8 juillet 2020 — Alors que débute la Décennie d’action pour atteindre les objectifs de développement durable (ODD), force est de constater que la pandémie de coronavirus complique considérablement cet effort mondial initié en 2015. Un surcroît d’ambition et de mobilisation est nécessaire, « non seulement pour vaincre la COVID-19 mais aussi pour mieux récupérer ensemble », a plaidé le Secrétaire général de l’ONU, António Guterres.

Déjà en retard sur son train de marche à la fin de 2019, le Programme 2030 est aujourd’hui en grande difficulté. En l’espace de quelques mois, la crise liée à l’épidémie de coronavirus a inversé certains progrès accomplis en matière de pauvreté, de soins de santé ou encore d’éducation, souligne un rapport du Département des affaires économiques et sociales de l'ONU (DESA) présenté à l’ouverture du Forum politique de haut niveau pour le développement durable.

Avant même la pandémie, les progrès restaient trop inégaux pour atteindre les ODD d’ici 2030. « Comme les États Membres l'ont reconnu lors du sommet sur les ODD, en septembre dernier, les efforts mondiaux à ce jour n'ont pas été suffisants pour apporter le changement dont nous avons besoin, mettant en risque la promesse du Programme pour les générations actuelles et futures », a acté le Chef de l’ONU.

En frappant tous les segments de la population, tous les secteurs de l’économie et toutes les régions du monde, « la pandémie a brutalement interrompu la mise en œuvre de nombreux ODD et, dans certains cas, annulé des décennies de progrès », a pour sa part déploré Liu Zhenmin, Secrétaire général adjoint aux affaires économiques et sociales.

Des avancées avaient néanmoins été enregistrées, notamment l'amélioration de la santé maternelle et infantile, l'élargissement de l'accès à l'électricité et l'augmentation de la représentation des femmes aux postes à responsabilité, note le Rapport 2020 sur les objectifs de développement durable.

Autres motifs d’espoir, la part des enfants et des jeunes déscolarisés était en baisse dans le monde, l’incidence des nombreuses maladies transmissibles reculait de manière significative et l’accès à des installation d’eau potable gérées en toute sécurité progressait nettement.

Mais ces quelques progrès ont été compensés par une insécurité alimentaire croissante, une détérioration de l'environnement naturel et des inégalités persistantes et généralisées, que la crise actuelle vient encore aggraver, observe ce document annuel, fruit des efforts de la communauté statistique mondiale.

Sans surprise, ce sont à nouveau les plus pauvres et les plus vulnérables qui paient le prix fort de ce choc planétaire, dont les effets exacerbent les inégalités et les injustices existantes. « Maintenant, en raison de la COVID-19, une crise sanitaire, économique et sociale sans précédent menace les vies et les moyens de subsistance, rendant la réalisation des objectifs encore plus difficile », a concédé M. Guterres.

Des objectifs clés en grave recul

Selon le rapport du DESA, aucun secteur n’est épargné par cette crise. Aucun des 17 ODD non plus, à commencer par le premier d’entre eux, qui vise à éliminer la pauvreté sous toutes ses formes et partout dans le monde. Pas moins de 71 millions de personnes supplémentaires risquent de basculer dans l'extrême pauvreté en 2020, soit la première augmentation de la pauvreté dans le monde depuis 1998. En raison des pertes de revenus, des limites de la protection sociale et de la hausse des prix, même ceux qui étaient auparavant en sécurité pourraient se retrouver menacés de pauvreté et faim.

Si la part de la population mondiale vivant dans l'extrême pauvreté est passée de 15,7 % en 2010 à 10 % en 2015, le rythme de la réduction a depuis ralenti, atteignant 8,2 % en 2019. Les projections antérieures à la COVID-19 prévoyaient un taux de 6 % en 2030, loin de l’objectif initial. En supposant que la pandémie reste aux niveaux actuels et que l'activité reprenne quasi normalement cette année, le taux de pauvreté devrait atteindre 8,8 % en 2020.

Du fait des impacts de la pandémie, précise le DESA, l’Asie du Sud et l’Afrique subsaharienne devraient connaître les plus fortes progressions de l’extrême pauvreté, avec respectivement 32 et 26 millions de personnes supplémentaires vivant en dessous du seuil international de pauvreté, estimé par la Banque mondiale à 1,90 dollar par jour.

