Afrique : une croissance sans emplois

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Afrique : une croissance sans emplois

— Aeneas Chuma
Franck Kuwonu
Afrique Renouveau: 
Aeneas Chuma, the International Labour Organization regional director for Africa. Photo: Abate Damte
Photo: Abate Damte
Aeneas Chuma, Directeur du Bureau Afrique de l’Organisation international du travail. Photo: Abate Damte
Le chômage reste élevé, en particulier chez les jeunes malgré la croissance économique. Franck Kuwonu, d’Afrique Renouveau, s’est entretenu avec Aeneas Chuma, le directeur de l’Organisation internationale du Travail (OIT) pour l’Afrique, des difficultés liées à l’emploi en Afrique.

Afrique Renouveau : Quelles sont à ce jour les principales réalisations de l’OIT en Afrique ?

Aeneas Chuma : Nous en comptons plusieurs. Elles vont de l’instauration de normes internationales du travail au renforcement des partenaires pour leur application. Nous avons également encouragé le travail décent en réponse à la pauvreté, aux inégalités et au chômage auxquels l’Afrique se heurte. Nous soutenons les bonnes relations de travail entre les employeurs, les travailleurs et les gouvernements. Depuis 1965, nous travaillons main dans la main avec la Commission de l’Union africaine, afin de promouvoir le travail décent, qui constitue la meilleure voie de sortie de la pauvreté. Le travail décent, c’est un travail productif et correctement rémunéré, assorti de conditions de sécurité sur le lieu de travail et d’une protection sociale pour la famille ; un travail qui donne aux individus la possibilité de s’épanouir et de s’insérer dans la société ainsi que la liberté d’exprimer leurs préoccupations, de se syndiquer et de prendre part aux décisions qui auront des conséquences sur leur existence ; un travail qui suppose une égalité de chances et de traitement pour les femmes et les hommes devrait être au cœur de toutes les stratégies de développement.

Quelle est l’ampleur de la présence de l’OIT en Afrique ? Avez-vous des programmes ou un rôle consultatif?

Les deux. Nous menons nos activités par l’intermédiaire de huit bureaux-pays et de quatre équipes techniques. Notre travail consiste non seulement à instaurer des politiques et des normes, mais également à mener sur le terrain des projets spécifiques à l’emploi, aux protections sociales et aux questions de migration. Après le Printemps arabe, nous avons lancé des programmes dans la région du Maghreb afin de promouvoir l’emploi des jeunes. Nous dirigeons des programmes de protection sociale dans plusieurs pays, notamment l’Algérie et le Mozambique, où nous travaillons avec des partenaires. L’une de nos plus grandes réussites est la réduction du travail des enfants dans les exploitations agricoles au Maroc, dans les plantations de cacao en Côte d’Ivoire et au Ghana, ainsi que dans les plantations de tabac au Malawi. 

D’après vos échanges avec les employeurs, les travailleurs et les gouvernements, comment sont les relations de travail sur le continent ? 

La qualité des relations varie d’un pays à un autre. En Algérie, par exemple, le mouvement ouvrier est puissant, le mouvement patronal est puissant, et l’administration centrale est assez puissante. Ils négocient et adoptent des pactes sociaux auxquels ils souscrivent tous. Dans d’autres pays, il existe beaucoup de tensions chez les partenaires sociaux. Le travail de l’OIT consiste à encourager le dialogue social. Nous disposons aussi de structures de gouvernance qui engagent les gouvernements sur des questions de politique nationale afin de veiller à ce que les droits fondamentaux des travailleurs soient respectés sur le lieu de travail.

Pourtant, les critiques prétendent que certaines compagnies, chinoises notamment, ne respectent pas le droit du travail local malgré leurs énormes investissements en Afrique.

Initialement, il y avait eu des craintes que de nombreuses compagnies ne respectaient pas le droit local ou les normes de travail internationales. Nous avons travaillé avec les gouvernements, car c’est à ce niveau que commence l’application des lois, avec les autorités locales, les inspecteurs du travail et toutes les parties concernées. En outre, nous ne travaillons pas
uniquement avec les sociétés chinoises, mais avec toutes les sociétés, afin de nous assurer qu’elles comprennent leurs obligations et la nécessité de respecter le droit des travailleurs à se syndiquer et à s’associer, ainsi que l’importance
de la négociation collective. Les sociétés chinoises ne s’y opposent pas. Nous sommes en constante évolution et nous continuons de travailler avec les gouvernements afin d’améliorer leur capacité à inspecter les conditions de travail. 

Le chômage reste élevé en Afrique et le restera ces prochaines années indique l’OIT dans l’un de vos derniers rapports. Quelle est la gravité du problème ?

