PRINCIPAUTE D'ANDORRE

Allocution de
Son Excellence Monsieur Juli Minoves-Triquell
Ministre des Affaires Etrangères

57e Session de l'Assemblée Générale des Nations Unies

New York, le 15 septembre 2002


Monsieur le Président,
Monsieur le Secrétaire général,
Excellences,
Mesdames et Messieurs,

Tout d'abord, je voudrais féliciter le président Jan Kavan, expert dans le domaine des droits de l'homme, pour son élection à la présidence de cette assemblée. Je tiens également à féliciter le président sortant, monsieur Han Seung-Soo, pour la dure tâche qu'il a dû mener à terme, et le secrétaire général des Nations Unies, monsieur Kofi Annan à qui nous vouons une admiration toute particulière pour sa direction de l'Organisation en ces temps difficiles.

Plus qu'aucune autre au cours des dernières années, cette session des Nations Unies semble être coincée entre le passé et l'avenir. Un passé tragique et un avenir incertain. À New York, comme dans le monde entier, la catastrophe des attaques du 11 septembre semble encore si présente que nous continuons de la sentir gravée dans nos mémoires, comme si nos âmes avaient été marquées par la chute des tours, par la perte cruelle des vies humaines. De la même manière que nous ressentons ce passé comme un poids tangible, nous sentons également l'avenir qui nous presse.

Au cours de cette année dernière, nous avons assisté à la guerre de (Afghanistan, à la chute des Talibans, à l'établissement à Kaboul d'un nouveau gouvernement. Y aura-t-il une intervention en Irak ? Connaîtrons-nous de nouvelles attaques en Amérique, en Europe ou en tout autre lieu ? Que nous réserve l'avenir ?

Ces questions, je les pose en tant que ministre des affaires étrangères de la Principauté d'Andorre. L'Andorre est un pays petit et pacifique blotti et protégé au cœur des vallées des Pyrénées. Nous sommes restés en paix durant presque mille ans. Et aujourd'hui, nous constatons que nous ne sommes pas à l'abri des vents qui fustigent le monde. Toutefois de par notre petite dimension et notre dépendance du commerce, les relations avec nos voisins et avec le monde -notre diplomatie, en quelque sorte- ont une importance capitale pour notre bien-être. Tout comme nous regardons le monde, le monde vient à nous -à travers les quelques 10 millions de touristes qui nous visitent tous les ans-.

Notre industrie, nos citoyens, nos vies sont intimement rattachés au monde comme ils le sont également aux montagnes qui nous entourent. Ce lien s'est clairement manifesté dans la profonde tristesse de nos gens pour la perte de vies humaines à New York, Washington et Pennsylvanie. Nous l'avons ressenti comme un coup viscéral, une expression spontanée de notre solidarité.

Le monde nous entoure, même si, souvent, nous pensons que nous ne pouvons guère influer sur le cours des événements. Ce que nous savons, par contre, c'est comment nous devons, activement, chercher la paix pour, ainsi, assurer notre avenir. C'est sur l'avenir, sur l'idée de futur, que je veux vous parler aujourd'hui.

L'avenir. Pour le comprendre, nous ne devons pas seulement regarder les éléments qui le déterminent, qui le constituent même lorsque nous parlons, mais saisir sa propre histoire en tant qu'idée. Quelle est l'histoire de l'avenir ?

Je ne rappellerai ici, brièvement, que deux modèles qui, il y a cinq cents ans, parlaient de ce que nous entendions comme avenir: la providence de Dieu et la roue de la Fortune. Dans le modèle providentiel de l'avenir, Dieu contemplait l'histoire du monde du haut de la "citadelle de l'éternité" pour citer Saint Thomas d'Aquin. Dieu voit tout -chaque grain de sable, chaque moineau qui tombe- "Il y a une spéciale providence dans la chute d'un moineau" dit Hamlet a Laertes dans la pièce de Shakespeare. Mais 7à côté de cette interprétation chrétienne de la providence de Dieu, il y a une autre figure, la figure païenne de la Fortune qui fait tourner la roue où tous les hommes, les rois aussi bien que la plèbe, montent et chutent. Hamlet lui aussi est conscient de son pouvoir: il se voit fustigé par "les frondes et les flèches de la terrible Fortune" et souhaite mettre un terme à sa vie, même s'il craint l'interdiction de Dieu contre le suicide.

Cette interdiction, précisément -que partagent les trois grandes religions de l'occident- ne fut pas respectée par les attaques suicides du 11 septembre. Tout comme ne le fut l'autre prohibition, tu ne tueras point. La vie est précieuse : elle nous a été donnée et nous ne pouvons l'ôter.

Dans ces deux modèles d'avenir, l'humanité joue un rôle passif. Nous sommes des marionnettes : Dieu ou la Fortune tirent de nos fils. Graduellement, pourtant, nous sommes parvenus à nous arracher de cet esclavage passif pour prendre en charge notre sort, notre destinée et nous nous sommes évertués à dominer l'avenir.

