A la fin d’un cours sur l’histoire du droit international, je demande souvent à mes étudiants dans quelle mesure le XIXe siècle devrait être considéré comme une époque marquée par la paix de cent ans. Évidemment, cette idée suscite des commentaires et des objections : 
comment un siècle marqué par des rivalités impériales et la répression a-t-il été une ère de paix ? N’y avait-il pas de nombreux conflits armés et de nombreuses interventions, non seulement en Europe, mais dans le monde entier ? Le XXe siècle a vu sa réputation encore plus ternie par une violence sans précédent à la fois sur le continent européen et à l’échelle mondiale, mais n’y a t-il pas aussi des leçons à tirer de la diplomatie et du droit international entre le Congrès de Vienne de 1814-1815 et la Conférence de la paix de Paris en
1919 ?

L’idée que le XIXe siècle est une époque marquée par la paix de cent ans en Europe a été formulée et promue par plusieurs auteurs et intellectuels. Les plus connus d’entre eux ont été le diplomate américain Henry Kissinger et l’historien-économiste hongro-américain Karl Polanyi. Aborder cette question en cours présente des avantages éducatifs, car les étudiants finissent par remettre en question l’idée de la paix elle-même. La « paix » est-elle simplement l’absence de violence entre les États ? Dans quelle mesure est-elle une valeur en soi et faut-il parfois renoncer à quelque chose en échange de la paix ? Jusqu’où faut-il aller en son nom ? Pour nous, la paix signifie-t-elle la guerre pour d’autres ? En d’autres termes, malgré les nombreuses revendications pour la paix, ce concept est loin de faire l’unanimité.

Lorsque l’Europe a mis fin aux guerres napoléoniennes et tenté d’instaurer un nouvel ordre, certaines options ont été clairement exclues au nom de la paix, telle qu’elle était alors comprise par les grandes puissances. Le Congrès de Vienne avait donc des idées précises sur l’ordre politique que les grandes puissances voulaient établir. Il était fondé sur la menace d’une intervention qui garantissait l’application des principes consentis de légitimité monarchique (et non pas constitutionnelle) et sur l’égalité relative entre les puissances. Les éditeurs libéraux et démocrates de l’époque se sont méfiés des concepts de diplomatie et de droit international, les considérant comme des instruments de répression. En examinant les années qui ont suivi le Congrès de Vienne et en analysant l’Acte final des Conférences ministérielles tenues à Vienne (1920), on s’aperçoit que les auteurs de la fin du XIXe siècle n’étaient pas enclins à faire l’éloge du Congrès de Vienne. Seules certaines des réalisations ont été considérées comme importantes : l’abolition de l’esclavage, le principe de la libre navigation sur les fleuves internationaux, le règlement sur le rang entre les agents diplomatiques et dans le cérémonial qui, à de nombreux égards, demeure la base des rencontres diplomatiques actuelles. De nombreux objectifs importants ont donc été omis dans l’historiographie du Congrès, alors qu’un certain nombre de dispositions, comme celles que les protagonistes de la « pentarchie » auraient considérées sans importance, ont été mentionnées plus tard et commémorées.

Cependant, ce point de vue critique sur la diplomatie et le droit international, qui a prévalu dans les années qui ont suivi le Congrès de Vienne, a, depuis, changé. Au cours des dernières années, des historiens, comme Matthias Schultz, établi à Genève, ont mis l’accent sur la diversité de ses réalisations. Une conférence tenue à l’Université d’Harvard en 2014 a également reconnu le rôle important qu’il a joué dans l’histoire de la pacification et de la coopération. Ces points de vue nouveaux ont souligné les aspects positifs des mécanismes diplomatiques mis en œuvre entre 1815 et le milieu du XXIe siècle. Sans nier la répression généralisée des mouvements démocratiques ainsi que les inter ventions militaires et les ingérences dans les affaires intérieures d’autres États, Matthias Schulz et d ’autres universitaires font valoir que les mécanismes diplomatiques mis en place par le Congrès étaient innovants. Ils comprenaient le système directorial, qui était un « conseil de sécurité » avant la lettre, visant à stabiliser un continent qui craignait le retour des grands conflits militaires. Le souvenir de la guerre de Trente ans avait peut-être disparu, mais en 1815, le traumatisme de la guerre en Europe menée par une puissance aux ambitions hégémoniques était très présent, ce qui a contribué à l’établissement d’un ordre politique avec des instruments et des mécanismes de négociation nouveaux.

