Chronique ONU

LES MÉDIAS DE LA HAINE
étouffent le processus de paix de la Côte d'Ivoire

Par Pureterrah Witcher

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L'article

Rappelant la radio rwandaise des Mille Collines (RTLM FM) qui, en 1994, avait appelé au " massacre de tous les cafards tutsis et de leurs sympathisants hutus ", des messages de haine sont diffusés sur les ondes courtes de la radio locale ivoirienne, soutenus à la fois par les stations FM contrôlées par le gouvernement et celles contrôlées par les rebelles.


Sur le point de mettre fin à la partition militaire du pays, suite à une guerre civile qui a duré 21 moins, les premières élections nationales depuis plus de cinq ans doivent avoir lieu en octobre 2006 en Côte d'Ivoire. Toutefois, le processus de paix est entaché d'un fruit amer : l'essor des médias de la haine. Beaucoup craignent qu'à l'approche des élections, une majorité de médias choissent leur camp et qu'une presse partisane incendiaire s'ensuive, attisant un feu politique faible, mais prêt à s'embraser.


Une station de radio FM des Nations Unies à Abidjan, en Côte d'Ivoire, lance une campagne pour diffuser des nouvelles impartiales et des messages de paix dans
le pays confronté à une crise. PHOTO ONU/ESKINDER DEBEBE

La réconciliation nationale entre le nord, contrôlé par les rebelles des Forces Nouvelles, et le sud, contrôlé par le gouvernement, est constamment remise en cause par la vague récente de médias de la haine qui a entraîné une montée des tensions politiques et aggravé la crise humanitaire actuelle. Selon un rapport de l'Opération des Nations Unies en Côte d'Ivoire (ONUCI), depuis le début de la crise, au moins 500 000 personnes ont été déplacées à l'intérieur du pays, la moitié a souffert du manque de soins de santé et d'éducation et 23 000 fonctionnaires ont quitté leur poste dans plusieurs parties du pays.

L'effort le plus significatif visant à assurer un retour à la normalité a été la conclusion d'un accord négocié décisif en avril 2005. Après trois jours de pourparlers à Pretoria et des sessions de médiation animées par le Président sud-africain, Thabo Mbeki, toutes les parties au conflit ont conclu un accord demandant la fin définitive de la guerre civile et la création d'un plan d'action immédiat appelant au désarmement, au démantèlement des milices et à la réunification du pays. La paix est encore fragile et même si les discours de la haine diffusés par certaines stations de radio n'ont pas atteint les appels à la haine ethnique lancés par RTLM FM, les appels " à la chasse aux Blancs " ou des remarques du genre " le pays doit être délivré des méchants " sont loin d'être encourageants.

En janvier 2006, une violente protestation massive a eu lieu suite à la recommandation par un groupe de travail international de procéder à des changements au sein du Parlement. La participation des Nations Unies aux réunions du groupe a donné la fausse impression qu'" elles défiaient le Parlement " et les stations de radio locales avaient perçu l'Organisation comme une force intentant à la souveraineté ivoirienne, insultant le drapeau et cherchant à réécrire la constitution.

C'est dans la région occidentale de Giuglo, où l'ONU maintient une présence importante, que ces sentiments contre l'ONU ont été les plus virulents. " Ce qui s'est passé en janvier a été un revers important, et d'ailleurs très inquiétant, car une station de radio locale incitait les gens à s'en prendre aux locaux et au personnel de l'ONU dans la région de Guiglo, à l'ouest. Cela en dit long sur ce qui pourrait arriver si les enjeux politiques devenaient plus importants. Au bout du compte, il y a eu des morts et l'ONU a dû de se retirer de Giuglo ", a indiqué Chris Simpson, coordonnateur régional du Réseau d'information régionale intégré (IRIN Radio), qui est un projet émanant du Bureau des Nations Unies pour la coordination des affaires humanitaires (OCHA). Il existe plus de treize " radios de la paix " dans les pays en développement dans le monde, dont en Afghanistan, en Angola, au Kenya, au Liberia et au Soudan.

Compte tenu de la phase constitutionnelle difficile que connaît la Côte d'ivoire, où le mandat du Président, Laurent Koudou Gbagbo, a officiellement expiré en octobre 2005 puis a été prolongé d'un an maximum, et où les élections parlementaires sont continuellement ajournées, M. Simpson a souligné que pour maintenir la paix dans le pays, les médias devaient respecter fermement les normes journalistiques - l'objectivité, le professionnalisme et l'honnêteté intellectuelle. " Les stations de radio ne sont pas officiellement autorisées à s'engager sur le terrain politique; leur code de conduite leur interdit de diffuser du matériel politique ", a-t-il dit. " Reste à savoir dans quelle mesure les militants politiques, en particulier les Jeunes Patriotes, représentent la volonté du peuple. Ils sont très habiles à créer un climat de peur, à mobiliser les gens en peu de temps, ont certainement des fonds et des ressources à leur disposition et utilisent souvent les médias. "

