23 octobre 2020

En janvier 2016, lorsque le Conseil de sécurité des Nations Unies a décidé d’établir une mission politique spéciale en Colombie, la première mission de ce genre en Amérique du Sud en deux décennies, le gros titre d’un hebdomadaire local le plus crédible a provoqué l’étonnement : « ¡LLEGA LA ONU! » (« L’ONU ARRIVE ! »). Dans un pays très polarisé sur l’idée de négocier un accord avec les Forces armées révolutionnaires–Armée du peuple (FARC-EP), cette nouvelle a engendré des espoirs et des craintes. Pour certains, l’« arrivée » des Nations Unies signifiait que, pour la première fois, des mesures sérieuses vers la paix allaient être prises après plus d’un demi-siècle de guerre et pour d’autres, elle impliquait une perte de la souveraineté et des concessions envers les FARC-EP, considérés par beaucoup comme une organisation de criminels et de terroristes qui n’aurait jamais dû être considérée digne d’être incluse dans le processus de paix.

Le titre était, toutefois, curieusement inexact. Les Nations Unies jouaient un rôle actif en Colombie depuis plus de 40 ans. Son appui aux efforts de paix a débuté bien avant le lancement des pourparlers de paix en 2012 à La Havane entre le Gouvernement et les FARC-EP. Pendant plus d’une décennie, les organismes, les fonds et les programmes des Nations Unies ont travaillé étroitement avec les organisations de la société civile, les communautés et les autorités locales colombiennes dans les régions confrontées à la violence et enracinées dans la pauvreté ainsi que dans celles qui avaient été abandonnées par l’État. L’engagement de l'équipe de pays des Nations Unies en Colombie pour construire la paix au niveau local a été mis en œuvre alors que ceux qui militaient pour cette cause allaient à contre-courant, au risque d’être stigmatisés ou ciblés.

Depuis le début des années 19901, le Haut-Commissaire des Nations Unies pour les réfugiés (HCR), le Programme alimentaire mondial (PAM), le Fonds des Nations Unies pour l’enfance United Nations (UNICEF), et d’autres organismes, ainsi que leurs organisations partenaires non gouvernementales ont fourni une aide à des milliers de familles déplacées dans des régions difficiles d’accès ou n’ayant pas accès aux institutions étatiques. Ils ont assuré la protection des civils à risque par leur présence sur le terrain, ont été des témoins et prêté attention à ceux dont la voix n’était pas suffisamment entendue. En documentant et en dénonçant les violations des droits de l’homme, le Haut-Commissariat aux droits de l’homme (HCDH) a aussi donné la parole aux victimes; ces efforts ont parfois eu un effet préventif. En misant sur les capacités locales pour régler les conflits de manière pacifique, en renforçant le pouvoir des collectivités locales, des jeunes et des organisations féminines et en offrant des possibilités économiques, souvent là où la culture du coca était la seule source de revenu, le Programme des Nations pour le développement (PNUD) ainsi que d’autres entités de développement ont permis de briser le cycle de la violence au niveau local et ont contribué à améliorer les moyens d’existence. Les communautés touchées par les conflits ont demandé le soutien de l’ONU, qu’elle leur a donné. Elles ont considéré que notre présence pouvait leur offrir une certaine protection. L’engagement, le courage et la solidarité de générations de collègues nationaux et internationaux des Nations Unies œuvrant pour la paix et la justice dans les régions de Colombie les plus pauvres et les plus touchées par le conflit ont été exceptionnels et d’autant plus remarquables que ce travail créait souvent des tensions avec le Gouvernement.

La campagne « Respira Paz » (Respire la paix), organisée en Colombie par les Nations Unies, a encouragé une culture de la paix dans le pays. Département de Chocó, en Colombie, 2015. Photo par Karina Teran/ONU

Après l’échec du processus de paix entre le Gouvernement et les FARC-ED, appelé « El Caguán » (1999-2002), l’espoir d’un accord politique était anéanti et ce, pendant une décennie. Les négociations de paix ont été discréditées et la contribution de la communauté internationale aux efforts de paix, dont les Nations Unies, a été considérablement réduite. À cette époque, contribuer à la paix ou même en débattre était non seulement impopulaire, mais aussi considéré comme subversif dans certains milieux. Les tambours de guerre ont retenti et les populations les plus vulnérables ont été les premières victimes de l’engagement du pays à poursuivre une solution militaire. Selon les chiffres officiels, au cours de la décennie qui a suivi, le conflit a fait plus de 4 millions de victimes2.

