4 mai 2020 — Un demi-milliard de personnes, soit 8% de la population mondiale, risquent de tomber dans la pauvreté en raison des retombées économiques de la pandémie de COVID-19, avertissent les Nations Unies. Face à cette catastrophe annoncée, des experts onusiens plaident pour une transformation d’urgence de notre modèle afin de réduire les inégalités et d’universaliser la protection sociale.  

« La COVID-19 représente une crise dévastatrice et sans précédent qui nous touche tous, partout. Aucune région ni aucun pays ne sont épargnés. C'est un moment décisif de l'histoire de l'humanité », a souligné le Secrétaire général de l’ONU, António Guterres, dans un récent appel à l’allègement de la dette des pays pauvres, en supplément du moratoire décidé par le G20.

Si la progression attendue de la pauvreté concerne toutes les régions, le monde en développement est appelé à payer le prix le plus lourd. Selon la Commission économique des Nations Unies pour l’Afrique (CEA), la croissance - déjà faible - des économies du continent va enregistrer cette année un recul variant de 1,8 % à 3,2 %. En conséquence, entre 5 et 29 millions de personnes pourraient plonger sous le seuil de pauvreté extrême de 1,90 dollar par jour.

De son côté, la Commission économique pour l’Amérique latine et les Caraïbes (CEPALC) anticipe désormais une contraction du PIB (Produit intérieur brut) régional de 5,3 % due aux impacts de la COVID-19. Avec une telle baisse de la croissance, le nombre d’habitants de la région vivant dans la pauvreté et l'extrême pauvreté augmentera respectivement de 29 millions et 16 millions, prévient-elle.  

Les perspectives sont également sombres pour le monde arabe. Dans cette région, ce sont 8,3 millions de personnes supplémentaires qui pourraient sombrer dans la pauvreté, laquelle concerne déjà plus de 101 millions d’individus, selon les projections de la Commission économique et sociale pour l'Asie occidentale (CESAO). Cette aggravation de la pauvreté risque en outre de gonfler de deux millions le nombre des personnes sous-alimentées.

Un retour en arrière de 30 ans dans certaines régions

Pour la première fois depuis 1990, la pauvreté pourrait donc augmenter au niveau mondial, mettant en péril les objectifs 1 (pas de faim) et 2 (faim « zéro ») du Programme de développement durable à l’horizon 2030. Tel est le constat alarmant d’une étude publiée le 8 avril par l’Institut mondial de recherche sur l’économie du développement de l’Université des Nations Unies (UNU-WIDER).

De l’avis d’Andy Sumner, professeur de développement international au King’s College de Londres et co-auteur de l’étude, le monde fait aujourd’hui face à un « tsunami potentiel de pauvreté » du fait de la crise actuelle. « La COVID-19 pourrait renvoyer le monde 10 ans en arrière - et même 30 ans en arrière dans certaines régions », a-t-il expliqué, évoquant une progression du nombre de personnes pauvres de l’ordre de 420 à 580 millions dans le cas extrême d’un recul de la consommation mondiale de 20 pour cent.

Les chercheurs ont utilisé les données de la Banque mondiale pour mesurer les effets de la réduction des sommes d'argent dépensées dans les économies à trois niveaux de pauvreté : 1,90, 3,20 et 5,50 dollars par jour. Il ressort de leurs travaux que même si la consommation diminuait de 5 pour cent soit le plus faible impact modélisé, cela conduirait à une augmentation mondiale de la pauvreté liée au revenu. Plusieurs décennies de progrès seraient ainsi effacées.

« Nos résultats soulignent l'importance d'une forte expansion des filets de sécurité sociale dans les pays en développement dès que possible », a commenté M. Sumner. « Plus largement, il faut accorder une attention beaucoup plus grande à l'impact de la COVID-19 dans les pays en développement et à ce que la communauté internationale peut faire pour aider ».

La pauvreté exacerbe les vulnérabilités à la crise

Le niveau de pauvreté est un indicateur essentiel pour mesurer le degré de gravité des effets de la crise que traverse le monde. C’est ce que fait clairement apparaître l’un des tableaux de bord de données sur le développement humain rendus publics le 29 avril par le Programme des Nations Unies pour le développement (PNUD).

