Le phénoménal potentiel du commerce intra-africain

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Le phénoménal potentiel du commerce intra-africain

— Dr Mukhisa Kituyi
Zipporah Musau
Afrique Renouveau: 
— Dr. Mukhisa Kituyi, UNCTAD Secretary-General
Dr. Mukhisa Kituyi, United Nations Conference on Trade and Development Secretary-General
Quarante-neuf des 55 pays africains ont signé l’Accord cadre de Zone de libre-échange continentale (ZLEC) tendant à créer un marché continental unique pour les biens et les services, garantissant la libre circulation des hommes d’affaires et des investissements. Lorsqu’au moins 22 pays l’auront ratifiée, la ZLEC entrera officiellement en vigueur, faisant potentiellement du continent le plus grand bloc commercial du monde. Zipporah Musau, d’Afrique Renouveau, s’est entretenue de ses avantages et des défis avec Mukhisa Kituyi, le Secrétaire général de la Conférence des Nations Unies sur le commerce et le développement (CNUCED). Extraits :

Afrique Renouveau : Que pensez-vous de la Zone de libre-échange au moment où certains pays occidentaux deviennent de plus en plus protectionnistes ?

M. Kituyi: Pour l’Afrique, une volonté ferme de développer le commerce entre nous est une étape importante. Les incertitudes du commerce international accroissent l’importance du commerce régional intra-africain. Ensuite, le reste du monde nous a enseigné qu’un éventuel protectionnisme populiste ne dure pas et que nous le surmonterons. Mais, pour que l’Afrique puisse tirer les leçons de l’expérience de l’Asie de l’Est et de l’Amérique latine en attendant la fin du protectionnisme, nous devons renforcer nos capacités commerciales productives au moyen de chaînes de valeur régionales. Le commerce de l’Afrique entre les États qui la composent renforce sa capacité à commercer. L’expérience acquise permettra d’accroître la part de marché à l’échelle internationale. L’Afrique doit renforcer ses capacités et sa transformation structurelle pour devenir un acteur international compétitif. Un continent doté d’une zone de libre-échange est donc un pas important vers le renforcement collectif de la compétitivité ouvrière et des produits africains aussi bien à l’intérieur qu’à l’international.    

Quels sont les trois bénéfices les plus immédiats ?

Toutes les études montrent que ce que l’Afrique vend en Afrique a plus de valeur ajoutée que ce que l’Afrique vend au reste du monde, à savoir principalement des matières premières. Cela signifie que le commerce intra-africain crée plus d’emplois dans le pays source que le commerce de l’Afrique avec le reste du monde. D’abord, nous comptons créer davantage d’emplois industriels et à valeur ajoutée en Afrique grâce au commerce intra-africain. Ensuite, la compétitivité s’en trouvera renforcée et pourra alors être déployée dans le reste du monde. Enfin, nous supprimerons les distorsions du marché intérieur, qui pèsent sur les consommateurs nationaux en raison d’un trop grand protectionnisme.

La ZLEC influencera-t-elle l’approche de la CNUCED dans ses opérations en Afrique ? Allez-vous, par exemple, traiter le continent comme une entité unique plutôt que comme des pays individuels ?

J’ai participé personnellement à la conception de l’architecture de la ZLEC, je travaille donc sur cette question depuis le premier jour. Comme organisation, la CNUCED a non seulement encouragé l’UA à créer une zone de libre-échange, mais a aussi formé des négociateurs pour les régions et les pays. C’est ainsi que nous avons formé les agents techniques régionaux de la CEDEAO [Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest] et de la SADC [Communauté de développement de l’Afrique australe] aux négociations sur les services. Quelles sont les offres ? Quelles sont les implications ? Que pouvez-vous faire ? Que ne devez-vous pas faire ? Quelles sont les actions correctives en cas d’inondation de certains services ? Cet appui technique aux négociateurs nationaux est un rôle que nous avons joué avant la ZLEC et que nous intensifions maintenant pour préparer la phase suivante : accorder une plus grande attention au commerce des services par rapport aux biens, afin de bâtir un marché commun continental pour le commerce électronique. Nous travaillons donc avec les États membres et les organes de l’UA pour renforcer les capacités et faire en sorte que la promesse de la ZLEC se concrétise en bénéfices économiques réels.

Les tarifs douaniers ne constituent pas à eux seuls le principal obstacle au commerce intra-africain. L’insuffisance des infrastructures et le faible niveau de fabrication dans certains pays font qu’ils ne fabriquent pas une quantité significative de produits finis à exporter. Quel est votre point de vue ?

