Presque trois décennies après le début de la pandémie du VIH/sida, la stigmatisation, le déni et l'inaction des gouvernements subsistent. Des rapports font état d'une augmentation des taux d'infection dans les pays occidentaux industrialisés et l'on craint une explosion de l'épidémie dans les pays asiatiques. C'est pourtant en Afrique subsaharienne, qui compte moins de 15%de la population mondiale, que se trouve l'épicentre de l'épidémie, avec plus de 70%des infections dans le monde.

Compte tenu du temps et des efforts consacrés à la lutte contre le VIH/sida, il est temps de nous interroger sur l'efficacité des moyens engagés. Depuis le Programme mondial de lutte contre le sida de l'Organisation mondiale de la santé, qui est devenu le Programme commun des Nations Unies sur le VIH/sida (ONUSIDA), il y a eu, presque depuis le début de l'épidémie, une réponse mondiale de haut niveau : des conférences internationales biannuelles sur le sida qui attirent plus de 10 000 personnes; des conférences régionales et de nombreuses autres conférences sur la consommation de drogues, la sexualité et la santé publique; une session spéciale de l' Assemblée générale de l'ONU en 2001; des réunions régionales des gouvernements donnant lieu à des déclarations et à des déclarations d'intention; le financement par un grand nombre de donateurs d'activités liées au VIH/sida dans le monde; et un grand nombre de manuels de formation consacrés à l'éducation, à la prévention, aux soins communautaires et aux services de soutien.

Des réunions de haut niveau ont lieu pour s'assurer que les Gouvernements assument leurs responsabilités et que les populations sont en mesure de faire face à la situation. Des personnalités éminentes sont sollicitées pour apporter leur soutien aux campagnes, subir un dépistage, divulguer leur état et prendre la tête de la lutte contre le VIH/sida ainsi que contre la stigmatisation et la discrimination liées à cette maladie.

Pourtant, malgré tous ces efforts, le dévouement et la détermination, les taux d'infection augmentent dans de nombreuses parties du monde, les communautés sont frappées par de nombreux décès et par des souffrances, les familles sont éprouvées par la mort de leurs enfants et des millions de jeunes font face à un avenir incertain en raison de la mort de leurs parents, de leurs frères et sœurs et de leurs proches. Les traitements étaient porteurs de grands espoirs et les médicaments étaient présentés comme la meilleure option en matière de prévention. Aujourd'hui, alors que le succès escompté des services bénévoles de conseils, du dépistage et des traitements ne s'est pas concrétisé, une grande impulsion est donnée en faveur de la circoncision masculine et contre la promiscuité sexuelle.

Le VIH/sida est l'une des questions sociales les plus fascinantes de notre époque. Il a exacerbé les maux sociaux et mis à jour de nouveaux : certaines tensions sociales qui étaient tolérées ou dissimulées; l'inégalité entre les sexes, le patriarcat, les viols de jeunes et leur exploitation; le manque de nourriture, de logements, d'éducation, de soins de santé et d'accès aux médicaments; les inégalités sociales ainsi que l'hypocrisie des sociétés et des relations politiques mondiales.

Le VIH/sida a, dans de nombreux cas, révélé les difficultés à instaurer des démocraties efficaces et responsables, l'impact de la culture et des pratiques culturelles sur l'épidémie ainsi que la corruption qui sévit dans toutes les sociétés, riches ou pauvres. La pandémie a ouvert la voie à une nouvelle forme de néo-colonialisme alors que les donateurs et les institutions de l'ONU donnent des leçons aux pays en développement sur la mauvaise gouvernance et offrent un soutien technique et des fonds. Les institutions de l'ONU et bon nombre de donateurs font face à un dilemme. Ils veulent une réponse mondiale efficace, mais ils doivent aussi reconnaítre qu'elle risque d'échouer parce qu'elle ne rend pas compte de la complexité de la pandémie et des sociétés qui en souffrent. Souvent, ces groupes extérieurs définissent non seulement l'épidémie, mais aussi les sociétés au sein desquelles ils travaillent. Ils tendent à présenter la pandémie de manière générale, accordant des fonds à des projets spécifiques qu'ils définissent, évaluent et dirigent eux-mêmes et qu'ils considèrent être les mieux adaptés aux populations qui vivent dans cette société.