La tendance est tout aussi alarmante pour l’ODD n°2 - Faim « zéro » - puisque la COVID-19 devrait avoir pour effet de maintenir l’insécurité alimentaire à la hausse. En 2018, 26,4 % de la population mondiale, soit 2 milliards de personnes, étaient affectées par ce fléau, contre 23,2 % en 2014.

Un enfant alimenté à la cuillère.

Parallèlement aux conflits, aux choc climatiques et aux invasions acridiennes, la pandémie représente une menace supplémentaire pour les systèmes alimentaires dans la mesure où elle réduit le pouvoir d’achat des populations les plus vulnérables et leur capacité de produire et distribuer des denrées alimentaires. 

La COVID-19 a aussi des répercussions très fortes en termes de sous-emploi et de chômage, mettant à mal l’ODD n°8 pour un travail décent et une croissance économique soutenue et partagée. Alors que le monde fait face à la pire récession économique depuis la Grande dépression, la crise a déjà provoqué la suppression de 400 millions d’emplois à plein temps au deuxième trimestre de cette année, selon l’Organisation internationale du Travail (OIT).

Dans ce contexte catastrophique, les quelque 1,6 milliard de travailleurs de l'économie informelle, qui représentent la moitié de la population active mondiale, sont très durement touchés en raison de la perte, sans filet de sécurité, de leurs moyens de subsistance. L’OIT estime que le seul premier mois de la crise a entraîné une chute de 60 % de leurs revenus.

L’ODD n°11 en faveur d’établissements humains ouverts à tous, sûr, résilients et durables subit également les assauts de la COVID-19, plus de 90 % des cas étant signalés en zones urbaines. Plus d'un milliard d'habitants de bidonvilles dans le monde sont aujourd’hui menacés par les effets de la pandémie. Outre l’absence de logement décent, ces personnes n’ont le plus souvent pas d’eau courante à leur domicile et ne disposent pas de systèmes d’assainissement et de gestion des déchets adéquats. Elles souffrent par ailleurs d'un accès limité aux établissements de santé officiels.

Pour les femmes, les enfants et le climat, des ODD encore hors d’atteinte

Si toutes les populations vulnérables, y compris les personnes âgées, les personnes en situation de handicap, les migrants et les réfugiés, paient un lourd tribut à cette crise, celle-ci se fait particulièrement ressentir chez les femmes et les enfants. Le rapport du DESA fait état d’une forte augmentation des cas de violence domestique à l’encontre de femmes et des filles, évoquant aussi une incidence sur les mariages d’enfants et les mutilations génitales féminines.

De fait, relève-t-il, la pandémie rend plus distante encore la réalisation de l’ODD n°5, qui vise à parvenir à l’égalité des sexes et à l’autonomisation de toutes les femmes et les filles, et ce malgré les avancées engrangées grâce aux engagements internationaux.

Aujourd’hui, les femmes sont non seulement susceptibles d’assumer l’essentiel des gardes d’enfants en raison des fermetures d’écoles et de crèches mais elles sont également en première ligne dans la lutte contre le coronavirus. Elles représentent en effet près de 70 % des agents de santé et des travailleurs sociaux dans le monde.

Le rapport avertit, d’autre part, que la perturbation des services de santé et de vaccination ainsi que l'accès limité aux services d'alimentation et de nutrition risquent d’entraîner des centaines de milliers de décès d'enfants de moins de 5 ans en 2020. Plusieurs dizaines de milliers de décès maternels supplémentaires sont également à craindre cette année.

La COVID-19 porte aussi un coup sévère à l’ODD n°4 pour une éducation de qualité. Les fermetures d'enseignements scolaires ont empêché 90 % des élèves du monde - soit 1,57 milliard d’enfants et de jeunes - d’aller en classe, privant en outre plus de 370 millions d'entre eux de repas essentiels à leur nutrition. Quant aux solutions d’apprentissage à distance, proposées dans quatre pays sur cinq, elles restent hors de portée pour environ 500 millions d’écoliers et d’étudiants qui n’ont pas ou peu accès aux ordinateurs et à Internet à la maison.

