La poésie de Pouchkine peut non seulement aider l’humanité à surmonter la crise des valeurs actuelle, elle pourrait aussi contribuer à réduire les problèmes liés au réchauffement climatique.     

—Julian Henry Lowenfeld1

                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                            

 

Le diplomate et historien anglais renommé Harold Nicolson a défini la diplomatie comme « la gestion des relations internationales par la négociation2 ». Il n’est pas surprenant que la deuxième résolution, adoptée pendant la première session de l’Assemblée générale au début de 1946, ait été consacrée aux règles concernant les langues de travail et les langues officielles3 de l’Organisation naissante dans lesquelles les négociations devaient avoir lieu et les documents les plus importants devaient être élaborés. Les principes du multilinguisme et la diversité culturelle ont donc été établis à l’origine même de la création des Nations Unies, qui sont devenues un cadre unique pour la recherche de solutions aux problèmes les plus urgents auxquels est confrontée l’humanité. En encourageant la tolérance ainsi que le respect et l’entente mutuels, l’environnement multilingue a contribué à l’enrichissement intellectuel et spirituel du personnel de l’Organisation et des représentants des États Membres qui la constituent, garantissant leur participation effective aux activités de l’ensemble du système des Nations Unies ainsi qu’une plus grande efficacité et de meilleurs résultats.

Pour soutenir les objectifs et le travail d’une telle organisation internationale, il est important de s’efforcer d’obtenir l’engagement du public en faisant connaître les activités de l’ONU dans de nombreuses langues et au moyen de multiples plates-formes. La Chronique de l’ONU, l’une de ses publications phares, est un exemple notable de ressource multilingue qui fournit « des informations faisant autorité et des discussions sur les activités de l’ensemble du système des Nations Unies ». Depuis sa création, la Chronique, publiée initialement sous le titre Bulletin hebdomadaire des Nations Unies, a été conçue comme un magazine multilingue. Elle a été publiée pour la première fois le 3 août 1946 en anglais et en français, puis une version en espagnol a vu le jour en janvier 1948. Le magazine a ensuite ajouté les versions en arabe et en chinois et les articles ont commencé à être traduits en russe en 1982, suite à la demande faite à l’Assemblée générale dans la résolution 36/149B pour que le Secrétaire général « s’emploie plus activement à assurer l’équilibre entre les langues officielles utilisées dans les publications et les documents du Département [de l’information]. 

Dans la version actuelle entièrement numérique de la Chronique de l’ONU, une page est dédiée à chaque langue officielle. En ce qui concerne le nombre de sites Web par langue disponibles sur Internet, le russe occupe la deuxième place après l’anglais, indiquant une forte demande des communautés russophones pour s’informer par ce média spécifique. Si la plupart des articles soumis à la Chronique sont rédigés en anglais, des contributeurs réputés, comme des chefs d’État et des dirigeants d’organisations internationales et intergouvernementales, peuvent choisir d’utiliser leur langue maternelle ou la langue de travail de leurs entités, à condition qu’elle soit l’une des langues officielles des Nations Unies. Par exemple, l’ancien Président soviétique Mikhail Gorbachev, ainsi que le Secrétaire général de l’Organisation de Shanghai pour la coopération, Rashid Alimov, ont soumis leurs projets initiaux d’articles en russe. En tant que publication des Nations Unies, la Chronique de l’ONU couvre régulièrement les politiques et les pratiques de l’Organisation concernant le multilinguisme. Lors du cinquantième anniversaire de la première session de l’Assemblée générale, le magazine a publié un article intitulé « Il y a cinquante ans : les langues officielles », qui explore les nuances de la traduction et de l’interprétation et examine différentes approches de la traduction compte tenu des nombreux systèmes linguistiques ainsi que des différences entre les contextes culturels4. Dans la Chronique, le multilinguisme est considéré comme un outil efficace pour lutter contre l’analphabétisme5, un moyen de préserver les langues menacées et en voie de disparition6 ainsi qu'un élément intégral de la citoyenneté mondiale7.

