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Produits pharmaceutiques
Brevets, prix et patients
Par Ellen 't Hoen

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L'article
Les maladies infectieuses font près de 10 millions de victimes chaque année, dont plus de 90 % vivent dans les pays en développement1. Les causes principales des maladies et de la mortalité en Afrique, en Asie et en Amérique latine sont le VIH/sida, les infections respiratoires, le paludisme et la tuberculose.

En particulier, l'ampleur de l'épidémie de sida a révélé que des millions de personnes dans les pays en développement n'avaient pas accès aux médicaments qui traitent les maladies ou allègent les souffrances. Plus de 3 millions de personnes sont mortes du sida en 2002, dont 600 000 enfants, et environ 5 millions ont été infectées, ce qui représente un total de 42 millions2. Cependant, 95 % des personnes infectées sont des pauvres vivant dans les pays en développement, et sur les 6 millions qui nécessitent des médicaments essentiels au maintien de la vie seulement 300 000 en reçoivent3.

Les raisons du manque d'accès aux médicaments essentiels sont multiples mais, dans de nombreux cas, les prix élevés des médicaments constituent un obstacle. La protection de la propriété intellectuelle en est souvent la cause. Les brevets confèrent aux détenteurs un monopole sur l'utilisation, la fabrication, la vente et l'importation du produit breveté qui peut donc être vendu au prix le plus intéressant possible, mais pas forcément le plus équitable pour la plupart des pays en développement. Comme l'indique le tableau ci-dessous, la concurrence des génériques est cruciale pour assurer une pression à la baisse sur les prix. À Médecins sans frontières (MSF), nous avons pu constater ce phénomène dans un grand nombre de pays en développement où nous travaillons, particulièrement dans le cas des antirétroviraux destinés au traitement du VIH/sida.

Il y a à peine deux ans, le coût moyen d'une triple combinaison d'antirétroviraux se situait entre 10 000 et 15 000 dollars par an et par patient. Aujourd'hui, il est possible de se procurer ce traitement pour 300 dollars. Ces réductions de prix sont le résultat direct de la pression publique internationale et de la concurrence des génériques, particulièrement ceux produits en Inde et au Brésil. La concurrence des génériques a été possible parce que les brevets ne sont pas protégés dans ces pays.

L'Accord sur les aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce (TRIPS) de l'Organisation mondiale du commerce (OMC), qui établit les normes minimales en matière de protection de la propriété intellectuelle, a pour objectif de servir tant les intérêts publics que les intérêts privés. L'accord TRIPS permet aux pays de fabriquer ou d'importer la version générique d'un produit pharmaceutique (en recourant à une licence obligatoire) ou d'importer d'un autre pays une version brevetée à un prix plus abordable (par le biais de l'importation parallèle).

Récemment, le gouvernement américain a envisagé de recourir à une licence obligatoire pour réduire le prix de l'antibiotique Cipro lors de la panique créée par l'apparition de la maladie du charbon4.

Cependant, les gouvernements des pays en développement qui tentent de faire baisser les prix des médicaments subissent des pressions des pays industrialisés et de l'industrie pharmaceutique internationale. Les gouvernements occidentaux et les laboratoires souhaitent une interprétation plus stricte, forçant les pays à exclure les points destinés à protéger la santé publique. Les laboratoires pharmaceutiques ont intenté un procès à l'Afrique du Sud parce que ce pays avait tenté de voter une loi qui était parfaitement conforme à l'accord TRIPS, et ont empêché pendant plus de trois ans l'application de la législation sur la santé. Pendant les dix dernières années, les États-Unis ont fait pression sur la Thaïlande pour que ce pays adopte des droits de brevets plus stricts que ceux requis par l'OMC5. Des luttes similaires ont actuellement lieu dans un grand nombre de pays pauvres.

L'accord TRIPS a fait l'objet de vives critiques selon lesquelles une protection de plus en plus importante par des brevets pèsera lourdement sur le prix6 des médicaments6. Alors que cet accord offre des garanties, il n'est pas clair si, et de quelle manière, les pays peuvent y faire appel quand les brevets font de plus en plus obstacle à l'accès aux médicaments.

