Chronique ONU

L'holocauste et les procès de Nuremberg

Par Benjamin Ferencz

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L'article
Photo/Charles Alexander, Bureau du Chef du Conseil des États-Unis, avec l'aimable autorisation de la Harry S. Truman Library.
Le procureur américain Sydney S. Alderman (debout) lit l'acte d'accusation lors des procès de Nuremberg, durant la première session du Tribunal militaire international au Palais de Justice de Nuremberg, en Allemagne, en 1945.

Le plus grand hommage que nous puissions rendre à la mémoire de ceux qui ont péri au cours de l'Holocauste et dans d'autres tragédies similaires, c'est d'édifier un monde plus humain et plus pacifique.

La Charte des Nations Unies, élaborée en juin 1945, a exprimé la détermination " de préserver les générations futures du fléau de la guerre ". Son préambule exprimait l'égalité des nations, grandes et petites, et appelait à promouvoir la justice sociale, à pratiquer la tolérance et à respecter le droit international. En août 1945, les États-Unis, l'Union soviétique, la Grande-Bretagne et la France ont signé une autre Charte établissant le Tribunal militaire international (TMI) pour juger certains dirigeants allemands ayant commis des crimes de guerre, des crimes contre l'humanité et des atrocités associées. Où en sommes-nous aujourd'hui ? Que devons-nous faire pour atteindre ces objectifs nobles ?

L'Allemagne s'est rendue sans condition et chacune des quatre puissances occupantes a désigné d'éminents juristes pour assumer les fonctions de juges et de procureurs au Tribunal. On s'accorda pour veiller à ce que les procédures soient équitables. Le procès se déroulerait à Nuremberg, une ville phare du parti nazi. Robert M. Jackson, un éminent architecte du procès, a quitté ses fonctions à la Cour suprême des États-Unis pour remplir celles de procureur général américain. Dans sa déclaration d'ouverture, il s'exprima en ces termes : " Nous ne devons jamais oublier que les faits pour lesquels nous jugeons ces accusés sont ceux pour lesquels l'Histoire nous jugera demain. "

Adolf Hitler et quelques-uns de ces conseillers se sont suicidés, comme le fit Hermann Goering après avoir été condamné à mort par le Tribunal. Sur les 24 accusés, 3 ont été acquittés, 9 condamnés à la réclusion et 12 condamnés à mort par pendaison - le monde était informé que ceux qui détenaient le pouvoir seraient tenus responsables de leurs crimes. Les éminents juristes du TMI ont confirmé la compétence légale du tribunal et la validité des accusations en vertu de la loi existante. Toutes les procédures étaient ouvertes au public. Les accusés ont été présumés innocents, traités avec humanité et ont bénéficié de droits qu'ils n'avaient jamais accordés à aucun homme, quand ils étaient au faîte de leur gloire.

Après l'adoption du Pacte Kellogg en 1928, par lequel les pays signataires renonçaient à la guerre, les dirigeants nazis n'auraient pas dû être surpris des réactions provoquées par leur guerre éclair contre d'autres États. Le procureur Jackson a fait remarquer que le droit international n'était pas statique mais évoluait progressivement pour répondre aux nouveaux besoins. En 1946, le jugement et les principes de Nuremberg ont été affirmés à l'unanimité par la première Assemblée générale des Nations Unies. Le droit avait fait un pas en avant. La guerre, qui avait été acceptée comme un droit international, était reconnue comme un crime international passible de sanctions.

Les procès plus tardifs, qui ont lieu à Nuremberg, à Tokyo et ailleurs, ont été fondés sur les principes du TMI. Les puissances alliées étaient incapables de se mettre d'accord sur un procès international commun mais chacune a pu monter les procès qui l'intéressaient. Puisque le Tribunal se limitait à l'examen des crimes du nazisme, les États-Unis ont décidé d'engager d'autres procédures dirigées par le général Telford Taylor, un membre important de l'équipe du procureur Jackson. Des actes d'accusations ont été déposés à l'encontre de médecins ayant effectué des expériences médicales, de juges qui ont enfreint la loi, d'industriels, de chefs militaires et de ministres qui ont soutenu la politique nazie. Sur les 185 personnes jugées, 142 ont été condamnées.

