Chronique ONU

L'INTERVIEW de la Chronique
La marée affamée

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L'article
Photo Chronique ONU/Horst Rutsch

Amitav Ghosh est l'un des auteurs indiens de langue anglaise actuels les plus importants. Né à Calcutta en 1956, il est l'auteur de cinq romans acclamés dans le monde entier, notamment Les lignes d'ombre, Le palais des miroirs ainsi que In an Antique Land qui lie la recherche sociale et historique et des souvenirs de voyage. Journaliste ayant parcouru le monde, il a écrit des articles sur les dégâts causés le 26 décembre 2004 par le tsunami dans les îles Andaman et Nicobar. Une collection de ses essais vient d'être publiée sous le titre d'Incendiary Circumstances.

À l'occasion de la publication de son nouveau roman, La marée affamée, M. Ghosh s'est entretenu avec Hasan Ferdous et Horst Rutsch de la Chronique ONU.

Sur le rôle de la littérature dans un monde mondialisé

Je pense que la mondialisation existe depuis longtemps. Ce phénomène n'est pas nouveau mais il s'est amplifié au cours des dernières années. Le seul réel obstacle à un monde entièrement uniforme n'est pas l'image mais le langage. Les images peuvent être échangées entre les cultures mais le domaine où la mondialisation a résisté est celui du langage. On peut envoyer des courriels, qui peuvent être immédiatement traduits, mais cette communication est superficielle. Une vraie communication profonde nécessite le langage. Ce genre de communication est toujours profondément ancré dans le langage.


Pour moi, la naissance du roman coïncide avec le développement des cultures monolinguistiques en Europe, ce qui est aussi un phénomène assez nouveau. Ce n'est que depuis le début du XVIIe ou du XVIIIe siècle que l'on parle seulement l'allemand, à l'opposé du latin et de l'allemand, ou simplement le français, l'anglais ou une autre langue. Le déclin des dialectes s'est produit exactement au même moment. Le roman coïncide donc avec la monté du monolinguisme. Quand j'ai commencé à écrire, je me souviens qu'on me disait en Europe : " Ce que vous faites est rare; vous écrivez dans des langues autres que celles que vous parlez chez vous ". Je pense que c'est vrai. C'est vrai aussi que les auteurs comme moi ont été des pionniers. Tout le monde devra s'adapter au multilinguisme et communiquer en plusieurs langues. D'une certaine façon, les vieux mondes monolinguistiques ne sont plus ce qu'ils étaient. C'est pourquoi la traduction est une part si importante de ce livre. C'est en ce sens que les auteurs sont des figures de la culture émergente. Le texte comme le mien [La marée affamée] est l'expression d'une communication profonde qui ne pourrait pas avoir lieu dans des films ou dans toute autre sorte de représentation basée sur l'image.

Sur les écarts culturels

Je suis totalement absorbé et fasciné par l'histoire. J'aime découvrir les aspects de l'histoire : elle ajoute une richesse au lieu où chacun vit. Parlant d'histoire, l'un des points les plus importants du texte est que les interactions culturelles sont extrêmement difficiles dans le lieu où se déroule l'action. Les deux personnages centraux de mon livre ne peuvent pas se parler. Je crois que c'est exactement cette forme de fossé culturel qu'il faut chercher à comprendre. Quelqu'un qui a fait l'expérience de la non-communication doit essayer de la représenter d'une manière exacte ou intéressante.

Le roman est tel qu'il est impossible d'y appliquer une formule. Prenez Herman Melville : on trouve certains éléments autobiographiques dans ses écrits, mais quand il écrit Moby Dick, il choisit un incident historique - le naufrage du baleinier The Globe, qui a été attaqué par une baleine. C'est à partir de ce fait qu'il a construit son histoire. Il a procédé de la sorte pour un grand nombre de ses œuvres. Sa nouvelle, Benito Cereno, est, en fait, basé sur un fragment de l'autobiographie d'une personne. Je trouve cela très intéressant. Je pense que les procédés imaginatifs des romanciers ne s'épuisent pas facilement ni ne sont suffisamment pris en compte. Certains romans remarquables sont inspirés d'expériences journalistiques. Gabriel García Márquez, par exemple, a été journaliste pendant de nombreuses années et nombre de ses histoires reflètent cette expérience. Ce sont simplement des histoires merveilleuses. Il n'y a pas de règles en la matière.

Sur la découverte de l'histoire cette région

Dans La marée affamée, je voulais mettre en lumière cette région d'Inde si peu connue. Mais même au Bengale, les Sundarbans sont un milieu hostile. Ce n'est ni un sujet de réflexion, ni un sujet de littérature, ni un lieu touristique. C'est un endroit tellement étrange. Il n'y a aucun charme pour accueillir le touriste ordinaire. Les tigres sont invisibles, il est impossible d'apercevoir des animaux sauvages. Parfois, on peut voir un crocodile, quelques oiseaux, mais rien à voir avec le Serengeti ou d'autres réserves naturelles. Les Sundarbans n'offrent rien de tel aux touristes. Mais, en même temps, c'est un lieu d'une immense beauté et de présence. Pour l'apprécier, il faut y rester un certain temps - trois ou quatre jours au moins - parce que la beauté se révèle très lentement. Même si des liens personnels profonds sont exprimés dans ce livre, c'est un ouvrage de fiction. Il ne m'est jamais arrivé rien de semblable mais, d'une certaine façon, on investit un grand nombre d'expériences vécues même dans une œuvre romanesque de ce genre. Un grand nombre de personnes que j'ai rencontrées, les expériences que j'ai vécues, tout cela est dans mon livre.