Le changement dans l'avenir, nous le vîmes pour la première fois dans les textes de ce premier théoricien de la diplomatie que fut le rusé Machiavel. Dans le Prince, il écrit qu'un gouvernant doit apprendre à tirer profit de la chance ou, plutôt, à faire tourner la chance en sa faveur. Dans une métaphore violente toute classique, il dit au Prince que l'on doit frapper la Fortune. Machiavel lui conseille de lutter contre la Fortune pour ainsi former l'avenir.

Même s'il est vrai que Machiavel conseillait un monarque absolu, et nous avons vu comment sa pensée laissait entrevoir une longue période d'absolutisme monarchique, il a compris que les gouvernants et les administrateurs ne pouvaient plus se permettre de n'être que des objets passifs de l'histoire. Ils devaient tenir compte de la fortune, ils devaient y songer, ils se devaient de l'attaquer. Ils devaient, si vous préférez, faire en sorte que les frondes et les flèches retournent vers elle. Dans ce changement, d'objet passif à agent actif, l'idée d'avenir commençait sa métamorphose. Dans cet avenir, les héritiers de Machiavel - diplomates qui sommes réunis ici aujourd'hui-, conseillent au Prince moderne, aux gouvernants du monde démocratiquement élus pour le bien général du peuple.

Le futur devient une idée que nous bâtissons, à travers la stratégie, la pensée et l'action. À travers des lois et des traités que nous adoptons et que nous devons respecter. Tel est le propos des Nations Unies, le grand parlement des gouvernements du monde ou, pour utiliser une image moins poétique mais plus appropriée, une grande fabrique internationale où est construit l'avenir. Un avenir non seulement pour les riches et les puissants, non seulement réservé à quelques pays, mais au contraire pour le monde entier et pour tous.

Sur les ruines de la Deuxième Guerre Mondiale, les pays du monde se réunirent pour créer un avenir meilleur pour toute l'humanité. La croyance qui nous unit tous, c'est celle de songer qu'ensemble, seulement ensemble, nous pourrons bâtir un monde meilleur pour tous : une glorieuse ville sur la colline. Une nouvelle Jérusalem. Une Jérusalem de toutes les religions, de toutes les croyances. Une ville de tolérance. Une ville très semblable à New York.

C'est pourquoi je crois que les attaques terroristes furent si douloureuses. Parce que la ville de New York est presque une expression des Nations Unies, un lieu pour tous les citoyens du monde, toutes les religions, toutes les croyances. La ville de la tolérance. Une ville qui regarde devant elle avec résolution, qui regarde vers l'avenir. New York : Ville de rêves, Ville de l'Avenir.

Curieusement, même si New York fut profondément blessée par ces attaques, je crois qu'aucune autre ville ne regarde l'avenir avec tant de fermeté. La ville ne s'est pas laissée, et ne se laisse pas, emporter par un sentiment de vengeance. New York regarde toujours vers l'avenir. Même si certains lui reprocheront l'indifférence pour son passé, son optimisme toujours renouvelé est peut-être le meilleur cadeau qu'elle puisse faire au monde.

Lorsqu'en Andorre et dans le monde entier, on assista aux attaques contre le World Trade Center, ma première réaction fut de songer que les pirates de l'air suicides ne connaissaient pas New York. Qu'ils ne savaient pas que cette ville réunit des gens du monde entier. Qu'ils ne connaissaient pas les gens qui mouraient dans l'effondrement des tours : des fidèles de nombreuses religions, des gens de nombreux pays du monde.

Mais ensuite j'ai pensé qu'ils la connaissaient peut-être bien. Que New York était peut-être leur objectif et que leur objectif était l'avenir. Ou plutôt qu'ils dirigeaient leur attaque contre un avenir de tolérance religieuse, culturelle, personnelle. Il semblerait, en effet que les terroristes aspiraient à la pureté, à une vision pure de l'avenir où la tolérance -les impuretés- de New York n'avait pas place.

Ils ne croyaient pas en l'avenir incertain de New York, la lutte constante pour la nouveauté. Ils croyaient que leur mort les conduirait au paradis de l'autre vie. Ils croyaient, de manière sacrilège, qu'ils étaient un instrument de la providence divine.

Excellences,
Mesdames et Messieurs,

Lorsqu'ils attaquèrent l'Amérique, les terroristes attaquèrent aussi l'avenir. Ils attaquèrent un avenir de tolérance, un avenir contrôlé, non pas par le destin mais par l'humanité. Et nous ne pouvons laisser que notre notion d'avenir s'écroule avec les tours. Car l'avenir est aussi fragile que les tours le furent, ou peutêtre plus encore. Il n'est pas construit en acier et en pierre mais sur la loi et la solidarité des hommes.