Parmi les autres mesures prises pour célébrer le multilinguisme et la diversité culturelle figure une initiative proposée en 2010 par le Département de la communication globale (auparavant le Département de l’information) visant à célébrer une journée spéciale pour chacune des six langues officielles. Chacune de ces journées est associée à un tournant dans l’histoire de la langue ou à une date mémorable dans la vie d’une personnalité littéraire de renom. La Journée de la langue russe est observée le 6 juin, date qui marque la naissance du poète et écrivain russe le plus célèbre, Alexandre Sergueïevitch Pouchkine (1799 - 1837).

Beaucoup de choses ont été dites et écrites sur Pouchkine, mais comme l’a fait remarquer l'historien Vasily O. Klyuchevsky « malgré tout ce qui a été dit [sur le poète], il semble que ce ne soit jamais assez, il y a toujours le désir d’en ajouter8 ». L’importance de l’œuvre de Pouchkine dans l’histoire et la culture mondiales a été soulignée pendant la vingt-neuvième session (1997) de la Conférence générale de l’Organisation des Nations Unies pour l’éducation, la science et la culture (UNESCO), qui a décidé de s’associer à la célébration du 200e anniversaire de la naissance du poète. En 1999, le conseil d’administration de l’UNESCO a appelé les États Membres à organiser des festivités officielles dans leur pays respectif, et le bicentenaire de la naissance de l’écrivain a été célébré dans le monde « par de nombreuses manifestations d’une ampleur exceptionnelle9 ». Cette commémoration mondiale de l’héritage du poète russe a confirmé la conviction de Julian Henry Lowenfeld, le traducteur de ses œuvres qui, dans un entretien avec Gaseta.ru, a dit que « Pouchkine, comme Homère ou Shakespeare, appartient au monde entier. Il n’est pas besoin d’être russe pour le comprendre et l’aimer10 ».

Pour lui, Pouchkine est un « antidote spirituel » qui traite « la dépression, le pessimisme et le sentiment de désespoir11 ». D’autres, comme les linguistes qui travaillent au Secrétariat multilingue des Nations Unies, se tournent aussi vers Pouchkine qui, lui-même, a occupé un poste au Collège des Affaires étrangères de l'Empire russe. Espèrent-ils trouver dans ses écrits un conseil ou une consolation ? Sont-ils motivés par leur amour des arts et de la littérature ou feuillètent-ils ses volumes par simple curiosité ? À la veille de la Journée de la langue russe de cette année, la Chronique de l’ONU s’est entretenue avec Kaiss Jarkass, du Service arabe de traduction, ainsi qu'avec M. Botao You, un traducteur chinois aux Nations Unies qui traduit de l'anglais et du russe.

Kaiss Jarkass a découvert Pouchkine il y a presque 50 ans en Syrie, son pays natal, où il s’est plongé dans des traductions en arabe, voyageant en pensée de Bakhchisarai et d’Arzrum vers la Palmyre du Nord où il a étudié la médecine et la langue russe. C’est à Leningrad, aujourd’hui Saint-Pétersbourg, qu’il a lu, pour la première fois, l’œuvre du poète russe d’origine africaine dans la langue originale, admirant son tempérament rebelle et sa foi inébranlable dans la liberté. Il s’est aussi émerveillé devant les hymnes lyriques à la nature du poète, son subtil plaisir de la beauté et les implications philosophiques profondes de son travail. L’horizon du jeune homme s’est élargi alors qu’il découvrait des mœurs dépeintes de manière vivante, les aspects de la réalité russe et les coutumes locales de populations variées, comme celles des habitants du Caucase, de la Crimée et de la Bessarabie. Fasciné par la diversité des personnages, Kaiss Jarkass s’est appuyé sur les récits multiculturels de Pouchkine, ce qui a finalement motivé son choix de devenir traducteur dans une organisation internationale multilingue. Bien qu’il parle couramment le russe, il continue d’étudier cette langue avec le Programme d’enseignement des langues et des techniques de communication au Siège des Nations Unies, établi pour aider un personnel multilingue tout en améliorant sa performance et son intégration. Lorsque la section russe du Programme a annoncé un concours de poésie en 2018, Kaiss Jarkass a réalisé un rêve de toute une vie, traduisant en anglais l’un des poèmes favoris de Pouchkine « Le souvenir ».

