Chronique ONU
Les Commissions Vérité et Réconciliation
Des instruments pour mettre fin à l'impunité et construire une paix durable
Par Paavani Reddy, pour la Chronique

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L'article
Le père Michael Lapsley, Le Cap, 16 février 1997. © Photo de Jillian Edelstein tirée de son livre Truth and Lies: Stories from the Truth and Reconciliation Commission in South Africa, publié par GRANTA, 2001.
Les deux dernières décennies ont été une période de changement politique important dans le monde entier. Des dictatures sont tombées, soit par une victoire militaire soit par la transition vers un gouvernement démocratique et dans de nombreux pays d'Amérique du Sud, d'Europe de l'Est et d'Afrique, les guerres civiles, y compris le régime d'apartheid en Afrique du Sud, ont pris fin. Ces situations ont un point commun : le recours à la violence, notamment les disparitions, les assassinats, la torture, le viol et les détentions illégales afin d'empêcher les populations d'exprimer leurs demandes en matière de démocratie, de droits de l'homme et de gouvernance.

Les gouvernements mis en place après un conflit, nouvellement établis ou de transition ont eu la lourde tâche de faire face au passé et aux violations perpétrées par l'État tout en préparant l'avenir en construisant une société démocratique fondée sur l'état de droit. Dans de nombreux cas, ce dilemme a été aggravé par les accords de paix qui prévoyaient des amnisties pour les anciens oppresseurs ou par les amnisties que s'accordaient les anciennes élites avant la transition1. De plus, les auteurs de crimes passés et leurs sympathisants ont souvent continué à exercer des responsabilités au sein du gouvernement, y compris dans la magistrature, la police et l'armée, rendant les poursuites difficiles. Et le manque de preuves a souvent exacerbé ce problème. Afin de pouvoir néanmoins rendre justice aux victimes, un grand nombre d'États en transition ont adopté une approche extrajudiciaire.

Des commissions de vérité ont été créées pour mener des enquêtes officielles et fournir un rapport détaillé sur les formes de violences commises pendant la répression et la guerre civile. La Commission d'enquête sur les disparitions de personnes en Ouganda a été la première commission créée pour documenter les violations et faire des recommandations. Depuis, plus de trente commissions de vérité ont vu le jour, les plus importantes étant celles en Argentine, au Chili, au Timor-Leste, au Salvador, au Guatemala et, surtout, en Afrique du Sud. Leur succès est impressionnant. Selon Jose Alvarez, professeur de droit international à l'université de Columbia, « les commissions de vérité sont des outils indispensables pour établir la vérité sur les crimes passés, un moyen pour dédommager les victimes et des instruments pour promouvoir la paix et la réconciliation ». Plus récemment, dans son rapport « L'état de droit et la justice transitionnelle dans les sociétés en conflit ou sortant d'un conflit », le Secrétaire général de l'ONU a décrit ces commissions comme « un outil indispensable dans la recherche de la vérité et de la réconciliation » et dans « le rétablissement de la confiance publique dans les institutions nationales de gouvernance ».

Les commissions de vérité et de réconciliation, contrairement aux tribunaux traditionnels, sont principalement centrées sur les victimes et s'appuient sur leurs témoignages. Elles permettent aux survivants de raconter leurs expériences et leurs souffrances dans des audiences privées ou publiques. Ces témoignages constituent une partie importante de l'analyse des formes de violence par la commission, généralement dans un rapport final complet et ont, dans de nombreux cas, donné lieu à des poursuites contre les auteurs de crimes ou entraîné leur démission du gouvernement. Malgré ces points communs, il n'existe pas de principes qui dictent la nature et l'ampleur des travaux des commissions. Il en existe différents modèles, chacune étant conçue en fonction de la nature du conflit et par rapport à une situation politique particulière. Par exemple, les commissions de vérité en Amérique du Sud, en particulier en Argentine et au Chili, étaient dotées d'un mandat limité et ne devaient enquêter que sur les crimes commis pendant la dictature militaire ou la guerre civile, y compris les détentions politiques et les disparitions. Elles n'étaient pas habilitées à assigner les témoins à comparaître et avaient un accès limité ou aucun accès aux dossiers militaires et de la police. D'autres comme les commissions au Salvador et en Afrique du Sud qui y avaient accès étaient confrontées à un manque de coopération de la part de la police ou des militaires ou découvraient que les documents recherchés avaient été détruits, ce qui compromettait leur enquête. Malgré ces inconvénients importants, les commissions de vérité ont été très efficaces car elles ont permis de compiler le témoignage de milliers de victimes et de faire connaître la vérité. Leurs rapports ont donné lieu à la première reconnaissance officielle des crimes passés et des souffrances des victimes après des années de déni et de silence. Elles ont également permis d'engager des poursuites contre les auteurs de crimes, ouvert la voie aux réformes institutionnelles et aux programmes de réparation aux victimes. Le manque de volonté politique pendant la mise en place de ces commissions a donc été comblé par la dynamique particulière de leurs travaux.

