Chronique ONU
ESSAI : Le miracle d'Einstein
Par Hans Christian von Baeyer

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L'article
Copyright © 2005 American Physical Society, illustration reproduite avec l'autorisation de l'Albert Einstein Archives, Department of Manuscripts & Archives, Jewish National & University Library, Hebrew University of Jerusalem.
En commémoration du centenaire de l'annus mirabilis d'Albert Einstein, 2005 a été déclarée de diverses manières : « L'année mondiale de la physique », « L'année internationale de la physique » et « L'année Einstein ». Nombre d'articles et de livres seront publiés, des sites Internet seront créés, des émissions télévisées et des programmes radio seront diffusés et des conférences seront organisées pour le grand public; des pièces de théâtre, des danses, des concerts et un opéra seront même prévus pour ajouter une note de gaieté à ces festivités. La physique et, en particulier, les contributions d'Einstein, seront, pendant une courte durée, le sujet mis à l'honneur. Le fait qu'Einstein soit décédé il y a tout juste cinquante ans donne un caractère opportun à l'événement. Ce n'est d'ailleurs pas la première fois qu'un tel événement est organisé. En 1979, le monde commémorait le centenaire de la naissance du grand physicien avec un jubilé et, en 2000, celui-ci faisait la une du Time Magazine, qui l'avait désigné « l'homme du siècle ».

En quoi 1905 est-elle une année spéciale ? Depuis, d'innombrables découvertes remarquables ont été faites, des centaines de physiciens compétents ont vu le jour, dont certains ont remporté un prix Nobel, et quelques idées fondamentales aussi importantes que celles d'Einstein ont été élaborées. Pourquoi mettre l'accent sur 1905 ? Que s'est-il passé à l'aube de ce siècle agité ? La réponse ne concerne pas seulement les découvertes d'Einstein en 1905, lorsqu'il avait 26 ans et travaillait au bureau des brevets à Berne, en Suisse, mais aussi son cheminement. Ses découvertes ont déterminé le cours de la physique pour le XXe siècle, tandis que le cheminement de sa pensée est porteur d'espoir pour le XXIe siècle.

Entre mars et juin 1905, Einstein a publié trois articles scientifiques consacrés à trois sujets non liés entre eux, une étonnante pensée ayant été ajoutée après coup, en octobre, dans le dernier article. Depuis 1666, lorsque Isaac Newton a découvert la gravité, fondé la science et inventé le calcul, le monde n'avait connu une telle abondance d'idées conçues si rapidement par un seul esprit. C'est peut-être aussi bien ainsi, car chacune soulève des questions qui occuperont les scientifiques pendant des siècles.

Le deuxième article, plus conventionnel et le plus facile à comprendre, est, en fait, celui qui aura le grand impact par la suite. Comme c'est souvent le cas en science, le sujet lui-même était aussi insignifiant que ses implications ont été révolutionnaires. L'article explique le mouvement brownien, découvert par le physicien anglais Robert Brown qui, en 1828, avait observé le mouvement désordonné et aléatoire des particules microscopiques du pollen flottant à la surface de l'eau. Le phénomène était incompréhensible parce que ce mouvement persiste même quand l'eau est au repos. Dans certaines expériences, on a observé que le mouvement des particules dans un récipient scellé statique continuait pendant un an. Quelle était la raison de ce phénomène ?
Qu'est-ce qui était à l'origine de ce mouvement ?

Pendant des décennies, les physiciens ont formulé toutes sortes d'hypothèses pour expliquer ce phénomène : tourbillons invisibles, son dans l'atmosphère environnante, bulles dans l'eau, radiation, charges électriques et autres effets, explications sans lendemain. Einstein, quant à lui, en avait pris connaissance lorsqu'il préparait son doctorat sur les propriétés des molécules. Il a imaginé que le grain de pollen était une boule de bowling bombardée de toutes les directions par des molécules d'eau de la taille de billes. Et si les molécules étaient plus petites, aussi petites que des pépins de raisin par exemple, et en grand nombre, leur faible poussée de toutes les directions s'annulerait et la boule resterait immobile. D'un autre côté, si elles étaient plus grosses, comme des balles de base-ball (et donc moins nombreuses), elles pourraient déplacer la boule. Tout dépend du poids d'une molécule qui, en 1905, n'avait pas été établi de manière précise. En partant de cette hypothèse, Einstein a été en mesure de prédire la distance moyenne entre les angles saillants de la trajectoire en zigzag d'un grain de pollen typique. Il a donc réussi à expliquer que le mouvement brownien résultait des collisions avec des molécules d'eau invisibles en mouvement constant.

