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ESSAI
L'enseignement des relations internationales, parent pauvre des universités et des collèges américains
Jean Krasno

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L'article

Photos ONU
Dans un grand nombre pays, et particulièrement aux États-Unis, les cours de relations internationales que proposent les établissements d'enseignement supérieur et les universités sont jugés inadéquats car ils ne reflètent pas les grandes questions actuelles et, malgré la demande des étudiants, aucun programme d'études n'est créé. Telles étaient les conclusions d'un groupe choisi d'universitaires et d'enseignants en relations internationales, en droit et en économie, réuni à l'université de Yale par le Conseil académique sur le Système des Nations Unies (ACUNS) et le Centre d'études de la mondialisation de Yale pour un colloque de deux jours (22 et 23 novembre 2002). Face aux changements qui surviennent dans le monde, les professeurs qui s'intéressent aux affaires internationales se sont vus investis de nouvelles responsabilités et enseignent dans des classes souvent bondées. Pourtant, un récent rapport du Conseil américain sur l'éducation a conclu que les étudiants de deuxième et de troisième cycles, ainsi que leurs parents, regrettent que les collèges fournissent aux étudiants une compréhension limitée du monde international dont ils font partie. Dans toutes les institutions, que ce soit dans les écoles prestigieuses ou dans les universités, les étudiants sont insatisfaits de leur formation et jugent insuffisants les cours consacrés à la politique mondiale et au système international. Ils aimeraient étudier des sujets actuels, tels que la place des États-Unis et des grandes puissances dans le monde ou comprendre pourquoi, depuis les attaques terroristes du 11 septembre 2001, de nombreux pays haïssent l'Amérique, et examiner les contraintes de la mondialisation.

Les étudiants et le public en général semblent manquer d'éléments pour mesurer à quel point les pays sont sous le contrôle des institutions internationales, en particulier de l'Organisation mondiale du commerce (OMC). Les sujets de préoccupation sont différents de ceux du passé. Les étudiants s'interrogent sur les relations des États-Unis et des grandes puissances avec les autres pays du monde. Bien que les questions internationales suscitent un intérêt considérable, elles sont largement négligées dans les cours universitaires.

Les étudiants veulent également comprendre comment l'ONU, symbole du multilatéralisme incarné par le Secrétaire général, Kofi Annan, fait contrepoids à l'unilatéralisme et à l'isolationnisme. Je ne sais pas si quelqu'un, dans nos départements de sciences politiques, serait à même d'expliquer le rôle du Secrétaire général ou même le fonctionnement des Nations Unies.

Les départements des établissements d'enseignement supérieur et des universités n'ont pas répondu de manière adéquate aux demandes des étudiants qui souhaitent étudier les questions de sécurité internationale liées au commerce, à la finance, à la santé, aux droits de l'homme, à l'environnement ainsi qu'à d'autres domaines. À l'heure actuelle, les départements de sciences politiques n'ont pas de programmes qui traitent ces questions. Ils n'ont pas réussi à surmonter les obstacles bureaucratiques et à mettre en place des études et des diplômes interdisciplinaires. On n'encourage pas suffisamment la recherche et la réflexion sur des questions pertinentes telles que les organisations internationales, le droit international, la gouvernance et les organisations non gouvernementales (ONG). Pourtant, nombreux sont les universitaires qui en sont venus à la conclusion qu'il fallait intégrer davantage les relations internationales (RI) et les autres disciplines, telles que le droit international et l'économie internationale, au programme d'études afin d'offrir aux étudiants une éducation en phase avec leur temps.

Le droit international est un sujet important. Harold Koh, professeur de droit à l'université de Yale et participant au séminaire, a souligné l'importance des organisations internationales, des gouvernements et des implications du droit international avec l'interaction classique des organisations nationales, internationales et supranationales, telles que l'ONU dans le dernier cas. D'après son expérience, la tension entre les organisations internationales et les gouvernements nationaux est inévitable, simplement parce que ces organisations, alors qu'elles développent leurs activités et institutionnalisent leur zone de juridiction, prendront de l'importance, augmentant ainsi inévitablement la zone que les avocats appellent la " juridiction concurrente ". C'est particulièrement vrai dans les deux cas suivants. Premier cas : les grandes puissances comme les États-Unis, qui disposent de lois extraterritoriales, seront inévitablement amenées à entrer en conflit avec les organisations internationales. Second cas : il arrivera qu'une organisation internationale et un État membre puissant aient une politique diamétralement opposée.

