Chronique ONU

De la piazza à l'internet
Le passage de l'espace public local à la sphère publique mondiale

Par Kaarin Taipale

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L'article

Qui a besoin de l'espace public ? L'espace privé n'est-il pas plus sûr ? Et parle-t-on d'un espace ou de plusieurs dimensions qui se chevauchent, comme les trois dimensions physiques de l'espace urbain : le temps, la sphère médiatique et le domaine politique ? Peut-être faudrait-il rechercher une définition plus complexe et plus moderne de l'espace public que celles formulées par les urbanistes, les hommes politiques et les journalistes. Il est important, surtout en ce qui concerne la croissance rapide des villes et la prise de décision publique, de pouvoir lire l'espace public simultanément dans toutes ses manifestations.

L'accessibilité pour les citoyens et un lien important à la vie publique sont des aspects essentiels de l'espace public urbain. PHOTOS/KAARIN TAIPALE

Richard Sennett a décrit les changements qui ont eu lieu dans la vie publique et la vie urbaine, essayant de trouver les raisons qui ont causé " le déséquilibre de la vie privée et le vide de la vie publique ". Pour cela, il a fait appel à l'étymologie : " L'histoire des mots " public " et " privé " est la clé pour comprendre ce changement dans la terminologie de la culture occidentale. Les premiers usages du mot " public " en anglais identifient le " public " comme un bien commun de la société ". Même aujourd'hui, le terme " un bien commun " signifie aussi un bien communal - un lieu accessible à tous.

Les biens publics, le bien commun, les biens collectifs et les biens publics mondiaux sont des concepts très contestés. Les biens publics sont difficiles ou impossibles à produire à des fins de profit privé. Une fois qu'ils ont été produits, on ne peut en manquer et il est difficile d'en empêcher l'accès. L'environnement naturel (bien commun), la politique sociale (biens collectifs), le savoir (biens publics mondiaux), les système de défense nationale et de droits à la propriété (biens publics) sont des exemples typiques.

Le secteur public peut être perçu comme l'opposé dialectique du secteur privé. La théorie organisationnelle oppose le secteur à but non lucratif au secteur fondé sur le profit. Toutefois, définir le secteur public comme " n'étant pas basé sur le profit " n'aborde pas le problème. Il devrait plutôt être compris comme " n'étant pas basé sur le profit privé " ou " pour le bien commun ". " Privé " a la connotation d'un acte personnel et intime. L'utilisation d'un téléphone portable dans un bus où dans la rue est un phénomène assez récent qui continue d'irriter l'entourage. C'est une fusion totale, même si elle est éphémère, du domaine privé et du domaine public, mais aussi une intrusion du privé dans l'espace public.

Au XIXe siècle, la vie privée et la stabilité de la famille sont devenues une protection contre les traumatismes du capitalisme industriel naissant. M. Sennet décrit la famille comme " un refuge idéalisé […] avec une valeur morale supérieure à celle du domaine public ". Peut-être y a-t-il un parallèle avec la rhétorique conservatrice actuelle qui souligne les valeurs de la famille traditionnelle comme le cœur de la société. " Par rapport à cet ordre idéal [de la famille], la légitimité de l'ordre public a été remise en cause. " Un travail créatif appartient au domaine public si aucune loi ne restreint son usage au public dans son ensemble. Des travaux comme les inventions d'Archimède, la Bible et le Coran font également partie du domaine public parce qu'ils ont été créés avant que les droits d'auteur et les brevets n'existent. Dans le jargon contemporain, le domaine public désigne l'espace dans le monde virtuel ouvert et accessible, c'est-à-dire un site Internet privé.

Dans la plupart des villes, les piétons sont relégués au second plan, tandis que les automobiles (privées) occupent les rues (publiques). PHOTOS/KAARIN TAIPALE

La plupart des urbanistes tendent à penser l'espace public comme un espace urbain à trois dimensions, comme la Piazza Navona (à Rome), la Place rouge (à Moscou) ou Central Park (à New York). L'espace urbain est à la fois un symbole visible de la démocratie locale et le lieu par excellence où " elle a lieu ". Dans chaque ville, les services de travaux public et de l'aménagement urbain savent ce qu'ils doivent planifier, construire et maintenir - les routes et les rues, les rues piétonnières et les voies réservées aux bicyclettes, les places, les marchés et les parcs. L'État-providence fournit à ses citoyens l'accès à ces services de base. Jusque dans les années 1980, dans la plupart des pays, la fourniture des services de base et le maintien de l'infrastructure étaient considérés comme une tâche relevant du secteur public. Depuis, les politiques néolibérales de Mme Thatcher et les systèmes financiers mondiaux ont favorisé la séparation des rôles de fournisseur de services et de fournisseur d'accès, et ont encouragé l'externalisation et la privatisation de la production. La propriété et le maintien de l'infrastructure ont été souvent oubliés.

De nombreuses municipalités possèdent toujours les services et les infrastructures liés à l'eau et à l'énergie, les gardant dans le domaine public. Dans d'autres villes, l'approvisionnement en eau ou en énergie a été confié à des multinationales, tandis que les réseaux de distribution sont la propriété publique et privée. Le secteur des télécommunications a connu les processus de privatisation les plus importants de tous les services publics et de l'infrastructure publique. On peut se demander, par exemple, comment le réseau sans fil (wireless local area network, WLAN) diffère du réseau de tramways. Aurait-il été plus judicieux de laisser les entreprises concurrentes construire leurs propres lignes à des largeurs différentes ? Certains considèrent que les publicités urbaines sont une nuisance esthétique. Toutefois, elles indiquent que l'espace public a été vendu à quelqu'un dont l'objectif était de vendre un produit. Qui peut acheter un espace public et qui est habilité à le vendre ?