La nouveauté de la théorie d'Einstein s'appuie sur l'hypothèse que les atomes existent. Aujourd'hui, alors qu'on manipule des atomes individuels, il est difficile d'imaginer qu'en 1905 leur existence était encore loin d'être établie. L'idée d'atome est née dans l'antiquité grecque et n'a cessé d'évoluer au travers des âges, devenant un thème unifiant et schématique dans les domaines de la physique et de la chimie. Cependant, à cette époque, les atomes étaient un mystère dont l'existence était difficile à prouver. Pour de nombreux physiciens, ils s'apparentaient aux centimes qui constituent un dollar sans impliquer qu'ils sont des éléments matériels d'un billet d'un dollar. Jusqu'en 1905, on pouvait sans risque rejeter les atomes comme outils d'évaluation scientifiques. Les molécules d'Einstein étaient différentes : s'il avait raison, la force qu'elles contenaient pourraient les propulser hors du domaine théorique dans le monde des faits réels, matériels.

Trois ans plus tard, le physicien français Jean Perrin a réussi à mesurer la trajectoire du mouvement brownien et a constaté qu'Einstein avait raison. Cet exploit en physique expérimentale lui valut un prix Nobel. Après 2000 ans de spéculation, les atomes étaient devenues une réalité, ce qui allait fondamentalement transformer la physique et la chimie. Même la biologie, qui allait entrer dans l'âge de la génétique moléculaire, fonde ses structures théoriques sur la réalité atomique. On peut dire sans exagérer que la compréhension du monde en termes d'atomes est la doctrine la plus fondamentale de la science moderne. Comme l'a dit le physicien américain Richard Feynman, de toutes les découvertes scientifiques, la doctrine atomique contient « le plus d'informations en quelques mots... ». À partir de quelques grains de pollen dans un récipient, Einstein a tiré la leçon qui a ouvert la voie à la science moderne.

Contrairement à l'article sur le mouvement brownien, qui établissait une ancienne hypothèse comme réalité, le premier article d'Einstein s'appuyait sur des travaux réalisés cinq ans auparavant. Il expliquait le phénomène de l'effet photoélectrique - également un puzzle qui défiait toute explication - par lequel les rayons de la lumière amènent les métaux brillants à libérer des électrons. Le processus convertit l'énergie lumineuse en un signal électrique et est appliqué notamment aux appareils photos électroniques. Les expériences ont révélé une incohérence particulière. Quand l'intensité de la lumière appliquée, et donc l'énergie incidente totale, est augmentée, la vitesse des électrons émis n'augmente pas. Les électrons se comportent comme un ballon de football dans lequel on aurait tapé plus fort mais qui ne va ni plus haut ni plus loin. Mais ce phénomène n'était pas vraiment un problème crucial. D'ailleurs, si la plupart des physiciens l'ont carrément ignoré, Einstein a interprété l'effet photoélectrique, donnant lieu à une révolution scientifique. Il est parti de l'idée que l'énergie d'un rayon de lumière pouvait être transmise par un grand nombre de paquets, des particules lumineuses qui, plus tard, seront appelées photons. Si chaque photon transporte une petite quantité fixe d'énergie, il ne peut transmettre qu'un choc léger sur un électron qu'il rencontre dans le métal brillant. Augmenter l'énergie lumineuse ne ferait qu'augmenter le nombre de photons, et donc d'électrons, tout en ayant aucun impact sur la vitesse de chaque électron. Le paradoxe photoélectrique pouvait donc être résolu.

La notion que la lumière est constituée de paquets d'énergie n'était pas tout à fait originale. Elle avait été avancée par le physicien allemand Max Plank en 1900.