Citons, entre autres, le développement de la diplomatie multilatérale (plutôt que bilatérale) sous la forme de réunions fréquentes, presque permanentes, des grandes puissances et de leurs représentants aux congrès et aux conférences.  Dans le cadre d’une telle structure,  certains principes du droit international étaient interprétés de manière très large : même si les souverainetés étaient indépendantes, elles  n’étaient pas égales et certaines avaient une plus grande influence que d’autres. Une pentarchie affirmait avoir le pouvoir de décider comment les conflits et les atteintes aux intérêts des États devaient être gérés. Les principes fondamentaux de cet ordre politique (comme le droit aux inter ventions) n’étaient pas codifiés dans le cadre du droit international, mais tenaient lieu de directives politiques sur lesquelles les protagonistes s’étaient mis officieusement d’accord. Les relations de paix étaient donc établies par un accord informel. Une telle absence de formalité et de transparence empêchait le déroulement d’actions politiques qu’on aimerait voir dans un monde idéal. C’était aussi un instrument d’un système politique qui semblait particulièrement peu sensible aux aspirations des peuples après que les armées populaires avaient vaincu Napoléon. Pourquoi ne serait-il pas possible de reconnaître le droit des peuples à l’autodétermination et à la souveraineté ?

Le Concert européen a réussi à gérer certains conflits pendant des décennies, mais n’est pas parvenu à prévenir l’affrontement russo-ottoman qui a conduit à la guerre de Crimée. Aucun nouvel ordre équivalent n’a émergé pour combler le vide politique entre les principaux protagonistes. Toutefois, l’idée de nouvelles formes de coopération internationale faisait son chemin. Des avocats internationaux parlaient d’un nouveau principe de systèmes juridiques qu’ils appelaient la « communauté internationale ». Ils affirmaient que les nations n’étaient pas des entités isolées et que la souveraineté n’était pas la plus grande valeur dans une communauté d’États. Au contraire, les pays pourraient s’aider et se soutenir mutuellement; les États devraient coopérer, et la coopération devrait être développée dans le cadre du droit international. Les domaines de coopération pourraient comprendre l’économie, les communications, la culture, la technologie et la santé publique. Si la communauté de nations était jusqu’alors un concept relevant principalement de la théorie, le XIXe siècle a été propice au développement de la coopération internationale. Les innovations techniques, comme le télégraphe, ont significativement changé le travail des diplomates. Ces coopérations ont été souvent conclues en tant que conventions multipartites, avec la contribution des diplomates à ce développement. Il en a résulté un changement fondamental dans l’élaboration des traités au XIXe siècle, comme l’a récemment indiqué Edward Keene, un intellectuel d’Oxford spécialisé dans les relations internationales.

Vers la fin du XIXe  siècle s’ouvre la période de l’institutionnalisation de la coopération internationale. À la suite de la Commission centrale pour la navigation du Rhin (1815), instituée par le Congrès de Vienne, considérée comme étant précurseur de ces institutions, d’autres fondations internationales ont été créées, comme l’Union télégraphique internationale (1865) et l ’Union postale universelle (1874). Leurs bureaux permanents étaient souvent situés dans de petits pays et leurs capacités à légiférer, leur pouvoir de juridiction et, dans certains cas, les mécanismes d’adjudication entre les parties en conflit étaient limités. Bien entendu, ce type de coopération internationale était limité aux domaines considérés comme « non politiques » et n’interféraient donc pas avec la souveraineté des États. Les experts administratifs, les intellectuels, les technocrates ont remplacé le diplomate classique dans la préparation de ces traités. En même temps, ces coopérations se sont progressivement intensifiées, se sont exprimées dans d’autres domaines réglementaires et ont acquis plus d’autonomie dans les États-nations. De nombreux observateurs s’en réjouissaient et proclamaient la progression des syndicats, l’ère des traités de paix, envisageant même le début d’un « gouvernement mondial ». Le XIXe siècle n’a donc pas été seulement une période marquée par le nationalisme, l’impérialisme, le colonialisme et la concurrence entre les États, mais aussi une période de coopération internationale et de négociations multilatérales.

Il serait, toutefois, injuste de considérer que seuls les États et leurs représentants étaient les acteurs de ce processus. L’idée de l’internationalisme a été également défendue par des particuliers et des groupes. Le XIXe siècle a connu une augmentation significative du nombre de congrès et de conférences, mais les questions politiques y étaient rarement débattues. La plupart des réunions étaient consacrées à des questions concernant la société civile, la science, la technologie et la recherche, les questions humanitaires et d’autres sujets. L’essor de l’internationalisme non gouvernemental a donc été l’un des développements les plus remarquables dans la deuxième  moitié du XIXe siècle. Certaines questions étaient étroitement liées à celles dites de haute politique. On s’inquiétait des défaillances dans la conduite des relations internationales. La haute diplomatie utilisée par les aristocrates n’était pas toujours considérée comme fiable. En 1868, l’avocat international anglais Mountague Bernard notait qu’à ses débuts, la diplomatie de l ’Europe moderne « […] était réputée pour être fausse, habile, interventionniste, sans scrupules dans le choix des moyens, frivole et pointilleuse à outrance ». Il n’est donc pas surprenant que l’un des mouvements les plus connus, centrés sur les relations internationales tout en promouvant la coexistence internationale et le règlement des conflits, ait été le mouvement en faveur de la paix. Critiques à l’égard des hommes politiques et des diplomates et de leur façon de procéder au nom de « la paix », ces groupes ont organisé des réunions, formulé des résolutions et tenté d’influencer les législateurs.

