Combattre les inégalités en « soulevant les pierres »

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Combattre les inégalités en « soulevant les pierres »

Les secteurs de l'énergie et de l’agriculture jouent un rôle essentiel
Dr. Richard Munang
Afrique Renouveau: 
Effect of climate change. A dead tree in Namibia’s Namib desert. Photo: World Bank/Philip Schuler
Photo: World Bank/Philip Schuler
Effets du changement climatique. Un arbre mort dans le désert du Namib en Namibie. Photo: World Bank/Philip Schuler

Si vous souhaitez déplacer des montagnes demain, vous devez commencer par soulever des pierres aujourd’hui », dit un proverbe africain, énonçant ainsi  des solutions aux inégalités socioéconomiques sur le continent.

L'Afrique vient juste après l'Amérique latine en termes d'inégalités écono­miques. Le nombre de millionnaires en dollars en Afrique a doublé entre 2000 et 2015 pour atteindre 160 000, tandis que le nombre de personnes vivant avec moins de 1,25 dollar par jour - le seuil de pauvreté - est passé de 358 millions à 415 millions entre 1996 et 2011, selon la Brookings Institution, un groupe de recherche et de réflexion basé aux États-Unis. La Brookings Institution ajoute que d’ici à 2024 le nombre de millionnaires africains augmentera de 45 %, pour atteindre environ 234 000. ­-

Les effets du changement climatique aggravent encore plus les inégalités en Afrique, limitant la productivité dans les secteurs économiques essentiels à la croissance partagée. Les experts du climat estiment donc que, pour réduire les inégalités, les gouvernements doivent commencer par orienter les investissements vers­ des secteurs susceptibles de créer des opportunités socioéconomiques, renforcer la résilience des écosystèmes et lutter contre le changement climatique en compensant les émissions de carbone.

Les gouvernements africains s'entendent avec les experts du climat sur les secteurs à privilégier pour les investissements. Réunis à Libreville, au Gabon, en juin dernier, sous les auspices de la Conférence ministérielle africaine sur l’environnement (AMCEN), les ministres de l’Environnement du continent ont mis en évidence deux secteurs nécessitant des investissements pour combler le fossé des inégalités : l’énergie et l’agriculture s'appuyant sur une adaptation basée sur les écosystèmes (ABE). 

Une agriculture fondée sur les écosystèmes s'appuie sur la biodiversité et les services écosystémiques afin d'aider les populations à s'adapter aux effets du changement climatique. Les ministres ont déclaré que ces deux secteurs peuvent stimuler la productivité agricole grâce à la valeur ajoutée et réduire les pertes après récolte, qui se chiffrent actuellement à environ 48 milliards de dollars par an.

En plus des énormes pertes après -récolte, les gouvernements africains consacrent chaque année 35 milliards de dollars à l’importation de denrées alimentaires. Si l'on inversait les pertes après-récolte, il serait possible de récupérer les aliments perdus tout en économisant des milliards qui pourraient être investis dans d'autres secteurs.

La productivité de la main-d’œuvre sur le continent est actuellement 20 fois inférieure à celle des régions développées, note le Rapport sur les objectifs de développement durable 2016 de l'ONU . Une chaîne de valeur agroalimentaire optimisée avec des chaînes auxiliaires d'énergie propre et de logistique pourrait créer des emplois de qualité et améliorer la productivité. Déployer de l’énergie propre pour alimenter l’agriculture fondée sur l'ABE permettra à la fois de lutter contre le changement climatique et de créer des possibilités d’activité économique.  La municipalité de Jakiri au Cameroun, offre un exemple de cette démarche intégrée. S'appuyant sur le cadre d’action de l’ABE pour l’Assemblée pour une adaptation reposant sur les écosystèmes au service de la sécurité alimentaire (EBAFOSA), l'ONU Environnement y soutient des efforts visant à utiliser une micro-hydroélectricité hors réseau pour soutenir le traitement du manioc et de la pomme de terre produits par l'ABE dans des gammes de produits variées. Les agriculteurs utilisent ensuite une application mobile pour relier ces produits aux marchés et aux chaînes d'approvisionnement.

La micro-hydroélectricité hors réseau compense les émissions de carbone lors de la production d’énergie, encourage l’utilisation de l’ABE pour l’adaptation au climat et crée des sources de revenus pour les chaînes de valeur agricole, d’énergie propre et des TIC renforçant ainsi la résilience socioéconomique.

Des études montrent que l’agriculture fondée sur l’ABE augmente la production de 128 %. Ainsi, à Jakiri, 10 groupes de jeunes composés chacun de 700 personnes s'occupent des TIC, de l'énergie propre et de la commercialisation depuis 2016. Ces groupes ont créé de nombreux emplois verts pour les jeunes, en même temps qu'ils ont offert à plus de 5 000 femmes un accès aux services à valeur ajoutée. Ces groupes de jeunes ont réduit les pertes après -récolte et renforcé la stabilité des revenus ainsi que la sécurité alimentaire.

L'expansion de la classe moyenne

Les 350 millions d’Africains qui constituent la classe moyenne pourraient bien renforcer les efforts engagés afin de parvenir à un marché unique. La réduction des pertes après-récolte dans un marché agricole consolidé dominé par les exportations de matières premières pourrait générer 20 milliards de dollars de plus par an, selon la Banque mondiale.