La Quatrième Conférence ministérielle de l'OMC, qui a eu lieu en novembre 2001à Doha, au Qatar, a été une étape décisive dans le débat international consacré à l'impact du TRIPS sur l'accès aux médicaments. La Déclaration sur l'Accord TRIPS et la santé publique a été adopté par 143 pays, principalement sous l'impulsion des pays en développement, plaçant les besoins de santé publique au-dessus des intérêts commerciaux et offrant des clarifications tant attendues sur l'interprétation de l'Accord TRIPS relatif à la santé publique7.

Le fait même que la santé publique et l'accès aux médicaments aient été des sujets qui ont retenu l'attention de l'OMC montre que les soins de santé ne peuvent être traités de la même manière que les autres produits et donne aux pays une plus grande latitude pour contrecarrer les effets négatifs de la protection excessive de la protection intellectuelle sur la santé. Le cas des prix des médicaments contre le sida illustre ce qui se passera lorsque tous les nouveaux produits pharmaceutiques seront protégés par des brevets en 2006, après que la plupart des membres de l'OMC auront mis en ouvre l'Accord TRIPS8.

Pour tous ces nouveaux médicaments, la concurrence des génériques sera balayée et leur prix monteront inévitablement en flèche, bien au-delà des moyens des patients qui en ont besoin. Le levier qui a forcé à la baisse des prix des médicaments antisida n'existera plus. À moins que des conditions souples d'octroi de licences obligatoires ne soient disponibles, tel qu'il est stipulé dans l'accord de la Déclaration de Doha, et que des licences obligatoires ne soient régulièrement octroyées afin de répondre aux préoccupations de santé publique, la concurrence entre médicaments génériques et de marque est vouée à disparaître.

Bien que la Déclaration de Doha ait été considérée comme une avancée considérable dans les efforts déployés pour rendre les médicaments abordables, il reste à trouver une réponse aux problèmes liés à la protection de la propriété intellectuelle et à la santé publique. Le droit de recourir à une licence obligatoire pour produire un médicament dans un pays est clairement stipulé dans l'Accord TRIPS. Cependant, bon nombre de pays en développement n'ont pas les moyens de production locale pour produire des médicaments. La possibilité de produire un médicament dans un pays pour l'exporter dans un autre sans capacité de production de produits pharmaceutiques n'a pas été résolue à Doha. Les membres de l'OMC se sont engagés à trouver une solution avant la fin de 2002. Depuis, malheureusement, les pays riches sont revenus massivement sur leurs promesses faites à Doha. L'Union européenne fait pression pour établir des procédures compliquées inutiles et les États-Unis veulent restreindre la production et l'exportation des médicaments génériques destinés au sida, à la tuberculose et au paludisme. Si aucune solution n'est proposée au problème de l'exportation, à long terme, la déclaration de Doha n'aura aucune valeur9.

Un autre problème relatif au système des brevets concerne le déséquilibre entre les droits et les obligations : le système est conçu pour stimuler l'innovation mais il n'existe aucun mécanisme pour orienter celle-ci. Résultat : de nombreuses maladies sont totalement ignorées. La recherche et le développement, exclusivement confinées dans le secteur privé, sont motivées par le profit, et non pas par les besoins de santé publique. Alors que près de 1 400 nouveaux médicaments ont été mis au point au cours des 25 dernières années, seulement 1 % concernait le traitement des maladies tropicales. Mais ces maladies, qui font des milliers de victimes chaque année, principalement dans les pays en développement, ne représentent pas un marché intéressant pour les laboratoires10.

La protection des brevets a été renforcée au cours des 20 dernières années mais le taux d'innovation moyen a considérablement baissé, tandis qu'on constate une augmentation du nombre de médicaments ayant peu d'effet thérapeutique, voire aucun. Chaque année, des millions de personnes meurent de la tuberculose et du paludisme mais pratiquement aucun médicament n'a été mis au point au cours des 30 dernières années11. Le circuit de distribution des médicaments destinés au traitement des maladies tropicales est pratiquement vide. Et, pour clore le tout, la résistance aux médicaments élimine ceux qui, jusqu'ici, étaient efficaces.

