17 juillet 2020 — Le monde post-COVID-19 sera-t-il celui du travail à distance, de la dématérialisation des tâches et du 100 % numérique ? Pour les Nations Unies, ces changements provoqués par la pandémie de coronavirus sont le signe annonciateur de nouveaux modes de travail qu’il reste à encadrer, même s’ils ne concernent qu’une minorité de travailleurs dans le monde, le plus souvent dans les pays développés.  

« Il est vrai que de nombreuses entreprises et leur personnel ont su s’adapter avec créativité à l’évolution des circonstances. Par exemple, des millions de personnes sont passées du jour au lendemain au travail en ligne, souvent avec un succès surprenant », a récemment constaté le Secrétaire général de l’ONU, António Guterres, à l‘occasion de la publication d’une note de synthèse sur la COVID-19 et le monde du travail. 

La crise liée à la pandémie a « accéléré certaines tendances, en particulier la numérisation et le passage au travail à distance, augurant dans certains cas d’un avenir prometteur, marqué par plus de souplesse et plus de durabilité », relève ce document de l’ONU, tout en mettant en garde contre le risque d’aggravation des inégalités que peut engendrer ce recours croissant aux nouvelles technologies dans le cadre professionnel.

Selon le Bureau international du travail (BIT), secrétariat permanent de l’Organisation internationale du Travail (OIT), 18 % seulement des travailleurs ont des emplois et se trouvent dans des lieux qui se prêtent au télétravail. « Cette option est de fait loin d’être ouverte à tous », souligne l’OIT dans une note préparatoire au Sommet mondial sur la COVID-19 et le monde du travail, qui s’est tenu virtuellement du 1er au 9 juillet. 

Reste que cette pratique imposée par les circonstances a d’ores et déjà changé la façon de travailler des personnes appelées à exercer leur profession à domicile pendant la période de confinement. Les réunions virtuelles à distance sont désormais monnaie courante et l’activité économique s’est intensifiée sur un grand nombre de plateformes numériques.

La nouvelle normalité du télétravail

« À mesure que les restrictions sont levées, tout le monde se demande si ce changement dans nos habitudes de travail va devenir la nouvelle normalité », observe Susan Hayter, conseillère technique principale sur l’avenir du travail à l’OIT.

En France, par exemple, environ 5 millions de personnes ont travaillé depuis chez elles au plus fort de la crise.  La ministre du Travail, Muriel Pénicaud, veut inciter employés et employeurs à poursuivre sur cette voie tant que durera la menace sanitaire. Il est possible, selon elle, de trouver un équilibre entre les salariés en « présentiel » et ceux en télétravail, les uns et les autres alternant entre ces deux modes.

En Belgique, où près de 62 % de la population active a télétravaillé pendant le confinement, le travail à distance est aujourd’hui plébiscité et devrait devenir structurel pour un salarié sur trois, selon une étude réalisée par SD Worx, prestataire en services de ressources humaines.  Pour une majorité d’entre eux, il s’agira de 1 à 2 jours de télétravail par semaine, soit une fréquence hebdomadaire supérieure à celle d’avant la crise.  

L’engouement semble partagé par les employeurs, si l’on en juge par l’exemple des États-Unis. Une enquête du cabinet d’études Gartner, publiée le 14 juillet, fait apparaître que 82 % des 127 chefs d’entreprise interrogés prévoient de permettre à leurs employés de travailler à distance une partie du temps pendant la période pandémique. Près de la moitié (47 %) entendent même autoriser cette pratique à temps plein à l'avenir.

« La pandémie de COVID-19 donne lieu à une expérience de télétravail à grande échelle », analyse Elisabeth Joyce, vice-présidente du département RH de Gartner. « Alors que les chefs d'entreprise planifient et mettent en œuvre la réouverture de leurs locaux, ils envisagent des modalités de travail à distance plus permanentes afin de répondre aux attentes des employés et de bâtir des modes opératoires plus résilients ».