Les Sunbardans sont une région sauvage - c'est comme une forêt. D'une certaine façon, on ne s'attend pas à un rendez-vous avec l'histoire dans un lieu comme celui-ci. Ce qui est étrange, c'est qu'en regardant de plus près, on découvre qu'un lieu qui semble exempt d'histoire est, en fait, constitué de couches profondes. C'est comme un oignon. On peut retirer les couches les unes après les autres et ne jamais trouver le centre : il en y a toujours plus. C'est exactement le cas avec les Sundarbans : c'est une mine intarissable de choses à voir. Rien de surprenant. Les Sunbardans étaient situés sur la route menant aux plaines du Gange. Pendant des millénaires, ce fut un lieu de passage important. Par exemple, le grand voyageur chinois Fa-hien est resté dans la région pendant deux ans. De même, des rapports signalent le passage de voyageurs européens, entre autres Marco Polo, qui a également visité les îles Andaman. Plus on regarde de près, plus on découvre de choses. C'est précisément cette expérience riche et profonde que ce lieu nous révèle.

Sur la fiction, l'autobiographie et l'histoire

Mon roman précédent, Le palais des miroirs, était consacré en grande partie à l'histoire de mon père. La marée affamée est à nouveau étroitement lié à ma famille. C'est le premier livre où l'histoire se passe entièrement au Bengale, ce qui était très important pour moi, précisément pour cette raison. J'ai pu également découvrir en profondeur la richesse de cette région. Je crois que mentalement et émotionnellement, je suis prêt à y revenir - ce qui me prendra longtemps - mais c'est en bonne voie. Il me faut, en général, trois à quatre ans, parfois plus, pour concevoir l'idée d'un roman et la mettre à exécution. J'ai mis cinq ans à écrire Le palais des miroirs; quatre pour La marée affamée. J'ai passé beaucoup de temps dans les Sundarbans. J'ai vécu dans un village, rencontré des gens et appris à attraper les crabes.

J'ai aussi passé beaucoup de temps au Cambodge aux côtés d'un spécialiste des dauphins. Nous avons remonté le Mékong ensemble pour étudier les dauphins. Il est intéressant de voir que dans la culture hindoue, un grand nombre d'animaux, des vaches, des chats, des chiens, des singes, figurent de façons différentes au sein de la civilisation. Pourtant, les dauphins ou les baleines sont absents de cette culture. Pas un mot à leur sujet. Même si le dauphin du Gange a toujours peuplé cette région, il n'a pas suscité un vif intérêt. Je ne sais pas pourquoi, car il y a en Inde une population de mammifères marins très riche et très diverse. Cette longue recherche a été très intéressante. Cela m'a passionné. J'aime beaucoup faire ce genre de recherches.

Ma relation avec les Sundarbans a commencé avec ma famille. Un oncle y a été muté en 1947 pour diriger l'école d'une petite ville du nom de Gasaba, fondée par sir Daniel Hamilton. C'est grâce à mon oncle que j'ai pu établir cette relation durant des années. J'allais souvent lui rendre visite. C'est là où les graines ont germé pour ce livre. Les relations avec les gens, le sentiment de voir un paysage prendre corps dans son esprit. Cela a commencé en 2000 alors que j'avais fini Le palais des miroirs, qui se situe en Birmanie, pas très loin des Sundarbans. De nombreux passages de mon livre se passent dans les mangroves, les forêts, etc. À ce point, j'ai soudain compris que mon intérêt pour les forêts et les animaux était si fort que j'ai décidé d'écrire un livre qui explore ces sujets. L'idée de ce livre m'est venue naturellement.

Sur le fait d'écrire un roman bengali en anglais

Lorsque La marée affamée est sorti, quelqu'un m'a dit qu'il appartenait à la tradition du roman bengali qui donne une large place aux rivières. Je pense que c'est vrai. Ce qui est intéressant, c'est que le Bengale est une terre de rivières. Il est surprenant que le monde des rivières ne soit pas présent dans tous les romans bengalis. Le livre ne décrit pas seulement la vie au Bengale mais utilise aussi des mots bengalis comme gamchha [serviette ou vêtement à petits carreaux]. Ce mot est utilisé lorsque Piya, qui a grandi en Amérique, se souvient soudainement du mot en bengali. Elle comprend alors que le mot a une résonance personnelle qu'elle ne saisit pas elle-même. Elle essaie de comprendre cette résonance parce que, d'une certaine façon, elle associe ce mot à son père. Et je crois que c'est justement le cas. C'est précisément ce que je disais : si cette sorte de communication profonde existe entre les langues et les expériences, elle doit se faire au travers de ces questions, des résonances et du sens qu'ont les mots. Au début, ce livre peut être difficile pour les lecteurs qui ne sont pas Bengalis, car ils doivent faire un effort pour entrer dans le sujet. Toutefois, cela varie beaucoup. Certains ont des difficultés, d'autres pas. J'utilise en fait très peu de mots bengalis et des lecteurs entrent immédiatement dans le texte. En général, quand cela pose un problème, c'est parce que le lecteur n'est pas familier avec la situation.