En revanche, en Afrique du Sud, la Commission Vérité et Réconciliation (CVR) a été pourvue d'un mandat plus vaste. Créée en 1995 en vertu de la loi relative à l'unité et de la réconciliation nationale, elle demeure le meilleur exemple de ce genre. Elle a été créée à partir de mécanismes déjà mis en place dans le monde, prenant en compte leurs points faibles et leurs points forts. Les points de vue et les attentes de la société civile africaine ont également été pris en considération, créant un sentiment d'appropriation. Cette commission avait pour objectif d'entreprendre un processus de réconciliation afin d'unifier le pays après des décennies de ségrégation raciale et ethnique. « Faire la lumière sur les violations massives des droits de l'homme, en sollicitant différents points de vue, facilite le processus de compréhension de nos passés divisés [de l'Afrique du Sud], tandis que la reconnaissance publique des souffrances non dites et de l'injustice permet de rétablir la dignité des victimes et offre aux auteurs de violations une occasion de reconnaître leur faute2 ». Cette reconnaissance du passé était fondamentale pour promouvoir la réconciliation nationale et construire une nouvelle société.

La CVR était pourvue d'un vaste mandat et disposait des outils pour le remplir. Elle a été habilitée à mener des enquêtes formelles, notamment médico-légales, à faire comparaître des témoins pour témoigner, à recommander des réparations aux victimes et, question très controversée, à accorder l'amnistie à ceux qui ont révélé la nature des crimes qu'ils ont commis. Ce fut l'une des premières commissions à organiser des audiences privées et publiques où pratiquement toutes les victimes pouvaient raconter leurs expériences et les auteurs de violations révéler la vérité sur les crimes qu'ils ont commis. Ces récits ont mis en lumière la dimension des violations massives des droits de l'homme perpétrées systématiquement pas les forces de police et de sécurité, ainsi que par les groupes armés combattant pour instaurer l'égalité des droits. La CVR a également enquêté sur le rôle des médias, du secteur privé et de la justice dans le renforcement de l'apartheid, examinant donc le système oppressif sous tous ses aspects et fournissant un compte rendu complet des événements. Parmi les commissions, la CVR est probablement celle qui a été le plus près à dire « la vérité ».

Un élément crucial de ce succès a été l'octroi de l'amnistie aux auteurs de violations qui ont confessé leurs crimes. Contrairement à un tribunal traditionnel ou à d'autres commissions, les auteurs avaient tout intérêt à dire la vérité puisque c'était leur voie vers la liberté. Mais beaucoup de Sud-Africains ont considéré que c'était un prix cher à payer au nom de la vérité. Richard Wilson, qui a critiqué le processus d'amnistie, note dans son livre The politics of truth and reconciliation in South Africa qu'il y a une « discordance entre la compréhension populaire vis-à-vis du châtiment des individus et la version de rétablissement de la justice proposée par les personnalités politiques nationales3 ». De son côté, l'opinion internationale s'est opposée à l'octroi d'amnisties. En septembre 2003, le Secrétaire général, Kofi Annan, a dit : « Il ne devrait pas y avoir d'amnisties pour les crimes de guerre, les crimes contre l'humanité, les génocides et toutes les autres infractions aux droits de l'homme et au droit humanitaire internationaux ». La Commission Vérité sud-africaine a également été critiquée pour avoir limité ses travaux aux victimes et aux auteurs de crimes violents, excluant les aspects systémiques du régime oppressif qui ont affecté la vie d'un grand nombre de personnes. De son côté, le gouvernement a été critiqué pour son manque de volonté à engager des poursuites.