« Bien que le travail à distance ne soit pas nouveau en soi, le degré de télétravail va changer la façon dont les gens travaillent ensemble », poursuit-elle, jugeant que le défi pour les entreprises sera désormais de gérer cette force de travail hybride.  

Une réussite à certaines conditions

L’OIT estime que, dans les pays à revenu élevé, 27 % des travailleurs pourraient travailler depuis leur domicile car le type d’emploi qu’ils occupent et le fait qu’ils ont accès à la technologie et aux infrastructures de télécommunications le permettent. Or, cela ne signifie pas qu’ils continueront de travailler à distance.

Spécialiste des conditions de travail à l’OIT et auteur de plusieurs études sur le sujet, Jon Messenger est, lui, convaincu que l’expérience due à la COVID-19 aura « un effet durable » dans le monde du travail. « Je dis depuis des années que le télétravail est l’avenir. Avec le confinement, il s’est imposé de façon brutale et souvent sans préparation. Et malgré tout, on constate que ça fonctionne ».  

À ses yeux, nul doute que la pratique actuelle, forcée par les événements, va contribuer à « briser les résistances » qui existaient dans les organisations et les entreprises à proposer de travailler en dehors des bureaux. « La plus grande barrière, la résistance à la généralisation du télétravail, quand il est possible bien sûr, vient des directeurs », note-t-il en appelant à un « vrai changement dans la culture managériale ».

Certains responsables d’entreprise se basent uniquement sur « la présence, le nombre de chaises occupées dans un bureau », explique cet expert. Or, plaide-t-il, le simple fait d’être là n’est pas un critère de résultats. Il faut abandonner la politique du présentéisme et être très clair sur les objectifs et la mesure des résultats ».  

La réussite du télétravail dépend, selon lui, du soutien que le management apporte aux travailleurs et de la confiance que ces derniers en tirent. « Le soutien est la clé et la confiance est le ciment du télétravail », assure Jon Messenger, dont une vidéo postée sur le site de l’OIT résume les conseils en matière de travail à distance.

Un homme devant son ordinateur travaille de chez lui avec son chat sur les genoux.

Dans un souci de productivité, il est également essentiel que les travailleurs aient la possibilité de travailler aux heures et aux endroits qui leur conviennent le mieux. Toutefois, ajoute le spécialiste, il convient de maintenir un équilibre entre travail et vie privée. « L’avantage du télétravail réside dans sa très grande flexibilité, mais il faut savoir couper », résume-t-il.

Des avantages mais aussi des inconvénients

La transition vers le travail à distance a permis à de nombreuses entreprises de poursuivre leurs activités tout en assurant la sécurité et la santé immédiates de leurs salariés. Comme le confirment les travaux de Jon Messenger, un bureau à domicile opérationnel, l’accès à des outils collaboratifs et une organisation du travail prévisible font du télétravail une activité sûre et productive.

La réduction du temps de trajet réduit non seulement les émissions de dioxyde de carbone (CO2), mais également le stress généré par les déplacements vers le lieu de travail. Le spécialiste de l’OIT considère que le temps optimal consacré au télétravail se situe entre deux et trois jours par semaine, afin de garantir qu’aucun membre du personnel ne soit pas dissocié de son équipe.

Ceux qui ont pu opérer cette transition durant la crise sanitaire ont souvent eu le loisir de partager des repas en famille. Le travail s’est recentré sur l’humain pour permettre de concilier l’école à la maison et la nécessité de prendre soin des enfants et des personnes âgées.

Ce tableau idyllique cache cependant une autre réalité. « Pour les personnes travaillant à domicile, la limite entre le temps consacré au travail et le temps consacré à la vie privée devient floue, augmentant le stress et les risques pour la santé mentale », avertit Susan Hayter. Pour nombre d’entre elles, le passage au télétravail a « aggravé le sentiment d’isolement et la perte d’identité et d’objectif », précise cette conseillère technique de l’OIT.