Ces tarifs ne sont pas le seul problème, c’est vrai de manière générale. Il y a beaucoup d’obstacles à la réalisation du potentiel du commerce intra-africain. Mais, l’affirmation selon laquelle, nous produisons des produits similaires, est fausse. Même, les villages voisins commercent entre eux. Je viens d’un endroit près de la frontière entre le Kenya et l’Ouganda et je sais depuis toujours que nous faisons du commerce avec nos voisins. L’Afrique fait beaucoup de commerces transfrontaliers. Il y a, par exemple, un grand marché en Afrique de l’Ouest pour le thé et le café d’Afrique de l’Est. Il y a un grand marché en Afrique de l’Est pour les bananes plantains et les produits de la nostalgie de l’Afrique de l’Ouest. Il y a un grand marché pour l’industrie créative, par exemple, le cinéma et la musique du Nigéria, dans le reste de l’Afrique. Les Africains ont un potentiel de commerce intracontinental phénoménal. De surcroît, le commerce n’est pas statique. Aucune loi n’interdit à un pays comme la Tanzanie, par exemple, de vendre plusieurs types de produits. Les pays renforceront toujours leurs capacités et possibilités, et les innovateurs introduiront de nouveaux produits qui seront proposés sur le marché. La diversification suit donc son cours à mesure que le commerce intensifie l’interaction économique.

Qu’en est-il des défis en matière d’infrastructure ?

Il est vrai que notre infrastructure extractive est coloniale et que l’on y trouve une ligne de chemin de fer entre Kasese en Ouganda et le port de l’océan Indien qui transporte le cuivre destiné à l’exportation. L’infrastructure intégrative est une considération critique pour le commerce intra-africain, et je me réjouis que l’on fasse quelque chose à ce sujet. Actuellement, nous avons la route du Cap au Caire, qui a été goudronnée jusqu’à Addis-Abeba. Il y a d’autres initiatives, comme le Corridor Nord, et les Chinois encouragent les investissements pour construire la route de Kampala à l’océan Atlantique. Je reconnais l’importance de la ligne de chemin de fer entre Dar es-Salaam et le Rwanda, entre autres. Ainsi, l’infrastructure   intégrative en construction sera prête à relever les défis de demain en matière d’infrastructures.

Quels sont alors les principaux défis pour le commerce intra-africain ?

Les barrières non-tarifaires constituent un des obstacles au commerce intra africain. En l’absence de volonté politique, on recourt à des prétextes pour ralentir le commerce. Souvent, les commerçants atteignent la frontière et se font dire : « Ce produit a l’air trop vieux pour nous être vendu » ou « Il ne semble pas être de bonne qualité » ou « Nous ne pouvons pas établir avec précision que cet article a été fabriqué dans votre pays. » L’absence de bonne volonté conduit à utiliser trop de mesures non tarifaires comme excuse pour ralentir le commerce. Pour encourager la bonne volonté, il faut supprimer les obstacles non-tarifaires et accroître le commerce entre les pays africains.

Cela n’affecte-t-il pas davantage les femmes commerçantes ?

Le mois dernier, j’ai publié une étude tout juste terminée à Nairobi sur le genre et le commerce en Afrique de l’Est. Il est vrai que les femmes ne sont pas simplement confrontées aux défis habituels du commerce transfrontalier. Parfois, elles sont victimes d’abus sexuels, de harcèlement ou encore, victimes des problèmes typiques des petits commerçants. Pour causes, l’architecture d’intégration de l’Afrique de l’Est considère un conteneur de 12 mètres transporté de Dar es-Salaam à Nairobi comme du commerce régional, mais un sac de 20 kilos de maïs comme une « marchandise de contrebande ». Comme les rédacteurs législatifs veillaient aux intérêts des grandes entreprises dans les villes, ils n’ont pas prêté attention au droit des communautés frontalières et des petits commerçants de franchir la frontière. Les difficultés excessives que rencontrent les commerçantes sont essentiellement dues au fait qu’elles ne constituent pas un électorat politiquement fort auquel les décideurs politiques donnent des réponses au sujet du commerce régional. Nous préconisons notamment des procédures simplifiées pour le commerce transfrontalier et la déstigmatisation du petit commerce. Il s’agit d’un obstacle majeur au potentiel de commerce régional et d’intégration régionale en Afrique.

Que faut-il faire ?

Les accords ont toujours existé, mais la bonne volonté politique n’a pas été suffisamment mobilisée pour protéger les intérêts des petits commerçants, en particulier les commerçants artisanaux et les commerçantes transfrontalières. Ce n’est pas qu’ils enfreignent la loi, mais ils sont frustrés par le comportement arbitraire des fonctionnaires qui agissent en toute impunité.

Les accords commerciaux peuvent prendre des années avant que leur impact se fasse sentir. Quand, d’un point de vue réaliste, peut-on s’attendre à ce que tous les pays soient unanimes et commencent à mettre en œuvre la ZLEC ?

S’il y a suffisamment de bonne volonté politique, cela peut se faire du jour au lendemain.