Mais il ne voyait dans ces paquets que de simples outils de d'évaluation. Physicien classique formé à la théorie ondulatoire de la lumière, il réfutait l'idée même de particules lumineuses. Seul un jeune iconoclaste comme Einstein pouvait avoir l'audace de prendre cette idée à la lettre. Même Einstein, cependant, a appelé son point de vue sur les photons « heuristique », ce qui signifie « débouchant sur des recherches supplémentaires » ou « hypothèse avancée en vue de soulever de nouvelles questions ». Une hypothèse heuristique est une hypothèse de travail plutôt qu'une hypothèse dogmatique. À partir de celle-ci, Einstein a déduit une très simple équation liant l'énergie de la lumière incidente à la vitesse des électrons émis. Il faudra dix ans au physicien américain Robert Millikan pour vérifier cette relation mais, lorsqu'il réussit, il s'est avéré qu'une fois de plus Einstein avait raison. Son approche heuristique avait porté ses fruits au-delà de toute attente.

Image de lentilles gravitationnelles autour d'Abell 2218 prise par le téléscope spatial Hubble
Image reproduite avec l'autorisation de la NASA
L'hypothèse des photons fut la clé qui révéla le secret de la structure de l'atome. La théorie quantique, le langage étrange de l'atome, est née avec la réalisation cruciale que l'émission d'un rayonnement par un atome ne se fait pas de manière continue, comme l'émission d'un son par un violon, mais de manière soudaine, par paquets d'énergie. On dit parfois que, plus tard, Einstein réfuta la théorie quantique. C'est une exagération. Après tout, il avait personnellement lancé la révolution quantique en 1905. Comment pouvait-il renier son passé ? Contrairement à ses jeunes collègues, il n'a jamais accepté la théorie quantique comme une théorie finale. Pour lui, une approche heuristique servait mieux la science qu'une approche dogmatique.

Le troisième article d'Einstein a introduit la théorie de la relativité, qui lui vaudra, par la suite, une renommée mondiale. Sur l'électrodynamique des corps en mouvement fait allusion à la théorie de la relativité, mais ne révèle rien de sa vraie nature. On savait que si l'on introduit un aimant dans une bobine de fil reliée à une ampoule, l'ampoule s'allume. À l'inverse, si l'aimant est immobile et qu'on déplace la bobine et l'ampoule devant, le même phénomène se produit. Les physiciens du XIXe siècle avaient réussi à décrire en détail les deux effets, mais en des termes complètements différents. Ils ne semblaient pas troublés par le fait qu'il y avait deux explications différentes alors que les effets étaient les mêmes, l'allumage de l'ampoule.

Einstein, quant à lui, était convaincu que ces deux expériences devaient avoir une cause commune. Il travaillait obstinément, se plaignant de la prolifération des causes. Ce fut cette petite imperfection théorique qui le poussa, a-t-il dit, à établir le postulat du « principe de la relativité » : seul le mouvement relatif de deux objets entre en compte dans une théorie physique, jamais le mouvement absolu d'un simple objet. De même, l'explication physique de l'expérience avec l'aimant et le fil ne dépend pas du fait que l'aimant est immobile ou en mouvement. Il ne peut y avoir qu'une seule explication à l'allumage de l'ampoule ! Sans le réaliser, nous faisons l'expérience du principe de la relativité dans notre vie quotidienne. Dans un avion transatlantique en vol à une vitesse élevée, il est impossible de détecter ou de mesurer la vitesse de l'avion sans communiquer avec le monde extérieur. En 1905, la vitesse absolue de l'avion était un concept fantôme sans signification scientifique.

Le principe de la relativité et son apparente incohérence selon laquelle la lumière, contrairement à un avion, n'a pas une vitesse absolue a conduit Einstein à revoir radicalement les notions de temps et d'espace, qui étaient acceptées depuis Newton. Il a repris les travaux mathématiques de ses prédécesseurs, mais les a interprétés de manière totalement différente. De ses formules, il a prédit qu'une horloge en mouvement ralentit, que la longueur d'un mètre étalon en mouvement rétrécit et qu'aucun objet matériel ne peut atteindre la vitesse de la lumière. À la vitesse peu élevée des automobiles et des avions, ces effets sont minuscules, presque indétectables. Ils n'ont jamais donc été observés directement, et il faudra attendre des décennies pour les corroborer, mais les arguments théoriques d'Einstein étaient suffisamment irréfutables pour que les physiciens sérieux les acceptent avant qu'ils puissent être démontrés.