Le chômage pose plusieurs défis en Afrique. L’un concerne le nombre colossal de chômeurs, et les autres le sous-emploi et le secteur informel. L’un des problèmes que nous rencontrons est le fait que les économies africaines ont progressé de manière soutenue ces dix dernières années, mais que les possibilités d’emploi générées dans le secteur formel ne sont pas suffisantes pour absorber le nombre élevé de diplômés intégrant la population active tous les ans. La population africaine est également très jeune. Il est risqué de laisser sans emploi de si jeunes Africains, instruits et physiquement aptes au travail. En considérant les conflits dont nous avons été témoins au Libéria, entre autres, et les conflits actuels en République centrafricaine et en Somalie, vous constaterez que les combats sont menés par des jeunes révoltés. 

Comment se fait-il que les jeunes soient les plus touchés ? 

Il est bien évident que les économies ne peuvent pas générer suffisamment d’emplois pour absorber tous ces jeunes. Nous avons besoin de stratégies visant à créer de l’emploi formel et à encourager l’esprit d’entreprise. Il s’agit donc d’apporter les bonnes compétences et le bon programme scolaire pour bien préparer les étudiants. Nous devons créer les conditions pour que les jeunes fondent des sociétés ou travaillent à leur compte en tirant parti de la technologie de l’information et de l’économie numérique. Bien que le taux de chômage en Afrique soit inacceptable, la difficulté ne consiste pas seulement à assurer la croissance économique, mais également à créer des emplois décents. La croissance économique en Afrique a essentiellement été une croissance sans emplois. 

N’est-ce pas paradoxal ? L’Afrique progresse et ses économies sont en croissance constante, mais le chômage reste massif ? 

La principale cause du chômage généralisé reste que la croissance économique de ces dix dernières années n’a pas débouché sur une création d’emplois significative et transformative. Mais la croissance de la population active elle-même est assez lourde de sens : le nombre de jeunes entrant sur le marché du travail chaque année dépasse la capacité d’absorption du secteur formel. Il existe deux raisons à cette main-d’œuvre excessive : l’amélioration de la productivité, d’une part, et les progrès de la technologie, de l’autre. Par exemple, là où une société avait besoin de 50 personnes pour générer un rendement donné, elle n’en a besoin que de cinq aujourd’hui, voire d’un simple robot. La manière de produire a grandement changé, et changera encore à l’avenir. Le faible niveau d’instruction, la jeunesse et la forte croissance de la population, active ou non, ainsi que le peu de possibilités d’emploi rémunéré, contribuent aussi à ce taux de chômage élevé. Nous devons nous attendre à voir la production augmenter, mais pas nécessairement le nombre de travailleurs. Il nous faut donc repenser nos politiques de création d’emplois.

L’Afrique subsaharienne affiche le taux de travailleurs pauvres et d’emplois vulnérables le plus haut. Certains pensent que l’imposition de salaires minimaux permettrait de remédier à la situation. Qu’en dites-vous ?

Les salaires minimaux peuvent être un bon moyen d’améliorer les salaires dans l’économie formelle et de réduire les inégalités salariales. Dans certains pays comme l’Afrique du Sud, l’Inde et bon nombre de pays sud-américains, les lois sur les salaires minimaux traitent spécifiquement des cas des travailleurs non qualifiés et mal rémunérés, ou des travailleurs de l’économie informelle. Cependant, les salaires réels semblent avoir augmenté de moins de 1 % en Afrique, selon notre dernier Rapport mondial sur les salaires. Près de 75 % des pays africains, dont les informations sont disponibles, ne disposent d’aucun système global de salaire minimum.     

Dans les autres pays, le taux des salaires minimaux doit être révisé. Donc, oui, l’OIT pense que des programmes d’emploi bien conçus et que l’obligation de salaires minimaux peuvent encourager la création d’emplois, stimuler la demande intérieure et fournir une meilleure répartition du revenu, tout en réduisant la pauvreté. 

Le travail des enfants reste préoccupant. Certains pensent qu’il relève d’un aspect culturel. 

L’Afrique compte le plus grand nombre d’enfants travailleurs. Près de 59 millions d’enfants âgés de 5 à 17 effectuent des travaux dangereux. Plus d’un enfant sur cinq travaille, contre son gré, dans une carrière de pierre, une exploitation agricole ou une mine. Oui, c’est un peu culturel, mais la pauvreté demeure la principale raison à ce problème. Les enfants sont souvent envoyés au travail afin d’augmenter les revenus de la famille. Il y a aussi la dimension culturelle, qui est souvent incomprise. L’idée n’est pas d’empêcher les enfants de réaliser des tâches domestiques, comme aller chercher de l’eau. Le travail des enfants, c’est lorsqu’on les empêche d’aller à l’école pour travailler et rapporter un revenu à la famille, et lorsqu’ils effectuent des travaux dangereux. 

Que faites-vous pour résoudre le problème? 

Nous avons beaucoup travaillé, avec le Ministère du travail des États-Unis et l’UNICEF. La stratégie consiste essentiellement à créer des possibilités d’emploi pour les parents et à veiller à ce que les enfants aillent à l’école et y restent. L’OIT aide les pays africains à élaborer des plans d’action nationaux pour lutter contre le travail des enfants. Mais les progrès restent lents. Près de la moitié des 54 pays africains doivent encore commencer à concevoir leur plan d’action.