En avril 1946, j'ai été envoyé en Allemagne par le Pentagone pour participer aux procès. Avant de m'engager dans l'artillerie en 1943, j'étais assistant de recherche auprès d'un professeur de l'université de Harvard et j'avais écrit un livre sur les crimes de guerre. Lorsque les troupes américaines sont entrées en Allemagne, j'ai été transféré au Q.G. du général Patton et ai participé à la création d'un programme concernant les crimes de guerre. Dans le cadre des enquêtes que j'ai menées, j'ai déterré des corps d'aviateurs alliés capturés battus à mort par une foule d'Allemands en colère. Je suis allé dans de nombreux camps de concentration avec l'armée de libération où j'ai vu les horreurs de l'Holocauste. J'ai réuni des documents et des éléments pour prouver l'ampleur des crimes commis par les Nazis. Ces expériences indescriptibles m'ont marqué à tout jamais.

Après la création à Berlin de bureaux chargés de rassembler des éléments pour soutenir les nouvelles poursuites, le général Taylor m'a nommé procureur général dans le procès Einsatzgruppen. Les accusés étaient des unités SS qui avaient suivi les troupes allemandes dans la Pologne occupée et en Union soviétique, et qui avaient pour mission de tuer sans pitié et sans remords tous les hommes, femmes et enfants juifs qu'ils pouvaient capturer, ce même sort étant réservé aux Tziganes et à toute autre personne considérée comme une menace au Reich. Selon leurs rapports confidentiels, ces commandos, composés d'environ 3 000 hommes, ont délibérément massacré plus d'un million d'innocents, simplement parce qu'ils étaient d'une race, d'une religion ou d'une idéologie différentes de celles de leur bourreau.

Pour prévenir les actes de génocide, il faut comprendre la mentalité et le raisonnement de ses auteurs. Les 22 accusés dans l'affaire Einsatzgruppen avaient été choisis en fonction de leur rang et de leur niveau d'instruction - un grand nombre était titulaire d'un doctorat, six avaient le grade de général SS. Le principal accusé, le général Otto Ohlendorf, a patiemment expliqué pourquoi son unité avait tué 90 000 juifs. Tuer tous les juifs et tous les Tziganes, a-t-il dit, était nécessaire, c'était une question d'autodéfense. On savait que les Soviétiques allaient engager une guerre totale contre l'Allemagne. Il valait donc mieux lancer une frappe préventive au lieu d'attendre d'être attaqué. On savait aussi que les juifs soutenaient les bolcheviques. Il fallait donc éliminer tous les juifs. Mais pourquoi lui, père de cinq enfants, a-t-il tué des bébés, des milliers de bébés ? Sa réponse fut d'une simplicité déconcertante : si les enfants apprenaient que leurs parents avaient été tués, ils auraient grandi en devenant des ennemis de l'Allemagne : l'objectif était la sécurité à long terme. Le docteur Ohlendorf n'avait pas suffisamment de faits pour mettre en cause les conclusions d'Hitler. C'était d'une logique implacable, a-t-il dit.

Je n'ai pas demandé la peine de mort, même si je considérais que ces personnes la méritaient. J'ai simplement demandé au tribunal d'affirmer le droit de tous les êtres humains à vivre dans la paix et la dignité, quelque que soit leur race ou leur religion - c'était " un appel de l'humanité au droit ". Les trois juges américains compétents ont conclu qu'une frappe préventive comme acte d'autodéfense ne constituait pas une justification crédible pour commettre des massacres. Si chaque nation pouvait décider elle-même quand attaquer un ennemi présumé et quand mener une guerre totale, l'état de droit serait gravement menacé et le monde aussi. Tous les accusés ont été condamnés : 13 à la peine de mort et Ohlendorf à la mort par pendaison. J'avais 27 ans et c'était ma première affaire. Les idéaux que j'ai exprimés alors sont restés en moi toute ma vie.

Qu'avons-nous accompli ? Malgré la promesse faite à mon épouse, quand nous nous sommes mariés à New York, que nous passerons notre lune de miel en Allemagne pendant une courte durée, nous y sommes restés pour aider à obtenir les restitutions, les dédommagements et aider à la réhabilitation des survivants. Employé d'une organisation caritative juive, j'ai dirigé des programmes sans précédent historique ou juridique. Lorsqu'en 1956, le gouvernement de l'Allemagne de l'Ouest a versé 50 milliards de dollars aux victimes du nazisme de toutes confessions, nous avons décidé qu'il était temps de rentrer chez nous avec nos quatre enfants, tous nés à Nuremberg. De retour à New York, ma carrière de juriste s'est révélée sans grand intérêt : face aux guerres et aux massacres faisant rage aux quatre coins de la planète, j'ai pris la décision, à 50 ans, de consacrer le reste de ma vie à tenter de faire triompher la force de la loi sur la loi de la force.