« Le mystère éternel du monde, c'est son intelligibilité [...]
Le fait qu'il soit intelligible est un miracle. »
À la fin de cette année miracle, Einstein a formulé l'équation E = mc2, comme s'il l'avait ajoutée après coup. Dans un article bref, presque une note en bas de page, il a rapporté la formule reliant l'énergie à la masse et à la vitesse de la lumière, l'équation la plus fameuse de tous les temps. C'était une conséquence directe de la théorie de la relativité : s'il l'avait remarqué plus tôt, il l'aurait certainement incluse dans son troisième article. Il explique que dans toute matière, qu'il s'agisse du charbon ou du pudding au chocolat, une grande quantité d'énergie est enfouie. En 1905, il n'avait aucune idée comment libérer et utiliser cette énergie, mais il avait pressenti que la nature avait trouvé les moyens de transformer la masse en énergie et vice-versa. L'identification de ces processus, y compris ceux qui forment les étoiles, et ceux qui font fonctionner les réacteurs nucléaires et la bombe atomique, a eu lieu cinquante ans plus tard. Einstein n'a pas participé à ces développements, mais ceux-ci ont établi l'équation E = mc2 comme une clé essentielle à la compréhension de la matière et de l'énergie.

Aujourd'hui, nous savons que la nature est atomistique, régie par les lois de la mécanique quantique et relativiste. Les physiciens du XXe siècle nous ont donné un point de vue pertinent sur le monde, qui va des particules sous-atomiques aux limites de l'univers observable. Étant donné que nous faisons tous partie de ce monde matériel, nous devons à Einstein de nous avoir donné les moyens de comprendre le monde dans lequel nous vivons. L'annus mirabilis d'Einstein se révélera d'une importance capitale pour un nombre de technologies actuelles : laser, informatique, communications et nucléaire.

Mais l'aspect le plus étonnant des réalisations d'Einstein n'est pas ce qu'il a fait mais comment il y est parvenu. Il n'avait à sa disposition aucun moyen dont dispose la recherche scientifique traditionnelle : aucun laboratoire, aucun collaborateur, aucune équipe de travail, pas de bourse de recherche. Il travaillait dans un bureau, muni d'un crayon et de papier. Son seul outil était sa pensée. Ce qui tient du miracle, c'est que cet outil, appliqué à une maîtrise des connaissances, est suffisamment puissant pour pénétrer les secrets de la nature. Einstein lui-même n'employait pas souvent le terme « miracle » et ne l'aurait certainement pas appliqué pour ses propres contributions. Pourtant, en 1936, dans un article intitulé Physique et réalité, il écrivit : « Le mystère éternel du monde, c'est son intelligibilité [...] Le fait qu'il soit intelligible est un miracle. »

Il y a une leçon à tirer pour notre génération. Miraculeusement, il nous a été donné la capacité de comprendre le monde, si seulement nous nous y employons à le faire avec zèle. Einstein nous donne l'espoir qu'à son instar nous pouvons aussi comprendre et résoudre les problèmes que nous rencontrons. La prévision des raz-de-marée, la réduction du réchauffement de la planète, la protection contre le sida, l'exploitation des énergies renouvelables, la réalisation d'une carte du cerveau, le traitement du cancer sont parmi les défis difficiles auxquels nous faisons face au XXIe siècle, mais ils ne sont pas insurmontables. Einstein nous assure que le monde est intelligible.

L'intelligibilité du monde est un miracle que nous tous, croyants ou non-croyants, devrions célébrer cette année.
Biographie
Hans Christian von Baeyer, professeur de physique, a enseigné pendant 37 ans au College of William and Mary, à Williamsburg, en Virginie (États-Unis). Expert en théorie de l'énergie, il écrit des ouvrages scientifiques depuis ces 25 dernières années. Son dernier ouvrage, « L'information - Le nouveau langage de la science », traduit en allemand, a été publié par Harvard University.
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