Depuis 2001, l'OCHA travaille avec les stations de radio locales dans les pays en développement et par le biais de d'IRIN Radio et les encourage à couvrir les questions humanitaires, y compris à traiter de sujets comme le conflit, les tensions ethniques, les différends fonciers et le VIH/sida et à trouver un terrain d'entente commun au sein de la communauté. " En aucun cas, les journalistes ivoiriens ne sont une cause perdue. Beaucoup d'entre eux sont compétents et veulent aborder les problèmes réels auxquels est confronté le pays, mais ils n'ont simplement pas les moyens de le faire ", a-t-il expliqué. " On ne peut pas mettre tout le secteur de la radio ivoirienne dans le même sac. Les stations ont en fait peu de moyens, leur financement est restreint et les journalistes sont démoralisés. Et en plus du manque de formation et de ressources, souvent ceux-ci ne sont pas payés. "

En Côte d'Ivoire, comme dans de nombreux pays africains, la radio est le support médiatique le plus populaire. Il existe environ 30 stations de radio communautaires non commerciales, émettant sur de courtes distances, y compris des stations dirigées par l'Église évangélique et l'Église catholique qui touchent près de 14 millions de personnes. La plupart des régions déchirées par la guerre ont un accès limité ou n'ont aucun accès à d'autres formes de technologie, tels qu'Internet. Pour les Ivoiriens, la radio est donc la principale source d'information. " Il y a beaucoup à faire pour convaincre les radios à jouer un rôle responsable. Pour l'heure, le rôle que les stations de radio locales joueront dans les provinces n'est pas clair parce qu'officiellement elles ne peuvent couvrir les sujets politiques. Malgré cela, un nombre important de journalistes ivoiriens se considèrent neutres, ne prêchent pour aucune chapelle et aimeraient que la radio joue un rôle responsable ", a-t-il ajouté.

Pourtant, autour de la table de négociation, l'incertitude persiste, suscitant une critique internationale forte et donnant lieu à la publication d'une liste noire. Créée par le Conseil de sécurité de l'ONU en vertu de la résolution 1572 (2004), la liste comporte 95 noms de journalistes, d'hommes politiques et de militaires qui ont parrainé ou diffusé des messages violents. En janvier 2005, elle a été envoyée pour examen à la Cour pénale internationale. Faire partie de cette liste n'est pas bon signe. À la fin de 2004, selon un index annuel de la liberté de la presse, la Côte d'Ivoire était classée au 149e rang sur une liste de 167 pays.

Malgré les menaces d'ostracisme professionnel ou d'emprisonnement, plusieurs groupes de surveillance, dont Reporters sans Frontières (RSF), se sont tenus informés de la détérioration de la situation. " Les médias continuent d'être des médias partisans ", a déclaré Leonard Vincent, chef du Desk Afrique à RSF, soulignant que même si les radios ivoiriennes n'avaient pas explicitement appelé les citoyens à tuer, il y avait des similarités avec le Rwanda : " Ils préparent un climat de la violence. "

En réponse au matraquage des médias de la haine, l'ONUCI a lancé à la mi-2004 ONUCI-FM (95.3 FM), une station de radio visant à " promouvoir la paix, la réconciliation et la cohésion nationales et à fournir des informations sur la situation humanitaire ". En décembre 2004, l'émission était transmise par satellite. Elle touche actuellement de nombreuses villes éloignées, même les villes de Korhogo, de Bouake et de Ma, au nord, tenues par les rebelles. À partir de quelques installations situées au centre de la cour de la Mission de l'ONU établie à Abidjan, ONUCI-FM diffuse " des messages de la paix " ainsi que des émissions sportives, culturelles, musicales et de variétés. La station emploie 30 journalistes et techniciens ivoiriens et touche plus de 40 millions d'auditeurs.

Le Département des opérations de maintien de la paix de l'ONU dirige aussi des stations de radio en Sierra Leone, le pays voisin, et est en voie d'en créer une nouvelle au Liberia. En juin 2006, le Conseil national ivoirien de la communication audiovisuelle (CNCA) a demandé la suspension de toutes les émissions de l'ONUCI-FM, l'accusant d'être une radio pirate. En réponse, le porte-parole de la radio, Jean Victor N'Kolo, a dit aux responsables de la CNCA que la résolution 1572 du Conseil de sécurité était une autorisation suffisante pour poursuivre la diffusion de leurs émissions. " Je ne vois vraiment pas quel est le problème. Il y a une station de radio [de l'ONU] pour chaque opération de maintien de la paix. Il y en a une au Sierra Leone et une au Liberia. Elles sont là pour aider le processus de paix ", a-t-il dit à l'agence de presse Reuters.

Vu les restrictions imposées sur ONUCI-FM par le gouvernement et la présence à la radio à la fois de la propagande gouvernementale et de la propagande des rebelles, il est difficile d'avoir des nouvelles impartiales. Toutefois, il est clair que la paix et le développement du pays dépendront de plus en plus des normes professionnelles de ses médias. Mais la société civile ivoirienne - les professeurs d'université et les enseignants, les chefs religieux et communautaires, les hommes d'affaires, etc. - doivent aussi participer. " Les solutions doivent venir des Ivoiriens eux-mêmes. De nombreuses organisations différentes ont travaillé en Côte d'Ivoire et dans les pays voisins, fournissant du matériel, offrant des conseils sur les codes de conduite, s'entendant avec les patrons des médias ", a dit M. Simpson de IRIN Radio. " Il est cependant crucial que les Ivoiriens fassent de leurs stations de radio et de leurs journaux des organes de presse responsables et, s'il le faut, punir sévèrement ceux qui pratiquent les médias de la haine et la propagande.


 

 
 
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