J'ai centré mes efforts sur les tribunaux pénaux internationaux afin de prévenir les crimes internationaux. En 1946, les Nations Unies avaient demander d'inclure ces crimes dans le code pénal et de créer un tribunal pénal international en s'inspirant de celui de Nuremberg. En tant que membre d'une organisation non gouvernementale, j'ai obtenu l'accès aux archives de l'ONU. J'ai découvert que les délégués, n'ayant pas la capacité ou la volonté de s'entendre sur une définition du crime d'agression, ont fait valoir que sans elle on ne pouvait élaborer un code pénal et que sans code on ne pouvait créer un tribunal. En fait, les grandes puissances n'étaient pas prêtes à se voir déposséder de leurs prérogatives de souveraineté par un tribunal international. Une fois que la définition de l'agression a été adoptée par consensus en 1974, une nouvelle page s'est ouverte permettant la poursuite des travaux sur le code et le tribunal. Les problèmes ont été soigneusement examinés et documentés dans plusieurs ouvrages que j'ai publiés entre 1975 et 1983. New Legal Foundations for Global Survival, un livre publié en 1994 qui présentait une vue d'ensemble détaillée, a été qualifié de " remarquable " par le Secrétaire général de l'ONU Kofi Annan.

Avec les viols systématiques commis en 1991 dans l'ex-Yougoslavie, le monde est finalement sorti de sa léthargie. En 1993, le Conseil de sécurité de l'ONU a créé le Tribunal pénal international pour l'ex-Yougoslavie (TPIY) chargé de juger les auteurs de crimes de guerre, de crimes contre l'humanité et d'actes de génocide, masqués sous le nom de " nettoyage ethnique ". Après le massacre de plus 800 000 personnes au Rwanda, une honte qui n'a pas fini d'éclabousser le monde, le Conseil a établi un autre tribunal ad hoc - le Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR) -chargé de traduire en justice les responsables de crimes. D'autres tribunaux internationaux dont le domaine de compétences était limité ont été établis dans le but de poursuivre les auteurs de crimes contre l'humanité commis au Cambodge, en Sierra Leone, au Timor Leste et ailleurs. Mais créer des tribunaux temporaires ayant des compétences limitées dans le temps et dans l'espace, après que les crimes ont été commis, est loin d'être le meilleur moyen d'assurer la justice internationale. Ce qui manque dans l'ordre juridique mondial, c'est un tribunal permanent ayant recours à des lois universelles contraignantes afin d'empêcher que de tels crimes se produisent.

Après de nombreuses années de négociations difficiles et de compromis, le statut de la Cour pénale internationale (CPI) a été adopté dans le cadre du traité signé à Rome le 17 juillet 1998, par 120 voix pour et 17 contre, décrit par le Secrétaire général comme " un cadeau d'espoir pour les générations futures ". Le traité est entré en vigueur le 1er juillet 2002, avec 60 ratifications; à la fin 2005, il y en avait 100. Toutefois, certaines grandes puissances ne l'ont toujours pas ratifié. Le gouvernement américain a indiqué qu'il soutenait l'établissement de la Cour. S'adressant à l'Assemblée générale de l'ONU, Bill Clinton a signé le traité le 30 décembre 2000 mais, événement sans précédent, sa signature a été annulée en mai 2002 par l'administration Bush indiquant que les États-Unis n'avaient aucune intention de devenir membre de la CPI.