Scène de sécheresse dans un champ.

Au moment où un nombre croissant de familles tombent dans l'extrême pauvreté, les enfants des communautés pauvres et défavorisées sont beaucoup plus exposés au travail forcé et à la traite des êtres humains, constate le département onusien, confirmant les menaces pesant sur la cible 8.7 du Programme 2030. En fait, indique-t-il, les gains mondiaux de réduction du travail des enfants devraient s'inverser pour la première fois en 20 ans.

Autre constat alarmant du rapport : le changement climatique se poursuit sans relâche, l’ODD n°13 ne bénéficiant pas des engagements requis au niveau mondial. L'année 2019 a été la deuxième plus chaude jamais enregistrée, clôturant la décennie la plus chaude de l’histoire avec une multiplication des incendies de forêt, ouragans, sécheresses, inondations et autres catastrophes climatiques.  Au rythme actuel, les températures devraient augmenter de 3,2° C d'ici à la fin du siècle, loin de la cible maximale de 1,5° C - voire 2° C - préconisée dans l'Accord de Paris sur le climat.

Pour atteindre cette cible, il est impératif que les émissions de gaz à effet de serre commencent à reculer de 7,6 % chaque année à partir de 2020. Or, malgré la réduction drastique de l'activité humaine due à la crise de COVID-19, la baisse de 6 % désormais prévue pour 2020 est en deçà de cet objectif. De plus, les émissions repartent à la hausse à mesure que les restrictions seront levées.

Pendant ce temps, observe le DESA, l'acidification des océans s'accélère, la dégradation des terres se poursuit, un grand nombre d'espèces sont menacées d'extinction et les modes de consommation et de production non durables restent omniprésents.

Appel à l’ambition renouvelée pour le développement durable

À la faveur du Forum politique de haut niveau sur le développement durable, principale plateforme multilatérale pour le suivi et l’examen des ODD, M. Guterres a tenu à exprimer sa foi dans les instruments internationaux existants et la détermination de l’ensemble du Système des Nations Unies face à la crise qui frappe la communauté mondiale.

« Loin de remettre en cause la raison d’être des ODD, les causes profondes et les impacts inégaux de la COVID-19 montrent précisément pourquoi nous avons besoin du Programme 2030, de l'Accord de Paris sur le changement climatique et du Programme d’action d’Addis-Abeba » pour le financement du développement, a affirmé le Secrétaire général en soulignant « l’urgence de leur mise en œuvre ».

« Les principes sur lesquels ont été établis les ODD sont essentiels pour mieux reconstruire durant le rétablissement post-COVID-19 », a renchéri M. Liu.  Aux yeux du patron du DESA, « notre réponse collective à la pandémie peut servir d’échauffement de préparation pour prévenir une crise encore plus grande, à savoir le changement climatique mondial, dont les effets sont déjà trop familiers ».

Pour surmonter ce choc mondial, M. Guterres plaide pour « un effort de redressement fondé sur des données scientifiques solides et guidé par les ODD ». Selon lui, les systèmes de santé doivent être renforcés d'urgence dans les pays qui sont les plus à risque et un accès universel aux traitements et aux vaccins doit être garanti, lorsqu’ils deviendront disponibles. Une réponse multilatérale à grande échelle est également nécessaire pour soutenir les pays en développement et les plans de reprise doivent faciliter le passage à une économie « sobre en carbone et résiliente au changement climatique ».

En ce début de Décennie d’action pour la réalisation des ODD, M. Guterres a appelé à « une ambition, une mobilisation, un leadership et une action collective renouvelés », non seulement pour surmonter la COVID-19, mais aussi pour « gagner la lutte contre le changement climatique, lutter résolument contre la pauvreté et l'inégalité, autonomiser réellement toutes les femmes et les filles, et créer de sociétés plus inclusives et équitables partout dans le monde ».

C’est dans ce contexte extraordinaire que les Nations Unies célébreront leur 75e anniversaire en septembre prochain, a quant à lui relevé M. Liu. Convaincu de la solidité du Programme 2030, malgré les pressions qu’il subit, il a estimé que la COVID-19 est « un vif rappel de la nécessité d’une coopération et d’une solidarité mondiale » pour ne laisser personne de côté et créer un monde plus vivable.