser partir leur fille et organisent leur transport jusqu'à Delhi. Peu de compassion existe dans la relation d'une nayika avec les filles qu'elle dirige. Elle-même victime d'un système où la violence est courante, elle connaît trop bien leurs motifs et leurs évasions. Pour gagner sa vie, elle doit les faire travailler sans relâche. Dans cette relation, on se moque bien des appels à la légalisation de la prostitution en vue de régulariser leurs droits. Dans cet environnement, les caractéristiques d'une relation d'emploi normale font pratiquement défaut. Comme le décrit Seelu, " nous vivons comme des animaux ".

" Si une fille ne gagne plus d'argent, elle ne restera pas longtemps ici. " Ravi Kant a entendu parler d'une fille qui, après s'être cassé la jambe, a été simplement jetée à la rue jusqu'à ce qu'elle soit en mesure de reprendre son travail. Quand on lui a demandé si elle se sentait redevable pour les coûts de traitement de la tuberculose, Seelu a répondu d'un ton sec : " Si Shobba a déboursé cet argent c'est seulement parce que je lui en ai rapporté. Les filles qui tombent malades et qui ne gagnent pas d'argent sont confinées dans une pièce du fond et abandonnées à leur triste sort. " Ce manque de comportement est responsable en grande partie de la propagation du VIH. Meeri majboori, a répondu Seelu impassible quand on lui a demandé si elle utilisait des préservatifs - elle voulait dire par là qu'elle était forcée, qu'elle n'avait pas d'autres choix, Shobba ne tolérant pas d'indisposer des clients qui ne voulaient pas en utiliser. Et à part leurs nayikas, qui d'autre pourrait éduquer et aider ces jeunes filles intimidées, illettrées pour qu'elles adoptent des comportements sans risque avec des clients qui ne se soucient peu d'elles ?

Mais une autre raison liait Seelu à Shobba. " Une nayika fait travailler une fille pendant quelques années, quand elle est jeune et qu'elle rapporte beaucoup d'argent. Puis elle l'incite à tomber enceinte, prend l'enfant et le garde. Une fois que l'enfant lui est retiré, la mère ne peut pas s'enfuir. " Les deux enfants de Seelu sont nés quand elle était plus jeune d'un mariage qui n'a pas duré parce que le mari buvait et la battait. Son opposition à la tradition des mariages forcés lui avait aliéné sa famille qui était de toute façon trop pauvre pour l'aider quand son mariage d'amour s'est effondré. Quand elle a été sollicitée pour un emploi de domestique à Delhi, elle remplissait déjà trois des conditions disposant à la traite. " Les filles sont amenées à se prostituer pour quatre raisons ", a expliqué Ravi Kant : " la pauvreté, la violence, le divorce et le désir de gagner de l'argent facilement. La pauvreté est, de loin, la cause principale de leur vulnérabilité. " Dès son arrivée à la gare de New Delhi, elle a été amenée directement à GB Road où on lui a retiré ses enfants. Pendant longtemps, elle a tenu le coup. Mais seule dans une grande ville, ne parlant pratiquement pas le hindi, sans argent et sans moyen de retrouver ses enfants, elle a été prise au piège.

La position du gouvernement à l'égard de la traite n'est pas claire, et ce aux plus hauts échelons. La Loi portant sur la prévention du trafic immoral des personnes (ITPA) - la principale mesure légale de l'Inde datant de 1956 - interdit la traite des personnes, pénalise l'exploitation sexuelle et les délits dont sont victimes les mineurs. Pourtant, ceux qui exploitent les prostituées sont rarement traduits en justice. Selon le Rapport du Département d'État américain sur la traite des êtres humains, l'appareil administratif est en panne. La police n'utilise pas toutes les dispositions de l'ITPA et n'applique pas la loi contre les trafiquants ni contre les propriétaires de maisons closes.

La traite est un phénomène mondial et les enquêtes menées sur cette pratique qui s'étend au-delà des frontières sont freinées par le manque de coordination entre les services de police des différents États. Mais c'est au niveau local que le laxisme avec la complicité des autorités est le plus visible - la police locale qui ferme les yeux sur les activités des dalaals, les gardes-frontières qui facilitent le transfert des victimes entre les États et les agents de police qui préviennent les nayikas d'une descente de la police à la recherche de filles mineures.

Les enquêtes de l'ONG Shakti Vahini sur la disparition d'une mineure Assamese, une victime de la traite envoyée à Haryana, révèlent pourquoi la police locale a refusé de prendre des mesures contre la dalaal malgré les preuves qu'elle faisait travailler au moins onze filles à son compte. Ayant quitté Assam sous le faux prétexte d'un mariage avec un riche propriétaire terrien Haryanan mais ayant été vendue à un homme pauvre ne possédant pas de terres, elle a appris de cette triste expérience le ba-ba du métier et, à son tour, a fait miroiter une vie meilleure à d'autres filles pauvres de sa région. Le nombre important d'hommes prêts à payer pour se marier et l'acceptation de cette pratique lui ont permis de gagner de l'argent et d'accéder à un certain statut social. Toutefois, ses clients se sont plaints qu'elle les faisait chanter en les menaçant de révéler l'existence de leur mariage avec des mineures - argent que, selon elle, lui soutirait la police qui menaçait de l'arrêter.

La tactique de l'ONG Shakti Vahini a été de sensibiliser Seelu. " Parfois les filles se rebellent contre leur nayika. Une fois qu'elles connaissent leurs droits, elles commencent à réaliser qu'elles peuvent se défendre. " C'est une confrontation avec Shobba qui lui refusait de voir plus souvent ses enfants qui a tout déclenché. Un jour, Seelu s'est esquivée et a appelé Ravi Kant d'une de ces nombreuses cabines téléphoniques de GB Road : " Je me suis enfuie. " Il lui a fallu un mois pour retrouver ses enfants grâce aux contacts de l'organisation. Les jeunes femmes comme Seelu se retrouvent dans le monde de la traite après avoir attirées sous de faux prétextes, leur marginalité sociale et économique les rendant invisibles aux yeux des autorités, une indifférence et un laxisme en matière d'application de la loi qui permettent au marché de la traite de prospérer.

Il est essentiel de limiter le marché de la prostitution pour réduire la propagation du VIH par le commerce de la traite des êtres humains. L'histoire de Seelu illustre l'importance d'une action visant spécifiquement à briser le système des nayikas dans les maisons closes, le lien entre les nayikas et les dalaals ainsi que la complicité des autorités locales. Cela doit être l'objectif des interventions dans l'ensemble de la région d'Asie où des filles naïves comme Seelu ont franchi ce pas fatal.

P.S. : Si Seelu n'avait pas téléphoné à Ravi Kant, elle serait probablement morte aujourd'hui. Elle a été, par la suite, diagnostiquée séropositive. Atteinte de tuberculose, la principale cause de décès chez les séropositifs en Inde, elle a fait une rechute en raison de la résistance aux médicaments et des conditions de vie insalubres à GB Road. Elle reçoit gratuitement un traitement d'antirétroviraux fourni par le programme de lutte contre le sida de l'État de Delhi par le biais de l'ONG Shakti Vahini, où elle suit une formation afin de travailler dans des programmes de sensibilisation des travailleurs du sexe.


 

Biographie
Michael Parker est un analyste politique qui travaille dans le domaine de la réglementation pour la protection des travailleurs en Australie. Avec une formation en économie appliquée et en anthropologie, il s'intéresse depuis longtemps aux questions du développement et du changement social en Inde et cherche à accroître la présence commerciale de l'Australie dans ce pays.
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