LE SOUVENIR                                                                                     RECOLLECTION

Lorsaue pour le mortel, le jour bruyant se tait,                              When noisy days go silent for the mortal men,
Et la cité lassée se plonge                                                                        And on the city's alleys deadened
Dans la semi-clarté nocturne et dans la paix,                                The pallid shadows of the night, and sleep descend,
Et trouve le bonheur du songe                                                                 Reward of daily labors, 'tis then
À ces moments, pour moi, les heures d’insomnie                        For me, the time when hours of tormenting wake 
Se traînent dans un long silence :                                                           Drag by quietly and so slowly:
Le serpent du remords triomphe et s’ingénie                                Amid the listless night, the serpent of my heartache
À torturer ma conscience ;                                                                       Bites more severely, burns more sorely;
Les rêves bouillonnent l’esprit succombe sous leur poids,        My dreams inflame; my mind's depressed by painful sadness
Ils se bousculent, ils l’accablent.                                                             A throng of heavy thoughts, like madness,
Le souvenir muet se déroule devant moi                                        They come together in my soul, my blood and marrow;
Son parchemin interminable ;                                                                 Before me, memory unrolls
Et, relisant ma vie, je tremble de dégoût,                                         Stilly its lengthy scrolls; and reading, with disgust, on rolls
Je me maudis et je m’indigne,                                                                My life, I tremble, curse and I
J’implore amèrement, je crois me rendre fou,                              Complain bitterly, and the bitter tears I cry
Mais je relis la moindre ligne.12    <1828>                                            Yet, don't erase the lines of sorrow. 

Lauréat du concours de poésie Pouchkine 2018, Kaiss Jarkass, service arabe de traduction de l’ONU. Programme de langue russe. Secrétariat des Nations Unies. New York, 2018. © Kaiss Jarkass.

 

Botao You, un lecteur assidu de longue date de la Chronique de l’ONU, qu’il lit régulièrement en chinois, en anglais et en russe, nous a confié que Pouchkine l’a aidé à surmonter un sentiment de frustration et même de désespoir pendant le pic de la pandémie dévastatrice de COVID-19 qui a ravagé la ville de New York au cours du printemps dernier. Comme la plupart de ses collègues, il a été contraint de travailler chez lui, une transition qui n’a pas été facile. Du jour au lendemain, l’effervescence du Siège des Nations Unies a laissé place à la langueur et à la routine entre la chambre et la salle de séjour. Alors qu’il était auparavant entouré d’amis et de collègues, il s’est retrouvé soudainement isolé. Un jour, il est tombé par hasard sur une vidéo de l’acteur renommé Fan Wei, rendu célèbre en Chine par la récitation du poème de Pouchkine « Si la vie vous trompe » (Если жизнь тебя обманет…).

 

SI UN JOUR LA VIE TE TROMPE...                            《假如生活欺骗了你》

Si un jour la vie te trompe,                                            假如生活欺骗了你,

Ne soit pas triste ou furieux !                                       不要忧郁,也不要愤慨!

Contre le dégoût, sois humble !                                   不顺心时暂且克制自己,

Reviendra le jour heureux.                                            相信吧,快乐之日就会到来。

 

Le cœur vit dans le futur.                                              我们的心儿憧憬着未来,                                                                           

Le présent est ténébreaux.                                            现今总是令人悲哀:

Tout est bref, tout passera                                            一切都是暂时的,转瞬即逝;

Et sera si délicieux.                                                        而那逝去的将变得可爱。

 <1825> 

Traduit par Olga Medvedkova                                      Traduit par ZHA Liang-zheng13 

                                                                      

 

Les vers ont été composés en exil et sont en résonance avec les sentiments d’une population épuisée par la pandémie et de plus en plus affectée par le confinement. « Le message était irréfutable », se rappelle Botao You. « Bien que suffisamment percutants pour me sortir de mon découragement, les vers étaient aussi simples et lumineux qu’une brise légère… Ils m’ont réconforté comme seul le Zen peut le faire. J’étais envoûté », a-t-il ajouté. Cette facilité déconcertante avec laquelle Pouchkine guérit et touche le cœur des gens a aussi séduit Julian Lowenfeld. « La profondeur de la révélation est cachée dans sa simplicité », a commenté le traducteur14.