Je crois, en quelque sorte, du moins pour l'heure et peut-être nécessairement, que l'attaque terroriste a fait du mal à l'avenir. Elle exigeait une réponse dure : la mission en Afghanistan, la destruction continue d'Al Quaeda. C'est là le genre de réponse que les auteurs de cette violence comprennent. Une réponse qui ne doit être vue comme un signe de faiblesse ou de vulnérabilité. Il s'agit d'une réponse logique et, de ce fait, une réponse nécessaire déclenchée par les terroristes eux-mêmes.

Mais la violence engendre la violence. Et l'avenir de la violence est, tout simplement, la destruction : le néant. Et du néant rien ne parvient. Nous courrons le risque d'entrer dans une guerre interminable contre un ennemi dans l'ombre. Une guerre dont la victoire, compte tenu de la nature de l'ennemi, peut être difficile à remporter complètement. Et nous nous devons de la remporter.

Mesdames et Messieurs,

Notre première ligne de défense contre la violence, et la plus forte, c'est l'empire de la loi, avec la diplomatie pour la promulguer. Les États Unis, qui furent fondés sous l'empire de la loi, sur la base des droits pour tous, l'entendent ainsi. L'Andorre l'entend ainsi. Car sans loi nous n'aurions pu survivre comme pays durant presque un millénaire.
C'est pourquoi, l'Andorre croit et soutient le droit international et confie en l'Organisation des Nations Unies, et tout particulièrement en ses membres démocratiques, pour diriger le monde depuis cette histoire de violence vers un avenir commun. Quant à l'Irak, la Principauté d'Andorre entend soutenir une solution multilatérale au sein des Nations Unies et nous suivrons avec attention les débats du Conseil de Sécurité.

Le terrorisme n'est pas une guerre conventionnelle : il ne peut y avoir de traités, de pactes avec les terroristes. La loi est vitale pour tous les pays, mais les terroristes ne respectent pas les lois. Ils n'ont pas de pays et ils supposent un danger spécial et un défi. Dans ce sens, nous devons entreprendre de faire parvenir au monde entier une affirmation énergique de notre humanité commune. Ceci pourrait se faire moyennant une campagne à travers les médias, mais il faut qu'elle naisse de tous les hommes politiques élus et des ministres. Il ne s'agit pas d'éviter la question, ni de "gagner" une guerre de mots. Nous devons parvenir à réunir tout le monde dans le pacte humain. Nous devons reconnaître notre vulnérabilité individuelle.

C'est la croyance de l'Amérique en cette invulnérabilité qui a fait que le coup terroriste ait été si profond. Néanmoins, même si l'effondrement soudain des tours, la peur et le chaos de cette journée révélèrent une faiblesse, ils révélèrent également une force. La force de la résolution déterminée de ses citoyens et la profonde solidarité des pays du monde entier.

Dans l'éveil du onze septembre nous reconnaissons, d'une part le besoin de l'empire de la loi et, d'autre part, la cause de ce besoin, la vulnérabilité de tous face à une attaque malveillante. La devise de l'Andorre est Virtus Unita Fortior, que nous pourrions traduire par "l'union fait la force" : et il ne s'agit pas là d'un simple appel au patriotisme pour créer un front commun contre l'ennemi. C'est la reconnaissance qu'ensemble nous serons plus forts, car seuls, nous sommes vulnérables.

Rien ne peut justifier les attaques du onze septembre. Néanmoins, il est important que nous considérions ici, à l'Assemblée générale, quelles sont les racines de la violence. Les terroristes transformèrent leur rage et leur aliénation -politique, culturelle, économique, personnelle- en un acte abstrait de cruauté humaine dont la "solution" consistait en l'attaque des tours. Ce n'est que dans le froid monde de l'abstrait que cette attaque peut représenter autre chose qu'une souffrance inexplicable. Nous devons extraire la violence de l'abstraction et la replacer dans le monde du dialogue entre les hommes.

Si les gens se sentent exclus de l'avenir, leur aliénation leur donnera une certitude insensée et violente. Nous devons nous mettre au travail pour reconstruire une idée de l'avenir qui soit inclusive et tolérante. Une idée que l'on oublie trop facilement dans la guerre. Une idée de l'avenir où tout le monde serait protégé de ceux qui veulent le détruire. Une idée de l'avenir qui serait si solide qu'elle admettrait aussi ces personnes qui, autrement, seraient follement tentées de se prendre pour Dieu.

La base de l'avenir doit être la conscience non pas de la force -des nations nucléaires, des économies puissantes-, mais de la vulnérabilité de ce pacte et de chaque nation, les grandes et les petites. Nous devons connaître le pouvoir de notre vulnérabilité, car c'est à travers cette reconnaissance que nous récupérerons notre force, notre vision d'un avenir commun et de la volonté d'agir ensemble. C'est ensemble que nous remporterons la bataille contre le terrorisme.

Je vous remercie.