Aujourd'hui, plusieurs nouveaux éléments ont été introduits dans le droit de guerre international et le recours à la force. Le premier est la notion de guerre préventive que, dans le document de la stratégie de sécurité nationale, l'Administration Bush affirme être une doctrine adéquate pour lutter contre l'utilisation d'armes de destruction massive et le terrorisme impliquant des acteurs non étatiques. Ce qui veut dire en termes pratiques que les États-Unis soutiennent les résolutions du Conseil de sécurité jusqu'à un certain point, entretenant ainsi l'ambiguïté de savoir s'ils autorisent ou non le recours à la force, et permettent aux grandes puissances d'y recourir sur la base de prétendues raisons coutumières justifiées qui n'ont jamais été discutées dans un forum international. C'est ce qui s'est passé au Kosovo et en Irak. La crise en Irak fait partie de trois questions : le renforcement du droit international comme force contraignante sur les États puissants; la situation des droits de l'homme comme raison invoquée pour justifier une intervention internationale et le rôle futur des États-Unis dans la formation des organisations internationales et du droit international. Reste à savoir si les États-Unis chercheront à établir un ordre international fondé sur le pouvoir ou sur des normes. Si nous considérons que ce pas constitue le problème, nous risquons d'ignorer les nombreuses questions où réside la solution et, ce faisant, ne pas avoir de solution du tout.

Chris Joyner, professeur en relations internationales à la School of Foreign Service de l'université de Georgetown, partage les points de vue de M. Koh, mais ajoute ceci. Le droit international s'applique aux États et à la politique mondiale. Il est indispensable dans les relations internationales. L'enseignant a pour tâche de faire comprendre aux étudiants qu'il existe des règles juridiques internationales auxquelles les États se conforment la plupart du temps. Le droit international a le même but que les lois en général : préserver l'ordre et créer une série d'obligations qui permettent aux gouvernements d'anticiper les actions d'autres gouvernements ou d'acteurs dans les relations internationales. Il établit une série d'activités régulières qui peuvent être anticipées dans notre société internationale et, en ce sens, contribue à promouvoir l'harmonie et des valeurs communes.

Le droit international permet de traiter des problèmes internationaux aussi divers que le recours à la force, les menaces écologiques, l'utilisation de l'espace aérien ou extra-atmosphérique, les régions polaires, les océans, les droits de l'homme, l'utilisation de la technologie au service du développement, les transports et les communications - la liste est sans fin. En résumé, les points de vue de MM. Koh et Joyner sont importants et se renforcent.

Pour Paul Bracken, professeur à la School of Management de l'université de Yale, les sociétés multinationales sont les grandes oubliées dans les cours de relations internationales. Dans un certain sens, bien qu'il soit reconnu que ces sociétés jouent un rôle très important, il leur est assigné une place peu importante dans le processus de mondialisation, c'est du moins le point de vue adopté par les universités dans leurs cours. Les ONG jouent un rôle central dans les études sur la mondialisation et constituent plus ou moins la base de la théorie des régimes politiques.

Mais des groupes comme Goldman Sachs, Alcatel, General Electric, Sumitomo et IBM soit ne sont pas pris en compte, soit sont considérés en bloc dans l'étude des questions d'économie internationale.

Pourquoi les sociétés multinationales devraient-elles être au centre de la mondialisation ? Pour trois raisons :

  • Elles sont le moteur de la mondialisation et influent sur la manière dont elle se développe. Elles apportent de nouveaux procédés et de nouvelles technologies dans un pays. Les gouvernements et les ONG sont certes importants, mais ce sont les sociétés multinationales qui font le travail.
  • Elles sont le plus grand moteur d'apprentissage jamais inventé. C'est pourquoi, de nos jours, pratiquement chaque pays dans le monde (inversant une tendance de trente ans) cherche à augmenter les investissements étrangers directs. Comme il est enseigné dans les écoles de commerce, la seule chose pire que d'être exploité par une société multinationale est de ne pas l'être.
  • C'est là où l'argent se trouve. Les flux du capital privé éclipsent ceux du secteur public. Cela signifie que les sommes d'argent entre les grandes sociétés, telles que Goldman Sachs, Citicorp et General Electric, qui circulent de part et d'autre des frontières internationales sont cent fois, voire des milliers de fois, plus importantes que celles du Fonds monétaire international, de la Banque mondiale, etc. Sur ce sujet, le débat a gardé le parfum des années 50 et 60, lorsque cela n'était pas le cas, particulièrement pour les pays en développement. Avant, les organisations internationales contrôlaient probablement la majorité des flux monétaires vers les pays en développement, mais cela n'est plus le cas depuis bien longtemps.
David Denoon, de l'université de New York, déclare qu'à de nombreux égards, les relations internationales ont perdu contact avec la réalité. Il était un temps où la théorie jouait un rôle crucial dans le développement de la politique étrangère américaine, par exemple, le développement de la politique d'endiguement. George Kennan, historien et diplomate, avait défini la stratégie d'endiguement en s'appuyant sur son sens du réalisme, les études universitaires disponibles et sa perception de l'Union soviétique à cette époque. La théorie de la paix démocratique, mise en valeur par Bruce Russett et Michael Doyle, a occupé une place importante dans l'Administration Clinton sur la manière de procéder avec les pays en développement. En 1993, Tony Lake expliquait, dans un discours donné à l'université Johns Hopkins, que l'objectif de l'Administration était d'essayer d'élargir la communauté des États démocratiques. Une telle pensée est directement issue du travail théorique. L'endiguement, la dissuasion et la théorie démocratique sont trois exemples qui illustrent l'importance de la pensée théorique et du débat par les universitaires et les intervenants sur leur pertinence.