Des conservateurs faisant partie du gouvernement américain ont fait valoir que le procureur indépendant pourrait engager des poursuites sans motif contre des soldats américains. Les nations ont été averties que les États-Unis leur retireront toute aide économique et militaire si elles ne signaient pas des accords pour éviter que les citoyens américains et leurs employés aient à rendre des comptes devant la nouvelle Cour pénale de La Haye. Les États-Unis, qui avaient tant fait pour faire progresser l'état de droit, ont tourné le dos au principe de Nuremberg défendu par Robert Jackson, Telford Taylor et tant d'autres, à savoir que la loi doit s'appliquer à tous sans discrimination. Les craintes exprimées par le gouvernement américain sont sans fondement, les centaines de nations qui soutiennent la CPI, notamment les alliés les plus fidèles de l'Amérique et l'ensemble de la Communauté européenne, ne les partageant pas. La CPI reconnaît la priorité de compétence aux juridictions des États pour juger leurs propres ressortissants. Elle n'interviendra que si les juridictions de cet État n'ont pas la capacité ou la volonté de poursuivre les personnes responsables. Dans l'histoire de l'humanité, les procureurs n'ont jamais été soumis à un contrôle quelconque. L'Association américaine du barreau ainsi que des juristes éminents soutiennent la CPI et il est à espérer que lorsque celle-ci aura prouvé son caractère équitable et son importance, les États-Unis mettront fin à ce boycott et s'associeront aux autres nations qui soutiennent les principes fondamentaux du droit humanitaire international.

Où allons-nous ? Dans toutes les grandes démocraties, les divergences d'opinion sont inévitables. Il y aura toujours ceux qui sont convaincus que la guerre est dans la nature humaine : la guerre est considérée comme une manifestation de la loi divine - " le gros poisson mange le petit ". Bien qu'ils s'en défendent, ces sceptiques ne croient pas vraiment au droit international. Ils rejettent les nouvelles règles ou les nouvelles institutions qui s'attachent à améliorer les comportements humains. Ils traitent d'" utopiques " ou d'" idéalistes " ceux qui croient qu'il est possible de modifier les pratiques et les valeurs profondément ancrées. Pourtant, l'histoire prouve qu'ils ont tort.

L'esclavage a été aboli, les droits de la femme s'affirment, le colonialisme a pratiquement disparu, les États souverains forment des unions multinationales liées par des règles communes, le droit pénal international et le droit humanitaire international ont été élaborés et des tribunaux internationaux sont peu à peu mis en place. Les nations reconnaissent de plus en plus que, dans ce monde interdépendant, elles doivent coopérer pour leur bien-être commun. La révolution technologique et dans le domaine de la communication porte la promesse d'une société humaine internationale et intégrée au bénéfice de tous.

Le respect des cultures traditionnelles peut améliorer la qualité de la vie et devrait être encouragé. La loyauté envers son prochain, la nation ou la religion est une valeur qui devrait être respectée. Mais, comme Nuremberg l'a montré, on ne peut tolérer que des personnes soient tuées en raison de différences raciales, religieuses ou idéologiques. On ne peut invoquer l'autodéfense pour justifier un massacre - c'est un crime. Initier une guerre d'agression, selon les juges du Tribunal de Nuremberg, est " le crime international suprême ", puisqu'il contient tous les autres crimes. Il ne peut y avoir de guerre sans atrocités et une guerre déclenchée en violation de la Charte de l'ONU est la pire des atrocités. Le meilleur moyen de protéger la vie des jeunes soldats courageux est d'éviter la guerre. On ne peut tuer une idée avec un fusil, seulement avec une meilleure idée. Si on croit que la loi vaut mieux que la guerre, il faut faire tout ce qu'on peut pour augmenter la force de la loi et arrêter de glorifier la guerre.

Aucune paix ne sera possible tant qu'elle ne sera pas universelle. L'éducation de la paix doit commencer dès le plus jeune âge et être enseignée dans toutes les institutions et dans tous les modes d'apprentissage. La compréhension, la tolérance, la compassion, le compromis et la patience infinie portent plus de promesses que la menace de la destruction nucléaire ou les dangers dévastateurs de la guerre moderne. Pour honorer la mémoire de ceux qui ont péri durant l'Holocauste et dans les innombrables guerres qui ont eu lieu depuis, nous avons le devoir de créer un nouvel ordre mondial, un monde plus humain et plus pacifique pour tous.

Biographie
Benjamin B. Ferencz a été procureur général aux procès de Nuremberg pour juger les crimes de guerre commis par les commandos d'extermination nazis. Il a dirigé les programmes de restitution d'après-guerre pour les survivants, a poursuivi sa carrière juridique à New York et a été professeur stagiaire à la Pace Law School. Il est l'auteur de nombreux livres et articles et donne souvent des conférences sur la paix dans le monde (voir le site www.benferencz.org).
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