Pour répondre à ce problème, les commissions de vérité et de réconciliation peuvent être dotées de mécanismes judiciaires. Les processus de recherche de la vérité mis en place au Timor-Leste et en Sierra Leone étaient soutenus par des mécanismes de justice. Les tribunaux spéciaux ont été mis en place pour traduire en justice les auteurs de crimes tandis que les commissions de vérité offraient aux victimes un lieu où elles pouvaient raconter leurs expériences et donner un sens à leur vie pendant le conflit. Les commissions ont adopté une approche davantage tournée vers l'avenir et ont fait l'objet de nombreuses recommandations pour établir la paix et réintégrer les personnes accusées de crimes moins graves dans la société. Ces exemples montrent que la mise en place et le fonctionnement des commissions de vérité et de réconciliation peuvent tenir compte des leçons tirées et continuer d'évoluer tout en prenant en compte les besoins de la situation d'après-conflit.

Malgré la variété de leurs mandats, de leurs pouvoirs et de leurs résultats, ces commissions tentent de remplir plusieurs objectifs dans les sociétés sortant d'un conflit. Répondre aux besoins des victimes. Les commissions de vérité offrent un lieu où les victimes peuvent, souvent pour la première fois, raconter leurs expériences et leurs souffrances. Ce compte rendu des faits est une reconnaissance officielle de leurs souffrances et de la gravité des crimes commis contre elles, qui étaient auparavant niés ou méconnus. Une telle reconnaissance, estiment un grand nombre d'experts, est plus importante qu'une seule reconnaissance des crimes car elle signifie que les crimes n'étaient pas légitimes et que les souffrances des victimes ne sont plus ignorées, ce qui les aident à accepter le passé. L'archevêque Desmond Tutu, président de la CVR, souligne que c'est par la reconnaissance que les victimes « peuvent être habilitées et retrouver leur dignité humaine et civile » (voir Chronique ONU, numéro 4, 1996, page 4). Elle aide aussi la société à mieux comprendre les victimes et leurs besoins. En outre, les commissions de vérité font souvent des recommandations pour indemniser les victimes, assurer leur réintégration et promouvoir la réconciliation.

Éclaircir, documenter et établir les faits. En analysant le témoignage des victimes, les commissions de vérité sont en mesure d'établir la vérité concernant les violations massives des droits de l'homme qui étaient souvent niées par le gouvernement. Qui étaient les victimes ? Quelles injustices ont-elles subies ? Pourquoi ces crimes ont-ils été commis contre elles ? Les rapports éclaircissent, documentent et établissent les faits du passé et débouchent sur une discussion publique. Cette documentation fait partie de la conscience nationale et permet de créer une culture des droits de l'homme et d'empêcher que de tels crimes ne se reproduisent. Elle permet d'empêcher toute tentative visant à nier le passé et les conflits résultant.

Aider à établir la différence entre les gouvernements actuels et du passé. Dans les sociétés sortant d'un conflit, les gouvernements de transition et nouvellement élus doivent établir leur crédibilité, en particulier en soutenant les principes des droits de l'homme. En soutenant la mise en place des commissions de vérité et leurs résultats, les nouveaux gouvernements affirment leurs engagements envers les droits de l'homme, s'attaquent à l'impunité des régimes précédents et défendent une gouvernance plus transparente à la fois pour leur peuple et la communauté internationale. Associées à d'autres mesures de consolidation de la paix, y compris des réformes institutionnelles, ces initiatives permettent de renforcer les droits de l'homme et l'état de droit dans la société sortant de conflits.

Fikile Mlotshwa, Johannesburg, 29 mai 1997. © Photo de Jillian Edelstein tirée de son livre Truth & Lies: Stories from the Truth and Reconciliation Commission in South Africa publié par GRANTA, 2001.
Promouvoir la paix et la reconciliation. Certaines commissions de vérité sont destinées à promouvoir la paix et la réconciliation et à initier un processus de stabilité de la paix à long terme. Priscilla Hayner, cofondatrice du Centre international pour la justice transitionnelle, explique dans son livre que de nombreux partisans des commissions de vérité considèrent que révéler la vérité débouche sur la réconciliation et qu'il est important pour les victimes de savoir « à qui elles pardonnent et pourquoi1 ». Faire la lumière sur le passé aide la communauté à comprendre la gravité des souffrances que le conflit a engendrées pour toutes les parties et renforcent le besoin de paix. Mais les avis diffèrent sur la manière de parvenir à la paix et à la réconciliation - certains préconisent le châtiment et d'autres, la réconciliation. Pour mieux évaluer la situation, les commissions s'appuient souvent sur l'expertise de la société civile afin de connaître les besoins des victimes et leurs attitudes envers la paix et la réconciliation.