À ceci, M. Denoon oppose certaines questions qui traitent de la mondialisation et des flux de capitaux internationaux. Peu d'articles sont consacrés à ce problème. De nos jours, les relations internationales sont peu centrées sur les questions telles que le rôle des sociétés multinationales ou l'impact des technologies sur le commerce, la rapidité à laquelle sont réalisés les flux de capitaux, les comportements politiques ou économiques au sein des pays lorsque les activités économiques ou technologiques évoluent. Dans le domaine de l'économie politique internationale, les deux domaines dominants sont la théorie des régimes politiques et la théorie de l'état développemental. Le problème, c'est qu'il existe un écart important entre la généralisation concernant le domaine, la relative visibilité et le succès d'organisations, telles que la Coopération économique de l'Asie-Pacifique et l'OMS et les comportements réels, comme ceux de la Chine. Le problème de la théorie de l'état développemental est qu'elle ne maîtrise pas les détails.

Pourquoi est-ce important ? Parce que dans cette profession, ce genre de généralisations hâtives sont gratifiantes. Elles sont plus populaires que l'analyse de la crise économique en Asie ou les raisons pour lesquelles les pays asiatiques ont des difficultés à s'adapter à la situation d'après 1997. Le dilemme vient de la difficulté à appliquer et à adopter cette théorie et du fait que d'autres domaines, tels que l'économie, le management ou l'anthropologie étudient les comportements de ces intervenants de manière plus détaillée que ne le fait le domaine des relations internationales. Les relations internationales ont perdu contact avec la réalité.

Le manque de réseaux interdisciplinaires ne concerne pas seulement le droit international, le commerce et le développement économiques, mais aussi les questions écologiques, le développement durable, la démographie, les droits de l'homme, la santé et d'autres domaines d'études, ainsi que l'échange des expériences des intervenants dans le domaine. L'ordre du jour de la recherche en relations internationales présente d'autres problèmes. Il y a un manque de compréhension des universités en ce qui concerne les différentes cultures politiques, l'identification des personnes responsables de l'ordre du jour et la politique qu'elles représentent. Pourtant, la majorité d'entre elles prennent des décisions politiques majeures. Peu d'études ont été consacrées à l'interaction des nations avec les institutions internationales et, particulièrement, les organisations régionales. La personnalité et l'influence qu'elles exercent sont également importantes dans la prise de décisions politiques, qui peut être considérée comme le domaine de la psychologie politique. Les institutions éducatives doivent trouver les moyens de combler ces écarts.

Les participants au séminaire ont dressé la liste des obstacles rencontrés au sein des collèges et des universités, dans le domaine des relations internationales et dans les départements. Ces obstacles peuvent venir de la réticence de la vieille garde aux changements dans le paradigme des relations internationales, du manque de ressources ou de la discrimination contre ceux qui osent s'aventurer en dehors des sentiers battus. Un participant est même allé jusqu'à dire que les leaders du département recrutent des clones et écartent tous ceux dont les travaux de recherche ou les cours ne correspondent pas à leur vision.

Changer les départements au sein d'une université n'est pas une tâche aisée. Les carrières se décident à des stades critiques : qui est accepté dans un programme, qui est financé, qui est recruté, qui reçoit une promotion. Les étudiants, en particulier ceux du troisième cycle, ne veulent pas prendre des risques qui pourraient avoir des répercussions sur leur carrière. Pour eux, la question est de savoir s'ils seront récompensés pour leur travail. Les étudiants souhaitent suivre des cours interdisciplinaires mais il n'est pas possible de demander aux élèves de troisième cycle et aux jeunes professeurs de les enseigner s'ils veulent être titularisés. Ceux-ci n'ont pas le soutien des responsables des départements car, comme je l'ai expliqué précédemment, ils ont tendance à recruter des jeunes professeurs qui pensent comme eux afin de poursuivre leur travail. Les changements ne peuvent donc se faire qu'au niveau du doyen ou du président de l'université, au niveau institutionnel. Or, pour créer des cours de relations internationales ou des programmes d'études, il faut créer de nouveaux postes.