L’une des préoccupations des défenseurs de la paix concernaient principalement la réforme du droit international. Ils se sont donc réunis avec des avocats internationaux et, ensemble, ils se sont employés à codifier le droit international afin de faire de cet ordre normatif un instrument de paix et de règlement des conflits efficace et contraignant. Parmi leurs demandes figuraient la création d’un tribunal international pour l’arbitrage et l’interdiction du recours à la force dans les conflits. Dans une certaine mesure, ces objectifs étaient aussi ceux des diplomates, bien qu’éloignés de leurs considérations morales et politiques. Dans un monde où l’honneur de l’État était un concept personnel, où les États souverains avaient le droit de faire la guerre selon des conditions qu’ils définissaient eux-mêmes et où aucune institution supérieure n’exerçait un contrôle (légal), l’appel à renoncer à la force et le principe de non-agression ne jouaient pas un rôle central sur les agendas de la plupart des acteurs mondiaux à la fin du XIXe siècle.

Au contraire, les grandes puissances ont fréquemment démontré leur volonté et leurs ambitions à étendre leur territoire. Les puissances européennes et nord-américaine ont promu la doctrine terra nullius comme justification à la conquête de l ’Afrique. Elles ont conclu des traités avec des États, reconnaissant leur souveraineté et leur refusant parfois ce statut peu après si un conflit présentait des avantages pour les Européens. Dans cette constellation politique, le droit international et la diplomatie ont été, sous le fanion de l’impérialisme politique, économique et racial, non seulement un instrument pour promouvoir des valeurs que nous considérons toujours comme acceptables, mais aussi un instrument pour promouvoir l’impérialisme, le racisme et le génocide. Ladite mission de civilisation fut l’une des justifications les plus odieuses d’une politique européenne qui a utilisé le droit international et la diplomatie comme outils pour réprimer et violer les droits de l’homme et les principes fondamentaux.

Pendant des décennies, l’Europe a réussi à régler ses problèmes internes de façon plus ou moins pacifique. Certains conflits ont été externalisés, des guerres ont été évitées pendant que de nombreux événements inquiétants se déroulaient loin du territoire national et ne semblaient donc pas très dramatiques. Ledit droit européen s’est développé à travers le monde en tant qu’ordre normatif, ses doctrines et ses pratiques juridiques connues sous le nom de diplomatie ont été traduites, reprises et adoptées par les diplomates, les juristes et d’autres professions, en particulier en Amérique latine et en Asie. Par ce processus d’universalisation, il est devenu un droit mondial tout en conservant son eurocentrisme, le « deux poids, deux mesures » étant toujours appliqué.

Durant les années prospères vers la fin du XIXe siècle, les alliances économiques, les entreprises morales (comme la lutte contre la traite des esclaves et la pornographie) semblaient être des signes forts et irréversibles qui ont fait naître l’espoir d’un avenir plus pacifique. Les conférences de La Haye, en 1899 et en 1907, semblaient être un départ prometteur. Comme nous le savons tous, ce fut une illusion tragique. Le désir de guerre a été plus fort que ces structures transnationales. Les instruments diplomatiques ne sont pas parvenus à régler la crise de juillet 1914 ou ont même servi à aviver la confrontation. S’il y a eu une paix de cent ans en Europe, elle s’est certainement terminée de manière tragique. Enseigner l’histoire du droit international signifie illustrer avec des exemples historiques comment les outils de règlement des conflits peuvent ne pas parvenir à leur but lorsque les gestionnaires des conflits ne sont pas impliqués ou nourrissent même de mauvaises intentions. Le pouvoir de la paix a été recouvert par les rivalités impériales. Cent ans après la Conférence de Vienne, les mécanismes diplomatiques du système du Congrès, qui ont été initialement établis pour maintenir une stabilité politique, semblaient n’ être que l’expression d’une culture de sécurité sans âme. En août 1914, il y avait une chance unique d’aspirer à une paix plus glorieuse par la victoire. Cent ans après le Congrès de Vienne, la  frivolité d’une telle notion est plus frappante que jamais.