Les experts prévoient que la valeur ajoutée des produits de base, actuellement de 150 milliards de dollars, passera à 500 milliards de dollars d'ici à 2030. Un tel marché pourrait considérablement stimuler l' industrie agricole. Avec 12 % de son commerce total, l'Afrique a le taux de commerce intra-régional le plus bas de toutes les régions. (Le taux de l’Europe est de 65 %, celui de l’Amérique du Nord de 45 % et celui de l’Asie du Sud-Est de 25 %).

Jusqu'ici quarante pays ont adopté une initiative de l'Assemblée sur l'adaptation écosystémique au service de la sécurité alimentaire reconnue comme une norme de conformité dans leurs secteurs énergétique et agricole. L'initiative garantit le contrôle de la qualité tout au long de la chaîne de valeur et consolide de surcroît les marchés de ces quarante pays, dont le Cameroun, la Côte d'Ivoire, le Kenya, le Nigéria, la Tanzanie et l'Ouganda.

La norme de conformité s’appuie sur les normes reconnues de l'Organisation internationale de normalisation et d'autres normes nationales déjà utilisées dans différents pays pour faire en sorte   que les produits certifiés puissent être exportés vers d'autres marchés. Ainsi, selon la norme de l’EBAFOSA, l’attiéké, un aliment de base de la Côte d’Ivoire fabriqué à partir de manioc transformé sera commercialisé au Kenya et dans le reste de l'Afrique de l'Est.

Les experts du développement en Afrique anticipent la consolidation d'un marché alimentaire continental dans les années à venir, et espèrent que les 54 pays africains finiront par adopter la norme de conformité.

Les plans de consolidation du marché alimentaire en Afrique risquent d'être confrontés à des difficultés, dues notamment aux restrictions imposées au transport aérien intra-africain. Bien que 44 pays aient signé en 2002 la Décision de Yamoussoukro visant à promouvoir le transport aérien intra-africain, de nombreux pays continuent à limiter leurs marchés de services aériens afin de protéger les compagnies aériennes locales, en particulier les transporteurs publics.

En outre, les pays africains sont parmi les pays ayant les exigences de visa les plus strictes au monde. Seuls 11 pays sur les 54 que compte l'Afrique offrent un accès total aux autres Africains. Cela contraste avec l’Union européenne, où les citoyens des États membres jouissent d’une totale liberté de circulation dans les pays de l'Union. 

Les exigences strictes en matière de visa ont pour effet de limiter le déploiement de la main-d’œuvre sur le continent et de compliquer les efforts visant à créer des opportunités de revenus et à lutter contre la pauvreté. Les pauvres sont extrêmement vulnérables au changement climatique, car ils ne disposent pas des ressources nécessaires pour s'adapter aux chocs climatiques ni se remettre rapidement de ces chocs, rapporte la Banque mondiale.

Le plan de l'Union africaine de faire de l'Afrique un continent sans visas pour les Africains d'ici à 2020 favorisera, s'il est pleinement mis en œuvre, les flux de capital humain pour la génération de revenus et, par extension, la résilience face aux changements climatiques.

Pour répondre aux besoins de développement, l’Afrique ne saurait, selon la Banque africaine de développement, compter que sur l’aide publique traditionnelle, notamment l’aide publique au développement (APD) qui diminue rapidement. Actuellement, l’APD ne représente que 3 % du PIB du continent, ce qui accentue le besoin d'approches novatrices pour financer des projets de développement.

Dans son rapport 2015 sur les écarts d’adaptation en Afrique, l'ONU Environnement propose des mécanismes  de financement nationaux et novateurs , en suggérant notamment que les banques centrales africaines tirent parti de la réserve de trésorerie du continent pour renforcer leur capacité de prêts et adoptent une politique de crédit unitaire garantissant l'octroi de ­ prêts commerciaux  aux entreprises dont les activités permettent d'atténuer  les émissions de carbone et de renforcer  la résilience des écosystèmes. L’agriculture fondée sur l’ABE, comme c'est le cas à Jakiri, permettra de renforcer la sécurité alimentaire et de créer des sources de revenus.

Quelles sont les prochaines mesures que l’Afrique devrait prendre afin de lutter contre les inégalités ?

Un autre proverbe africain donne le ton : « Se perdre, c’est apprendre le chemin ». S'il est vrai que l'Afrique traîne derrière les autres régions pour ce qui est de réduire les inégalités, elle a aussi montré qu'elle pouvait apprendre. De nombreux cadres politiques, tels que l’Agenda 2063 de l’UA, la Décision de Yamoussoukro sur la libéralisation des cieux, la Déclaration de Syrte sur la Banque centrale africaine et récemment la 16ème session de l’AMCEN sur les solutions environnementales novatrices, ainsi que des mécanismes de mise en œuvre des politiques comme EBAFOSA, prouvent que le continent fait de bons choix.

Cependant, pour que ces politiques soient efficaces, l'Afrique doit entreprendre   leur mise en œuvre. Elle doit, en d'autres termes, commencer à mettre en œuvre des stratégies qui génèrent des revenus à partir de ses secteurs porteurs tout en luttant contre la pauvreté et les vulnérabilités climatiques qui l'accompagnent.   


Richard Munang est le coordonnateur régional pour les changements climatiques du Bureau régional pour l'Afrique du PNUE. Robert Mgendi est l'expert en politique d'adaptation d'ONU Environnement. Les vues exprimées dans le présent article sont celles des auteurs, et ne reflètent pas nécessairement celles de l'institution qu'ils représentent.

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