En outre, les enseignants n'ont pas le temps de développer leur propre matériel d'enseignement. Et ceux qui font de la recherche ne produisent pas le type de matériel qui intègre les divers domaines et qui peut être utilisé dans les cours. Nous avons besoin d'un matériel que nous puissions utiliser pour enseigner. Si l'enseignement est un problème, savoir qui se chargera de la formation les enseignants est un problème encore plus grave. Les budgets sont un facteur et, dans de nombreux établissements, les départements préfèrent que les cours soient assurés par des chargés de cours ou par un personnel temporaire. Mais cela veut également dire que lorsque ces personnes s'en iront, il n'y aura plus personne pour enseigner ces cours.

Des centres spéciaux établis dans les universités peuvent répondre à ces problèmes. Mais, pour qu'un centre international crée ses propres postes dans une université, non seulement un financement indépendant mais aussi une certaine autonomie sont nécessaires. Si un centre est indépendant financièrement, il peut recruter le personnel de son choix, planifier les cours sur plusieurs années et, en règle générale, avoir de l'influence sur les études internationales. Les centres peuvent établir des liens entre la recherche académique, les approches interdisciplinaires et la prise de décisions.

Faire appel aux centres peut être une mesure positive mais un grand nombre d'institutions n'ont pas les ressources pour le faire. D'autres mesures peuvent également être productives. Par exemple, encourager le personnel enseignant de différentes disciplines à former un comité de dissertations ou un groupe consultatif pour les mémoires et les projets de licence. Plusieurs universités offrent des cours assurés par une équipe d'enseignants issus de différentes disciplines, ce qui peut être une solution, quoique l'intégration du matériel pédagogique soit toujours un problème.

Le manque de matériel pédagogique interdisciplinaire qui intègre les différentes disciplines est une question qui n'a pas encore été résolue.

L'accès aux contenus des cours montre comment les enseignants ont mis au point une liste d'ouvrages pour le semestre. Ceci est important. Établir un programme de cours à la fois pour les étudiants de premier cycle et pour ceux de deuxième et de troisième cycles pourrait être très utile pour les enseignants. Les titulaires ne sont pas intimidés par la puissante hiérarchie à l'université; ils font ce qu'ils veulent, et ce sont eux qui enseignent à la majorité des étudiants et ont besoin d'informations. Il ne s'agit pas d'une stratégie ou d'une autre. Plusieurs stratégies sont possibles. Nous avons besoin de ressources et de listes d'ouvrages supplémentaires. C'est la deuxième fois que l'ACUNS entreprend cette initiative. Une nouvelle présentation du contenu des cours et une nouvelle liste d'ouvrages se trouvent sur le site (www.yale.edu/acuns), ainsi qu'une version plus longue de cet article.

Pour relever ce défi, il faut que ceux qui préconisent le changement aillent de l'avant. Cela ne veut pas dire que les départements doivent abandonner ce qu'ils font mais nous leur demandons d'être plus inclusifs et de reconnaître l'importance de ceux qui ont une expertise à offrir, de les engager et de leur donner un statut. Il faut également former un plus grand nombre de professeurs capables d'enseigner des cours dans plusieurs disciplines et possédant de vastes connaissances sur les organisations internationales. Nous savons que les étudiants réclament une meilleure adaptation de l'enseignement au monde qui les entoure, c'est-à-dire des cours qui abordent les problèmes politiques et les grandes questions auxquelles nous sommes confrontés tous les jours, qu'il s'agisse des lois commerciales ou de l'environnement. Il faut éliminer les obstacles, soutenir et encourager la recherche et la publication d'ouvrages interdisciplinaires qui fournissent aux étudiants les informations dont ils peuvent tirer parti. Le leadership est essentiel. Les présidents et doyens des universités et des collèges ont un rôle crucial à jouer en la matière. Si nous arrivons à les persuader de l'importance du défi à relever, nous pourrons surmonter les obstacles énumérés ici, mais nous aurons également besoin du soutien des collègues pour ouvrir ce débat à un auditoire plus large.



Jean Krasno est directrice exécutive de l'ACUNS de l'université de Yale et directrice adjointe du Projet d'histoire orale Yale-ONU. Chargée de recherche associée et maître de conférences en relations internationales, elle est directrice associée de la division des études de l'ONU à Yale depuis juin 1995.
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