Alors que le Gouvernement refusait de reconnaître l’existence d’un conflit armé, s’entêtant à dire qu’il faisait face à une menace terroriste, l’équipe de pays des Nations Unies en Colombie a été confrontée à des choix politiques difficiles. Des discussions longues et parfois difficiles ont eu lieu pour déterminer comment continuer à aider les communautés touchées par la violence et à promouvoir des initiatives de paix locales tout en maintenant une approche constructive avec le Gouvernement hôte. Pendant les années du conflit les plus sombres, l’équipe de pays est restée au côté des victimes, même au risque d’être perçue par certains comme partiale et trop proche de la gauche qui, à son tour, était souvent accusée d’être des membres des FARC-EP (et donc des terroristes). Tandis que l’engagement politique et la consolidation de la paix étaient au point mort, l’équipe de pays a poursuivi ses efforts de consolidation de la paix.

Grâce aux efforts de la société civile, des organisations locales et de l’Église catholique, qui ont permis de maintenir la flamme de la paix pendant dix ans, une fois que les négociations ont débuté à La Havane, de nouveaux espoirs sont nés, bien qu’encore très fragiles. Les organisations, les fonds et les programmes des Nations Unies ont aidé à entretenir ces espoirs et à les protéger. Pendant les pourparlers de paix, l’équipe de pays des Nations Unies a poursuivi ses efforts de consolidation de la paix dans les régions touchées par le conflit tout en s’adaptant pour mieux soutenir les activités politiques menées par le Gouvernement pour rétablir la paix3.

L’une des contributions les plus importantes des Nations Unies au processus de paix engagé à La Havane a été d’encourager et de soutenir la participation de la société civile, et surtout les victimes. En 2012 et en 2013, à la demande de la Commission de paix du Congrès, les Nations Unies ont organisé plusieurs tables rondes régionales où les Colombiens ont pu exprimer leur opinion et faire des propositions concernant les questions débattues à La Havane. C’est ainsi que pour la première fois, le Gouvernement et les FARC-EP ont demandé conjointement, avec la contribution de l’Universidad Nacional de Colombia, la création à grande échelle de forums régionaux et nationaux afin de recueillir et de synthétiser les points de vue de la société civile sur divers points relatifs au programme de paix et de présenter les résultats aux négociateurs à La Havane.

Le forum national sur le programme de paix concernant les victimes, organisé en 2014, a eu un impact particulièrement important d’un point de vue humain et a contribué à la décision des parties d’inviter plusieurs délégations de victimes à La Havane pour partager leurs témoignages avec les négociateurs. Cet effort que nous avons soutenu a donné une nouvelle direction aux pourparlers. Donner un visage humain à la tragédie de la guerre a suscité une volonté renouvelée de mettre fin au conflit.

En 2013, à la demande des organisations féminines de la société civile, l’entité ONU-Femmes, appuyée par le Coordonnateur résident et des organismes des Nations Unies, a organisé un Sommet mondial des femmes et de la paix soulignant la nécessité de donner aux femmes une place à la table et de s’assurer qu’une approche en matière de genre était incluse dans les négociations. En plus des visites à La Havane de représentantes des organisations féminines de la société civile et d’experts de la question des femmes, la participation des militants des droits des LGBTI et des défenseurs des victimes de violence sexuelle ont contribué à la décision prise par le Gouvernement et les FARC-EP d’inclure davantage de femmes dans leurs délégations et d’effectuer une révision complète des accords de paix en tenant compte de la problématique femmes-hommes4.

Pendant les négociations, les pourparlers de paix ont continué d’être un sujet controversé en Colombie. Le fait que le Gouvernement et les FARC-EP aient décidé de négocier sans appeler à un cessez-le-feu a contribué au scepticisme de nombreux Colombiens concernant le processus de paix. Dans ce contexte, nous avons mené une étude sur le coût de la guerre et les avantages économiques de la paix en essayant de dépolitiser le concept de paix et en démontrant que mettre fin à guerre serait bénéfique à tous les Colombiens quelle que soit leur position sur l’échiquier politique. Nous avons aussi entrepris de documenter l’impact humanitaire des négociations pendant le conflit afin de promouvoir publiquement et en privé des mesures de confiance, notamment la nécessité d’un cessez-le-feu bilatéral ainsi que l’engagement des FARC-EP de mettre fin au recrutement des enfants, de libérer les enfants soldats, de cesser d’utiliser des mines terrestres et de permettre des opérations de déminage. De même, à la demande du Gouvernement, nous avons lancé une campagne de communication nationale appelée « Respira Paz » (Respire la paix) afin d’encourager une culture de la paix. Malheureusement, ces efforts n’ont pas suffi à rassembler tous les Colombiens autour de l’objectif de paix commun, qui restait difficile à atteindre.