Cette dédicace multilingue au génie de la littérature russe marque la Journée de la langue russe 2021, faisant naître l’espoir que l’héritage de Pouchkine continuera de rassembler les peuples et les nations tout en suscitant un désir accru pour l’histoire et la culture russes. Avec tous les autres efforts communs, la puissance de la poésie et de la prose d’Alexandre Pouchkine sera un autre moyen non seulement de surmonter les crises survenant dans une vie, mais aussi d’aider l’humanité à confronter les défis les plus redoutables.

 

Notes 

1. Valentina Perevedentseva, “The spiritual antidote of Julian Lowenfeld”, Russkiy Mir Foundation. Disponible sur le site https://russkiymir.ru/en/magazines/article/144070/ (consulté le 7 juin 2021).

2. L’auteur a proposé d’utiliser la définition donnée dans l’Oxford English Dictionary. Voir Harold G. Nicolson, Diplomacy (London, T. Butterworth, 1939), p. 15.

3. Selon la résolution 2 (1) de l’Assemblée générale de l’ONU, les langues de travail de l’Organisation sont l’anglais et le français, alors que le chinois, l’anglais, le français, le russe et l’espagnol ont été proclamées les langues officielles dans lesquelles tous les documents officiels peuvent être disponibles. L’interprétation entre ces langues doit être assurée. L’arabe est devenu à la fois une langue officielle et une langue de travail de l’Assemblée générale le 18 décembre 1973. Cette journée est observée en tant que Journée de la langue arabe

4. « Il y a cinquante ans : les langues officielles »,  Chronique de l’ONU, vol. 33, n° 3 (1996), p. 48.

5. Lachman M. Khubchandani, « L’alphabétisation : une perspective multilingue »,  Chronique de l’ONU, vol. 40, n° 2 (janvier-août 2003), p. 42.

6. Alfred Capelle, « Protéger les langues du monde »,  Chronique de l’ONU, vol. 39, n° 4 (décembre 2002 - février 2003), pp. 46-47.

7. Gugulethu Jemaine Nyathi, « Multilinguisme et citoyenneté mondiale » et Fekitamoeloa ‘Utoikamanu, « Préserver la diversité culturelle et linguistique dans le contexte de la citoyenneté mondiale »,  Chronique de l’ONU, vol. 54, n° 4 (2017), pp. 15-18. Disponible sur le site https://www.un.org/fr/chronicle/article/multilinguisme-et-citoyennete-mondiale et https://www.un.org/fr/chronicle/article/preserver-la-diversite-culturelle-et-linguistique-dans-le-contexte-de-la-citoyennete-mondiale.

8. Cited in Natan Eidelman, “Slovo o Puskine” (conférence donnée aux cours supérieurs des réalisateurs et des scénaristes), Iskusstvo kino, No. 6 (June 1999). (Natan Eidelman, « Quelques réflexions sur Pouchkine » [conférence donnée aux cours supérieurs des réalisateurs et des scénaristes]), (L’art du cinéma n°. 6 [juin 1999]). Disponible sur le site https://old.kinoart.ru/archive/1999/06/n6-article21.

9. Igor’ Sergeevich Ivanov, Novaiia rossiiskaiia diplomatia: desiat’ let vneshnei politiki strany (M., OLMA-press, 2001), p. 201. (La nouvelle diplomatie russe : dix ans de la politique étrangère du pays).

10. Alexander Bratersky, “Ne nuzhno byt’ russkim, chtoby l’yubit’ Pushkina”, interview with Julian Henry Lowenfeld, Gazeta.ru, 8 February 2017. ( « Il n’est pas besoin d’être russe pour aimer Pouchkine »). Available at https://www.gazeta.ru/culture/2017/02/08/a_10515305.shtml.

11. Valentina Perevedentseva, “The spiritual antidote of Julian Lowenfeld”.

12. Traduit en Français par André Markowicz. Institut d'études slaves, « Nouvelles traductions. Author(s): Claude Ernoult, André Markowicz and Jean Malaplate », Revue des études slaves, vol. 59, No. 1/2, Alexandre Puškin : 1799-1837 (1987), pp. 335-345.  

13. Les traductions anglaises et chinoises sont de Qiming Chen, “Analysis on Three Versions of “If by Life You Were Deceived” from Perspective of Stylistics”, Journal of Language Teaching and Research, vol. 4, n° 3 (mai 2013), p. 598. 

14. Alexander Bratersky, “Ne nuzhno byt’ russkim, chtoby l’yubit’ Pushkina”.   

 

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