Le temps, en tant que quatrième dimension de l'espace, s'exprime par le mouvement et la mémoire. La vision binaire est l'outil du corps humain qui permet d'appréhender la distance et l'espace. Le mouvement renforce la perception des trois dimensions. La vitesse et les moyens de mobilité sont cruciaux pour lire l'espace. " L'espace public est devenu un dérivatif du mouvement ", note M. Sennett, se référant particulièrement au déplacement au moyen de l'automobile. Dans la plupart des villes, les piétons sont relégués au second plan, alors que les automobiles particulières investissent les rues. L'espace public est le support de la mémoire collective. Selon notre niveau de connaissances sur notre passé historique, nous avons la capacité de lire l'environnement comme un tableau. Découvrir la période historique en regardant les façades est la partie la plus facile. À quelle période ce bâtiment a-t-il été construit ? Une observation plus détaillée nous permet d'en savoir plus sur le processus de construction et la technologie.

La cinquième dimension concerne les médias avec, comme infrastructure, la technologie de l'information et de la communication (TIC). L'espace virtuel est vite devenu un lieu aussi important que n'importe quel autre média en ce qui concerne la politique et le débat politique. Une manifestation peut avoir lieu sur une place centrale mais ne devient vraiment publique qu'une fois diffusée sur CNN - une chaîne d'information internationale - et commentée sur Google. On ne saura jamais si un journaliste se trouve devant une photo de la Maison-Blanche ou réellement devant, ou bien sur la Place de Tienanmen, mais l'image de l'espace public lui donne de la crédibilité. Même commercialisée et privatisée, la sphère des médias est publique. " La rue " s'exprime à travers les TIC. Google illustre le caractère d'Internet en tant qu'espace public. Si le gouvernement chinois veut contrôler son accès, la société actionnaire devient un gardien des rues virtuelles. Google a accédé juste à temps au 27e rang des plus grandes entreprises cotées aux États-Unis parce que les investisseurs pensent qu'il révolutionnera la publicité pour en faire une plate-forme mondiale illimitée. La politique peut être menacée, mais pas la publicité.

L'ancien Vice-président des États-Unis, Al Gore, a cité le philosophe allemand Jürgen Habermas : " Il décrit un phénomène qu'il appelle la " reféodalisation de la sphère publique ". Cela peut sembler obscur, mais cette phrase est chargée de sens. Le système féodal, qui était en vigueur avant que l'imprimerie ne démocratise le savoir et que l'idée de l'Amérique ne fût possible, était un système où les riches et les pauvres étaient étroitement liés et où le savoir ne jouait aucun rôle de médiation qui soit. L'ensemble de la population était ignorante. Et leur impuissance est née de leur ignorance. " Il a rappelé au public venu l'écouter que les forums et les agoras étaient connus des fondateurs des États-Unis. La démocratie ne marche que si les gens sont informés, et alors seulement les gouvernements peuvent être tenus responsables, encourageant la transparence plutôt que la corruption. Mais si l'information devient un spectacle à cause de la privatisation des médias et de l'espace public, il n'y a plus d'information.

La sixième dimension cachée de l'espace public est la sphère politique. Les agoras grecques, où les hommes se rassemblaient et prenaient les décisions sur des questions communes, sont dans nos esprits le symbole de la " démocratie pure " telle qu'elle était pratiquée récemment dans le canton suisse d'Uri - mis à part l'égalité des sexes. Les Français descendent dans la rue pour exprimer leur mécontentement. " La rue a gagné une nouvelle fois " titrait l'éditorial d'un journal lors des émeutes des banlieues à Paris en 2006. Le Président Jacques Chirac a dû retirer le projet de loi sur l'emploi et, pendant cette même période, la classe moyenne pacifique thaïlandaise descendait dans la rue et forçait le Premier ministre à démissionner.


Les parcs sont les premiers exemples d'un espace public urbain idéal. PHOTOS/KAARIN TAIPALE

En anglais du XVIIe siècle, " public " signifiait " ouvert au regard de tous ", a indiqué M. Sennett. En politique, la transparence est essentielle. On pourrait argumenter que tous les biens sont privés et que seule la propriété peut donner droit à la prise de décisions. Mais si on accepte qu'il existe des biens communs à partager de manière équitable entre les gens - pas seulement une quantité limitée de biens privés - il faut alors un forum ouvert où l'on puisse prendre des décisions sur le partage des biens communs.

De nos jours, le changement de paradigme est un mot passe-partout. Je l'utiliserai cependant ici. Alors que nous considérons les rues, les parcs et les places comme un embellissement de l'espace public, nous devons aussi comprendre un double changement de paradigme : le passage de la voiture à cheval et des émeutes dans les rues à l'ère des portails virtuels et aux sites Internet, le passage d'un espace strictement public à un mélange confus des domaines public et privé. On ne peut plus négliger ni l'un ni l'autre. Peut-être peut-on les percevoir comme un espace public unique avec des espaces multiples et des zones privées. Mais même, les espaces publics devront être accessibles à tous et servir de lieu de dialogue ouvert et de prise de décision.


Biographie
Kaarin Taipale est membre invitée au Center for Knowledge and Innovation de l'École d'Économie d'Helsinski. Architecte, elle coordonne le Groupe de travail de Marrakech pour la construction de bâtiments durables dans le cadre du ministère finnois de l'Environnement. Membre de la Commission du Port d'Helsinski, elle a été représentante politique et spécialiste des questions urbaines dans plusieurs réunions de l'ONU et intergouvernementales.
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