Certes, ces interventions améliorent la situation présente et entraínent des changements sociaux et politiques à long terme, mais elles ne s'attaquent pas aux causes profondes de la pauvreté et des maladies qui sont profondément liées au passé post-colonial, aux relations politiques internationales, aux inégalités mondiales et aux violations des droits de l'homme.

La pandémie du VIH/sida est directement liée à la pauvreté, à l'exploitation, à la migration, au manque d'éducation, à l'absence de volonté politique et de mesures innovantes, et y contribue. Dans la plupart des cas, la démarche a consisté à décrire «ce qui est» et à trouver des moyens de gérer la crise existante et d'en limiter les conséquences, alors qu'il faudrait rechercher activement «ce qui pourrait être» et trouver des moyens de défier le statut quo et de préparer l'avenir afin d'envisager de nouvelles structures sociales, communautaires et familiales, de nouvelles façons d'appréhender la sexualité et les droits de l'homme.

On observe les mêmes modèles de réponse aux changements climatiques qui résultent du manque d'intégrité sociale et politique de l'ordre économique mondiale et politique dominant. Tout comme le VIH/sida, les changements climatiques ont mobilisé un grand nombre de pays et d'institutions de l'ONU afin d'élaborer des protocoles et d'adopter des déclarations. Suite aux sombres prévisions, les pays ont été exhortés à modifier leurs comportements.
La propagation du VIH/sida et les effets du changement climatique ont de nombreux points communs. Les personnes qui ont le moins de ressources sont celles qui sont les plus touchées. On constate aussi une absence de volonté politique et de capacités techniques pour contenir ces deux catastrophes. Même si les populations font partie des plans d'atténuation, les décisions seront prises pour elles, dans leur intérêt. Les communautés ne peuvent donner suite aux déclarations et aux protocoles car, en réalité, elles sont incapables d'exécuter les mesures prises par les décideurs. Enfin, tout comme le VIH/sida exacerbe la pauvreté, la vulnérabilité des femmes, l'exploitation des enfants et l'accès aux soins de santé, les changements climatiques aggravent les fractures sociales.

Les «réfugiés environnementaux» pourraient rejoindre le flot des personnes qui fuient les régimes oppressifs et la pauvreté à la recherche d'une vie meilleure, et les nations riches leur refuser l'entrée dans leur pays. Comme dans le cas du VIH/sida, on cherche des moyens de protéger et de renforcer le statut quo au lieu de créer un monde fondamentalement nouveau en mettant à profit notre curiosité intellectuelle afin de créer de nouveaux modes de vie.

Dans une large mesure, l'incapacité de freiner la propagation du VIH/sida et de répondre efficacement aux besoins sociaux et sanitaires urgents résulte du manque d'importance donné à la recherche. La recherche en sciences sociales est nécessaire pour nous aider à comprendre l'impact que l'origine ethnique, les classes sociales, la culture et les hommes et les femmes ont sur les sociétés où l'épidémie se joue. L'élan à imprimer à la recherche a été laissé de côté par la nécessité de trouver des solutions rapides et pour permettre aux Gouvernements de préserver les relations politiques existantes que nous connaissons.

Le VIH/sida et les changements climatiques peuvent avoir des conséquences radicales et profondes dans le monde. Pourtant, nous nous accrochons à l'ordre mondial existant, sans investir le temps et l'argent pour promouvoir la recherche sur les questions que soulèvent l'épidémie et le réchauffement climatique. Nous recherchons des solutions faciles qui présentent bien et qui sont truffées de clichés politiquement corrects. Nous n'avons pas procédé à une analyse critique de la manière dont les diverses sociétés et le pouvoir fonctionnent ni trouvé des moyens viables et innovants pour changer les systèmes politiques.

Au-delà des déclarations et de la rhétorique, nous devons développer la recherche critique et stimulante dans les deux domaines afin d'aider les sociétés à imaginer un nouvel avenir stimulant, réalisable. Tout comme nous devons chercher à comprendre comment mieux gérer l'épidémie VIH/sida, nous devons penser plus rapidement afin d'anticiper les changements climatiques.