Tendance : l’Afrique et ses philantropes

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Tendance : l’Afrique et ses philantropes

Pour les philanthropes du continent, la prospérité est l’objectif principal
Kingsley Ighobor
Afrique Renouveau: 
Photo: Panos/Ian Teh
Mo Ibrahim. Photo: Panos/Ian Teh

En juillet dernier, le président américain Barack Obama a lancé au Cap en Afrique du Sud l’initiative Power Africa destinée à aider les pays d’Afrique subsaharienne à mettre en œuvre des projets de production et de transport de l’énergie et doubler leur accès à l’électricité. Son objectif affiché est de mobiliser 16 milliards de dollars en vue d’investissements qui permettront de produire 10 000 mégawatts d’électricité. Le milliardaire et philanthrope nigérian Tony Elumelu s’est engagé à participer à hauteur de 2,5 milliards de dollars et le geste d’Obama pourrait bien donner des idées à la nouvelle génération de philanthropes africains.   

Peu avant de se rendre, en compagnie du président Obama, à la centrale d’Ubongo près de Dar es Salaam en Tanzanie, M. Elumelu avait annoncé, conjointement avec Judith Rodin, la présidente de la Fondation Rockefelle (une organisation caritative américaine) la mise en place d’un fonds d’investissement qui fournira un capital de départ aux jeunes entrepreneurs. À l’instar de M. Elumelu, des philanthropes africains semblent eux aussi changer leur approche et privilégier les investissements dans le domaine humanitaire ainsi que dans les secteurs susceptibles de stimuler la prospérité en Afrique.

Réunis dans le cadre d’une table ronde en octobre dernier au siège de l’ONU à New York, M. Elumelu, patron du fonds d’investissement Heirs Holding, a débattu de philanthropie du rôle du secteur privé en Afrique. Parmi les autres participants à ce débat on comptait notamment la sud-africaine Precious Moloi-Motsepe, co-fondatrice de la Fondation Motsepe, l’entrepreneur en télécommunications mobiles et milliardaire soudanais Mo Ibrahim, ou encore Toyin Saraki, fondatrice et présidente de la Wellbeing Foundation Africa, une organisation caritative qui se consacre presque exclusivement aux enfants et aux femmes. M. Elumelu a exhorté ses collègues à concentrer leurs efforts sur le développement socioéconomique et les moyens de rendre la population autonome.

Pionniers 

L’année dernière, M. Elumelu a fait un don de 6,3 millions de dollars aux victimes des inondations au Nigéria. Il est considéré depuis lors comme l’un des premiers philanthropes du continent. Selon le magazine économique américain Forbes, plusieurs autres hommes d’affaires font figure de pionniers dans ce domaine, tel le Nigérian Aliko Dangote, l’homme le plus riche d’Afrique dont les activités philanthropiques s’élevaient à 35 millions de dollars l’an dernier. Il y a encore Mo Ibrahim, Strive Masiyiwa du Zimbabwe, Naushad Merali du Kenya et Precious Moloi-Motsepe, désignée en 2012 femme la plus influente d’Afrique par le magazine. 

À l’instar du milliardaire américain Warren Buffet, qui a cédé une partie importante de sa fortune à des œuvres caritatives en 2006, le sud-africain Francois van Niekerk a transféré 70 % de ses parts du groupe Mertech, qu’il a fondé, vers la Fondation Mergon, qu’il dirige désormais. La valeur de la participation s’élève à 170 millions de dollars. 

Même si le profil philanthropique d’un nombre grandissant d’Africains fortunés s’améliore, certains pensent qu’il reste beaucoup à faire. « Au Nigéria, on compte 150 jets privés, mais seulement quatre sociétés philanthropiques immatriculées », explique Wiebe Boer, un ancien employé de la fondation Rockefeller qui gère la Fondation Tony Elumelu, dont le rôle est de soutenir financièrement et stratégiquement les entreprises africaines. « Si nous pouvions convaincre tous les propriétaires de jets privés de créer une œuvre philanthropique, cela transformerait radicalement les choses dans ce pays. »

Contexte 

Pour Halima Mohamed et Bhekinkosi Moyo, auteur d’un article sur le sujet dans le magazine Alliance, une publication importante consacrée à la philanthropie, le scepticisme de ceux qui jugent trop peu nombreuses les pratiques philanthropiques sur le continent ignorent le contexte culturel particulier à l’Afrique. Pour expliquer ce contexte aux participants de la table ronde de l’ONU, Precious Moloi-Motsepe a donné l’exemple du concept sud-africain d’ubuntu, qui pourrait se traduire ainsi « ’existe du fait que tu existes : ma réussite est intimement liée à la tienne ». L’Ubuntu, a-t-elle expliqué, est avant tout une valeur familiale qui incite à donner quelque chose en retour à la société. 

Les Africains savent donner et s’offrir un soutien mutuel en dépit du nombre limité d’organisations caritatives, a renchéri Toyin Saraki, fondatrice et présidente de la Wellbeing Foundation Africa, un organisme qui se consacre presque exclusivement aux enfants et aux femmes. L’universitaire ghanéen Adams Bodomo estime par exemple que la diaspora africaine a reversé 51,8 milliards de dollars au continent en 2010, un montant supérieur aux 43 milliards de dollars d’aide traditionnelle reçue par le continent.