Consacré aux vulnérabilités des pays face à la crise, ce tableau de bord montre que les pays qui ont un fort taux de pauvreté, concentrés pour la plupart en Afrique subsaharienne et en Asie du Sud, sont les plus menacés de conséquences durables. Or, malgré les avancées réalisées en matière de réduction de la pauvreté multidimensionnelle, ce fléau touche encore une personne sur quatre dans le monde. De surcroît, relève le PNUD, plus de 40 pour cent de la population mondiale n’a pas de protection sociale.

Une femme dans une camp de refugies nourrit son fils.

Ces travaux donnent une idée précise des disparités existant entre les pays en matière de capacités à réagir à la COVID-19 et à se rétablir. Ils rappellent aussi que des perturbations à un endroit donné provoquent des chocs socioéconomiques ailleurs. Le PIB du Kirghizistan est ainsi fortement dépendant d’envois de fonds depuis l’étranger. Et les revenus de pays comme le Monténégro, les Maldives et le Cap-Vert dépendent pour beaucoup du tourisme, lequel est à l’arrêt en raison des restrictions mondiales de circulation. 

 

 

Face à l’aggravation de la pauvreté, les propositions de l’ONU

Afin d’aider les pays les plus pauvres à surmonter cette crise, M. Guterres a appelé à un allègement ciblé de leur dette. Il s’est aussi prononcé pour un plan de relance international qui soit égal à au moins 10 pour cent du PIB mondial et a souhaité que soient mise en place toutes les mesures monétaires et fiscales susceptibles de soulager les plus vulnérables.

Il faut toutefois aller plus loin, soutient Olivier De Schutter, nouveau Rapporteur spécial des Nations Unies sur l’extrême pauvreté et les droits de l’homme. Avec une chute du revenu par habitant prévue dans plus de 170 pays, les personnes sans protection sociale seront les plus gravement touchées, a-t-il alerté dans un message publié dès sa prise de mandat le 1er mai.

À ses yeux, il est urgent de « transformer notre modèle économique », en tenant compte des objectifs de développement durable. « Le modèle de croissance lui-même doit inclure, dès le départ, les exigences de durabilité environnementale et de justice sociale », affirme-t-il. 

« Face à une crise de cette ampleur, l'engagement pris au sein de l'Organisation internationale du Travail (OIT) d'universaliser les socles de protection sociale est plus pertinent et plus essentiel que jamais », estime M. De Schutter, ajoutant que les programmes destinés à empêcher les ménages à faible revenu de tomber dans la pauvreté doivent être vus « comme un investissement et non comme un coût ».

« En moyenne, le coût de financement de l'ensemble des avantages liés aux socles de protection sociale représente 4,2 % du PIB pour les 57 pays à bas revenus et à revenu intermédiaire de la tranche inférieure. C'est le meilleur investissement qu'un pays puisse faire pour son avenir », insiste cet expert indépendant de l’ONU.

Alors que les États ont déjà engagé plus de 8 000 milliards de dollars pour contrer les effets économiques de la crise, il considère que cet argent devrait aller à la mise sur pied d'une économie plus inclusive fondée sur le droit au travail et à la sécurité sociale, ainsi que sur les droits à un logement adéquat, à la santé et à l'éducation.

« L'extrême pauvreté n'est pas due à un revenu insuffisant ou à la faute des individus ou des familles qui la subissent. Elle est le résultat des choix que font les États et qui perpétuent les situations de pauvreté et d'exclusion sociale », fait valoir M. De Schutter.

Un avis partagé par Philip Alston, son prédécesseur à la tête de ce mandat des procédures spéciales du Conseil des droits de l’homme (CDH), et Juan Pablo Bohoslavsky, Expert indépendant sur les droits de l'homme et la dette extérieure.  Tous deux ont signé, le 29 avril, un appel commun exhortant le Brésil à renoncer à ses mesures d’austérité, « qui mettent en danger des milliers de vies », et à se consacrer à la lutte contre les inégalités et la pauvreté engendrées par la pandémie.

La crise liée à la COVID-19 doit, selon eux, être l'occasion pour les États de « repenser leurs priorités, par exemple en introduisant et en améliorant les systèmes universels de santé et de protection sociale, ainsi qu'en mettant en œuvre des réformes fiscales progressives ». Une façon de « construire un avenir meilleur pour leurs populations, et non des fosses communes ».