Grâce à son importante présence et à des décennies de travail sur le terrain, l’équipe de pays des Nations Unies savait que pour les communautés locales, la paix signifiait bien plus que l’absence de guerre. Pour que la paix soit durable, il était essentiel de répondre à certaines de leurs attentes et de leurs préoccupations. Pendant que les négociations progressaient, nous avons donc souligné la nécessité de préparer une stratégie de stabilisation après le conflit qui donnerait immédiatement des résultats concrets aux régions déchirées par la guerre. Nous avons préparé un plan largement consulté, étendu la présence de l’équipe de pays sur le terrain et mis en place les capacités pour soutenir la mise en œuvre de projets à impact rapide qui permettraient de récolter les premiers dividendes de la paix. En février 2016, nous avons aussi lancé, en partenariat avec le Gouvernement et la communauté des donateurs, le Fonds d’affectation spécial pluripartenaire des Nations Unies pour l’après-conflit en Colombie afin d’appuyer la mise en œuvre des mesures de confiance et des projets de stabilisation après le conflit ainsi que l’application rapide des accords de paix.

Des enfants posent devant un véhicule de l’OCHA lors d’une mission d’évaluation des besoins humanitaires dans le Département de Córdoba, dans le nord de la Colombie. 2016. Photo par Felinto Córdoba/UN OCHA

En plus du communiqué commun émis par le Gouvernement et les FARC-EP le 19 janvier 2016, qui demandait au Conseil de sécurité de mettre en place une mission politique en Colombie, l’accord de paix final a appelé explicitement l’appui de plusieurs organismes, fonds et programmes des Nations Unies à la mise en œuvre des différentes parties de l’accord. Ces deux initiatives ont reflété la crédibilité croissante de l’ONU acquise grâce à son appui à la consolidation de la paix pendant des années.

Ce qui s’est ensuivi a mis en lumière la différence frappante entre le fait de mettre fin à une guerre et celui de consolider la paix. La signature de l’accord de paix a mis fin au conflit avec les FARC-EP. Mais l’amélioration des conditions d’existence de la plupart des populations vulnérables, la protection contre certains acteurs armés, la réduction des inégalités sociales, le renforcement de la présence de l’État, la transformation des économies de guerre, la défense des droits de l’homme, la promotion du développement et le règlement des conflits de manière pacifique sont restées des tâches inachevées dans de nombreuses régions. Le processus de paix négocié à La Havane et l’accord de paix qui a suivi ont fourni un cadre national important et revitalisé les efforts menés par les Colombiens pour relever les défis de ce développement à long terme et de la consolidation de la paix. Les Colombiens continuent de tabler sur l’appui du système des Nations Unies tout au long de leur long voyage de la consolidation de la paix.

Notes

1 Les Nations Unies collaboraient avec la Colombie depuis 1950 lorsque l’UNICEF y a ouvert son bureau. Puis, ce fut le tour de l’Organisation internationale pour les migrations (OIM) en 1956, le PAM en 1969, le PNUD en 1974, l’Organisation pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) en 1977, l’Office des Nations (ONUDC) en 1985, l’HCDH en 1996 et le HCR en 1999. Lors du processus de paix à La Havane, l’équipe de pays des Nations Unies en Colombie était composée de 26 organismes, fonds et programmes, plus de 2 300 personnels travaillant dans 24 des 32 départements du pays.

2 Estimations fournies par les auteurs à partir des données du Registre national des victimes de Colombie. Disponible sur le site https://www.unidadvictimas.gov.co/es/ruv/37385.

3 Étant donné les expériences passées, toutefois, le Gouvernement était peu enclin à ce que la communauté internationale joue un rôle actif dans les débuts des pourparlers de paix et ne souhaitait aucune interférence extérieure dans les négociations. Si les Nations Unies jouissaient d’une forte crédibilité au sein de la société civile, il restait un long chemin à parcourir pour instaurer la confiance avec d’autres secteurs de la société et certaines instances gouvernementales. Ces dernières étaient nécessaires pour contribuer au processus de paix, mais aussi pour permettre aux Nations Unies d’appuyer les efforts de mise en œuvre de la paix lorsque le Gouvernement en faisait la demande.

4 En plus de leur soutien à la participation des femmes, à la demande des parties, les Nations Unies ont aussi fourni une assistance technique discrète concernant d’autres questions sensibles, dont la protection des enfants et la justice transitionnelle.

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