Le modèle développé par M. Elumelu insiste sur les investissements dans des secteurs moteurs du développement comme le secteur pharmaceutique et celui des start-up. Tout en soulignant la nécessité d’investir dans des secteurs essentiels au développement, M. Elumelu a insisté sur les milliards de dollars que son entreprise allait investir dans un secteur en difficulté, celui de l’électricité en Afrique subsaharienne. L’ancien président ghanéen John Kufuor a fait part de son désaccord sur ce point, précisant que la philanthropie consistait à donner sans rien attendre en retour. 

Stratégie

L’approche de Mme Saraki et M. Elumelu, dénommée philanthropie stratégique, vise à résoudre les problèmes à la source. Tous deux pensent qu’en offrant une éducation aux femmes, les philanthropes les aident à éviter les problèmes de santé de la procréation.    

Payez vos impôts. Nous n’avons pas besoin de votre aide.

La pauvreté en Afrique, exacerbée par la diminution de l’aide au développement, replace la philanthropie stratégique au cœur du débat. Le Center for International Grantmaking, un organisme d’évaluation de l’octroi des subventions basé aux États-Unis, note qu’en 2010, suite au ralentissement de l’économie mondiale, les donations à l’étranger des fondations américaines ont diminué de 4 %. De nombreuses fondations n’ont ainsi pu poursuivre leur travail en Afrique. 

Les philanthropes africains sont conscients de cette tendance. Dans le cadre d’un forum du secteur privé sur l’Afrique (qui s’est déroulé lui aussi en en octobre à l’ONU), Mo Ibrahim, le milliardaire des télécoms soudanais, a indiqué qu’en lieu et place d’aides et de subventions, l’imposition de taxes sur les multinationales règlerait le problème de la pauvreté du continent. Mo Ibrahim a ainsi expliqué que l’Afrique perdait chaque année entre 30 et 40 milliards de dollars de ressources du fait de l’évasion fiscale dont se rendent responsables les représentants des entreprises étrangères implantées en Afrique. « ayez vos impôts ,  supplié M. Ibrahim en s’adressant aux dirigeants de ces entreprises. Et d’ajouter : « Nous n’avons pas besoin de votre aide. »

Inquiétudes 

Halima Mohamed et Bhekinkosi Moyo affirment dans leur article pour le magazine Alliance que « le recours à la philanthropie pour compenser les pratiques commerciales abusives » est à décourager. « Si les profits de l’entreprise ont été réalisés sur un territoire dont les habitants ont été dépossédés de leur droits fonciers, et si cette entreprise s’engage ensuite dans des activités philanthropiques, il y a lieu de poser de sérieuses questions. »

L’African Philanthropy Forum (APF) a été lancé en avril 2013. Il comporte un volet d’évaluation par les pairs qui devrait permettre de répondre à ces inquiétudes. L’APF est une émanation du Global Philanthropy Forum (GPF) et a été créé pour promouvoir la philanthropie stratégique en Afrique. En annonçant le lancement de l’APF, Jane Wales, la présidente-directrice générale du GPF, a déclaré qu’alors même que la pauvreté persistait en Afrique, des hommes et femmes généreux, passionnés et « au sommet de leur carrière  étaient « déterminés à changer la donne » sur le continent. En s’exprimant ainsi, Jane Wales avait peut-être en tête les 55 milliardaires africains désignés par Ventures, un magazine économique basé au Nigéria, comme possédant une fortune combinée de 145 milliards de dollars.  

Défi

Avant le lancement de l’APF, des individus comme Mo Ibrahim mettaient déjà en œuvre des activités favorisant la croissance économique et la responsabilité politique. À partir de 2007, la Fondation Mo Ibrahim a commencé à décerner un prix annuel aux dirigeants africains qui, lorsqu’ils étaient au pouvoir, ont mis en valeur leur pays, arraché les gens à la pauvreté et ouvert la voie à une prospérité durable et équitable sans pour autant chercher à changer les lois existantes pour prolonger leur mandat. Les lauréats reçoivent 5 millions de dollars sur 10 ans, 200 000 dollars par an pour le reste de leur vie et 200 000 dollars de plus à allouer à une organisation caritative de leur choix. Parmi les dirigeants déjà récompensés figurent les anciens présidents Joaquim Chissano du Mozambique et Festus Mogae du Bostwana, mais depuis 2011, aucun lauréat n’a été distingué.  

Par le biais de sa fondation Mara, l’Ougandais Ashish Thakkar a dépensé 1 million de dollars l’an dernier pour « créer des richesses par le biais du renforcement des capacités, du parrainage et des réseaux d’information ». La fondation fournit des fonds aux start-up et entreprises à hauts risques mais dont le potentiel de croissance est important. Elle finance aussi la rénovation des lycées ougandais, décerne des bourses aux étudiants pauvres d’Afrique de l’Est et offre des formations gratuites aux entrepreneurs de start-up.    

L’APF doit maintenant aider la philanthropie africaine à se hisser au niveau supérieur. Lors du forum sur le secteur privé en Afrique, le Secrétaire général de l’ONU Ban Ki-moon a bien résumé la situation en déclarant que « l’Afrique peut et doit prendre en main son propre destin ». Sous l’impulsion de la génération actuelle de riches financiers du continent, le nombre modeste mais croissant de philanthropes africains devrait s’atteler à cette tâche.