« Le phénomène s’est révélé si soudain et si considérable qu’il n’existe aucune règle en matière de télétravail qui puisse assurer une protection suffisante », renchérit Manal Azzi, spécialiste principale sécurité et santé au travail (SST) au sein de l’agence onusienne.  

Face au ralentissement économique et à la montée du chômage, le télétravail peut néanmoins permettre de réaliser des économies, d’améliorer la productivité et de sauver des emplois. Cela implique des adaptations, comme une réduction de la semaine de travail ou des modalités de partage du travail, à négocier si possible avec les représentants syndicaux.

La transformation numérique du travail et l’option du travail à distance favorisent aussi l’intégration, en permettant aux travailleurs plus âgés et plus expérimentés de prolonger leur vie professionnelle et en offrant des possibilités de travail aux personnes vivant dans des communautés rurales ou en dehors des zones métropolitaines, réduisant de fait la polarisation des revenus géographiquement déterminée.

Dans le même temps, pointe Mme Hayter, l’expérience récente du travail à distance révèle de profondes fractures. « Les personnes appartenant aux catégories à revenus élevés pourront choisir de poursuivre le télétravail à l’avenir, tandis que celles qui sont situées dans les tranches de revenus les plus basses n’auront pas d’autre choix que de continuer à faire les déplacements domicile-travail et, de ce fait, à manquer de temps ».

« Nous devrions être conscients que, de tout temps, les chocs économiques, les pandémies et les guerres ont exacerbé les inégalités », rappelle la conseillère. La question est, d’après elle, de savoir si le choc de la COVID-19 « nous incitera à renforcer les fondements de sociétés justes, les principes de solidarité et les processus décisionnels démocratiques qui mèneront les sociétés, les marchés du travail et les lieux de travail sur la voie de l’égalité ».

Flexibilité et capacité de déconnexion

Contrairement aux idées reçues sur le travail à domicile, les personnes qui télétravaillent ont tendance à travailler davantage à distance, « notamment parce qu’elles économisent sur les temps de transports et qu’elles veulent montrer qu’elles sont aussi efficaces qu’au bureau », relève Jon Messenger.  

Même si les attentes sont claires, poursuit-il, il est crucial que les personnes en télétravail puissent gérer elles-mêmes la frontière entre leur activité professionnelle rémunérée et leur vie personnelle. « L'idéal est d'avoir un espace, un bureau ou un coin de pièce dédié au travail. Et de s’imposer une discipline, savoir quand éteindre l'ordinateur et ne plus regarder ses emails une fois passées les heures de travail ».

« On peut voir des burn-out chez des gens qui télétravaillent, la tendance est plutôt à en faire plus que moins », confirme Nathanaël Mathieu, patron et cofondateur de LBMG Worklabs, société de conseil en télétravail. « Cela peut être aussi difficile pour des employés qui se rendent compte que leur travail n’était pas très utile. Le télétravail révèle très vite des dysfonctionnements que l’on ne voyait pas au bureau ».

Comme Jon Messenger, M. Mathieu est favorable à un partage du temps hebdomadaire et entre télétravail et bureau, faute de quoi le salarié « peut se sentir déconnecté de l’équipe, isolé, rater des informations, celles par exemple qui ne sont pas écrites mais qui circulent dans les couloirs ».

« Travailler plus près de chez soi ou d’où on veut, comme dans des espaces de travail partagé, va se développer aussi », assure l’expert de l’OIT, coauteur de l’étude « Working anytime, anywhere » (Travailler n’importe quand, de n’importe où) réalisée pour Eurofound, fondation de l’Union européenne pour l’amélioration des conditions de travail. 

Certaines personnes sont plus autonomes que d’autres et s’adaptent facilement au travail à distance. Mais pour le bien-être comme pour la performance, « la clé est la flexibilité, que chacun se sente à l’aise et dans les meilleures conditions pour effectuer les tâches assignées », affirme Jon Messenger.