Recommander des réformes structurelles. Les commissions de vérité, par leurs enquêtes sur les formes de violences commises dans le passé, sont à même d'évaluer la responsabilité institutionnelle. Elles sont en mesure d'évaluer les défauts et les faiblesses des appareils judiciaire, policier et militaire et d'autres structures du gouvernement, et faire des recommandations pour entreprendre des réformes. L'application de ces réformes dépend de la volonté politique, du soutien et de la pression de la communauté internationale et de la société civile locale, ainsi que des gouvernements.

Le succès des commissions à examiner les violations massives des droits de l'homme pendant les conflits, à promouvoir la paix et la réconciliation et à renforcer la démocratie, a contribué à leur reconnaissance en tant qu'instruments vitaux de l'établissement de la paix et de la promotion de la justice transitionnelle dans les sociétés sortant d'un conflit. Les Nations Unies jouent un rôle actif dans le soutien et la promotion de la justice transitionnelle tout en cherchant à respecter, dans la mesure du possible, le besoin d'appropriation nationale et locale. Dans son rapport sur l'état de droit et la justice transitionnelle, le Secrétaire général déclare que « nous devons apprendre à éviter les solutions toutes faites et l'importation de modèles étrangers, et à appuyer plutôt notre action sur des évaluations nationales, la participation des acteurs nationaux et les besoins et aspirations locaux ». L'ONU devrait faire appel aux organisations locales pour déterminer les besoins d'une société donnée sortant d'un conflit et adapter les commissions de vérité pour y satisfaire - qu'il s'agisse de la nécessité d'établir la vérité ou bien de poursuivre les coupables. De plus, les organisations locales sont dans une meilleure position pour évaluer les causes profondes du conflit et formuler des recommandations sur la manière de renforcer la paix et la démocratie par le biais de mécanismes de transition et de réformes structurelles.

Mme Alvarez fait remarquer qu'en même temps le processus de paix fragile peut dépendre de l'octroi d'amnisties aux coupables. L'ONU soutient cependant le statut de la Cour pénale internationale (CPI) qui stipule que les auteurs de crimes de guerre devraient être tenus responsables. Elle spécifie également que si les nations « refusent et sont incapables » d'engager des poursuites, le procureur de la CIP peut intervenir. Cela, met-elle en garde, pourrait causer des tensions futures et « compromettre certains processus de paix et certains gouvernements de transition ». L'ONU devrait donc résoudre ces tensions. De plus, les mesures de transition ne pouvant avoir lieu dans le vide, il faut les renforcer avec d'autres mesures d'établissement de la paix et de développement, y compris avec des programmes de désarmement, de démobilisation et de réintégration, ainsi qu'avec le microfinancement, afin d'empêcher que les conflits renaissent ou se reproduisent, et pour promouvoir une culture de délibération et de droits de l'homme.
Notes
1.Unspeakable Truths: Confronting State Terror and Atrocity, Priscilla B. Hayner, 2001, page 12.
2.Reconciliation Commission, Truth and Reconciliation Commission of South Africa Report, (Macmillan reference limited, 1998).
3.The Politics of Truth and Reconciliation in South Africa: Legitimizing the Post-Apartheid State: Legitimizing the Post-Apartheid State,
Richard A. Wilson, Cambridge University Press, 2001, page 25.
Nous remercions Jillian Edelstein pour nous avoir fourni les photos de son livre Truth & Lies (Granta 2001), résultat d'un projet de quatre ans où elle a photographié les personnes qui ont témoigné devant la Commission Vérité et Réconciliation en Afrique du Sud. Originaire d'Afrique du Sud, elle a été assistante sociale avant de débuter sa carrière de photographe en 1981.
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