Dans le cadre du système actuel, la question des prix élevés peut être résolue si la Déclaration de Doha est mise en ouvre et que les pays donnent priorité à la santé lorsque les monopoles des brevets représentent un obstacle à l'accès aux médicaments. L'insuffisance de la recherche et du développement portant sur les maladies infectieuses " non profitables " qui emportent des millions de vies chaque année nécessitera la mise en place d'une nouvelle stratégie. MSF propose d'organiser une convention internationale sur la recherche et le développement (R & D) dans le domaine de la santé afin d'établir une obligation de mettre en place un agenda de recherche internationale sur les médicaments essentiels.

Une telle convention permettrait de corriger le déséquilibre entre les droits du secteur privé et les obligations en vertu des accords internationaux actuels et de fournir des options juridiques pour que les médicaments destinés au traitement des maladies négligées soient des biens publics mondiaux. Le secteur public, et non la recherche pour le profit, devrait également être encouragé.

Dans le problème de l'accès aux médicaments, l'ONU a un rôle central à jouer, en particulier, l'Organisation mondiale de la santé (OMS), seule organisation internationale dont les objectifs absolus sont de promouvoir et de protéger la santé. L'OMS devrait établir l'agenda de recherche en fonction des besoins non satisfaits et promouvoir la participation du secteur public afin de s'assurer que ces besoins seront satisfaits.

Au total, 90 % de la recherche biomédicale et 60 % des profits générés par les médicaments sont réalisés aux États-Unis, alors que l'Afrique représente environ 1 % des ventes de médicaments dans le monde. Seulement 1 % des médicaments produits au cours des 25 dernières années sont destinés au traitement des maladies tropicales, lesquelles représentent presque 10 % des maladies dans le monde. Il est impératif que les gouvernements accordent une plus grande attention à la manière dont la recherche, la mise au point et la vente des médicaments sont effectuées ainsi qu'aux lois qui régissent ce processus de plus en plus inéquitable. Face à la recrudescence des maladies infectieuses telles que le sida, la tuberculose et le paludisme, et au désintérêt croissant des problèmes de santé qui ne touchent pas les pays développés, il est plus que jamais important que l'ONU soit forte, indépendante et courageuse, et qu'elle fasse entendre sa voie dans la défense de la santé publique mondiale.

Notes
1 Organisation mondiale de la santé, Rapport sur la santé dans le monde 2001, 144 (OMS 2000).

2 ONUSIDA. Mise à jour sur l'épidémie du sida. Genève, décembre 2002.

3 Equitable access: Scaling up HIV/AIDS treatment in developing countries. MSF, Genève, 27 novembre, 2002.

4 Kristin Jensen K. Thompson envisagera d'annuler le brevet Cipro si les pourparlers échouent. Bloomberg, 23 octobre 2001

5 von Schoen Angerer T, Wilson D, Ford N, Kasper T. Access and Activism: the provision of antiretroviral in developing countries. AIDS 2001; 15 (supp 4)

6 't Hoen Ellen. TRIPS, pharmaceutical patents and access to essential medicines: a long way from Seattle to Doha. Chic J Int Law 24 juin 2002.

7 Organisation mondiale du commerce, Déclaration ministérielle de Doha sur l'Accord TRIPS et la santé publique. Document OMC WT/MIN/(01)/DEC/2 (2001). Qatar ; OMC, 2001

8 Récemment prolongé jusqu'en 2016 pour les pays les moins développés, tel que stipulé dans la Déclaration de l'OMC sur l'Accord TRIPS et la santé publique.

9 Ford N, 't Hoen E, McKee M. Ford N, 't Hoen E, McKee M. Trade concerns must not be allowed to set the global public health agenda. Lancet 4 janvier 2003. 361:71-72.

10 Trouiller P, Olliaro P, Torreele E. Orbinski J, Laing R, Ford N. Drug development for neglected diseases: a deficient market and a public-health pol-icy failure. Lancet 22 juin 2002. 359;9324:2188-2194.

11 Fatal Imbalance: the crisis in research and development for drugs forneglected diseases. Médecins sans frontières/Médicaments pour les maladies négligées Groupe de travail, Genève, octobre 2001.

La biographie
Ellen 't Hoen est coordonnatrice de la promotion des politiques et de la recherche de la campagne pour l'accès aux médicaments essentiels lancée par Médecins sans frontières. Elle a travaillé comme conseillère en politique en matière de médicaments auprès de nombreuses institutions, dont l'OMS.
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