Sur le déclin écologique des Sundarbans

Quand je retourne dans les Sundarbans, certains changements sautent aux yeux. Par exemple, si vous y allez aujourd'hui dans la partie située en Inde (je iens à préciser parce que je n'ai pas visité les Sundarbans au Bangladesh), l'une des choses qui frappent le plus c'est la rareté des oiseaux. On ne voit pratiquement aucun oiseau. Je me souviens qu'avant, on pouvait observer des populations d'oiseaux mais cette faune a complètement disparu. Il y a quelques années, les bancs de vase étaient couverts de crabes. Aujourd'hui, il n'y en a plus. De même, les Sundarbans tiennent leur nom de l'arbre sundari. Aujourd'hui, ces arbres sont très rares.

Ces changements affectent les mammifères marins. Au XIXe siècle, les Sundarbans abritaient un grand nombre de mammifères marins. Selon les zoologistes, il y avait des dauphins, des baleines, des dugongs - et pas seulement une ou deux espèces mais de nombreuses espèces différentes. Aujourd'hui, on n'en voit pratiquement aucune. La dernière fois que j'y étais, j'ai dû voir deux dauphins du Gange. Je n'ai pas vu d'orques ni de dauphins de l'Irrawaddy. Une catastrophe est en train de se produire.

Autre problème : l'élevage des crevettes. Elles ne se reproduisent pas dans des étangs mais au large. Les pêcheurs passent les eaux au crible avec leurs filets aux mailles très serrées et trient les crevettes parmi les débris. Ils ne gardent que les larves pour lesquelles ils sont assez bien rémunérés. Mais, dans le processus, ils éliminent aussi les œufs des autres poissons, ce qui représente une vraie catastrophe écologique qui risque de décimer des populations entières de poissons. Il faudrait changer ces pratiques de toute urgence.

Le changement climatique est une question cruciale pour certaines populations dans le monde. En cas de réchauffement de la planète, les parties du monde qui seraient le plus touchées sont les rivières et les deltas : les deltas du Nil, du Gange et du Brahmapoutre. Le delta du Bengale est très peuplé. Environ 200 millions de personnes y vivent. Si le niveau de la mer augmentait de 3 mètres ou même de 1,50 mètre, des centaines d'hectares disparaîtraient. Des millions de personnes perdraient leurs moyens d'existence. C'est une question qu'il faut envisager. Elle doit être au premier plan de nos pensées. On ne peut l'ignorer. Cette situation affecte nos conditions de vie, ici et maintenant.

Dans les Sunbardans, l'eau potable est un immense problème. Un biologiste allemand, qui s'est rendu dans cette région, a conclu que les tigres tuaient les êtres humains parce qu'ils n'avaient pas suffisamment d'eau douce. Des puits ont été creusés, à coûts élevés, pour les tigres alors que les êtres humains n'avaient pas d'eau douce. Ils voyaient ces puits destinés aux tigres pendant qu'eux et leurs enfants mouraient parce qu'ils n'avaient pas accès à l'eau douce. On ne peut pas ignorer ce problème. Si on se soucie de l'environnement, est-ce une raison pour se désintéresser de la situation des êtres humains, en particulier des pauvres ?

Sur les populations autochtones

Je pense que la question des forêts a pris une tournure inquiétante en Inde. Dans une nation démocratique, il est impossible d'empêcher toute une population d'utiliser la forêt. Sinon, tôt ou tard, des dirigeants seront élus qui changeront la législation. C'est exactement ce qui se passe en Inde. Le Parlement indien vient de présenter un nouveau projet de loi qui redonnera aux populations tribales autochtones les droits qu'elles avaient perdus lorsque les Britanniques ont pris le contrôle des forêts dans les années 1860. Les anciens droits de pâturage, de collecte de bois et autres devront être rétablis. Il est clair que toutes ces communautés tiennent à se les réapproprier. Les forêts étaient accessibles mais quand ces villageois ramassaient du bois de chauffage, l'agent du Département des forêts leur demandait soit de lui verser un pot-de-vin soit de payer une amende. Les peuples autochtones ont été des victimes. Ils ne sont pas responsables du déboisement. Les coupes de bois sont le plus souvent pratiquées par des marchands de bois venant des villes avec la complicité de Département des forêts.

En Inde, deux groupes seulement avaient un intérêt dans les forêts : les populations tribales et l'élite - les anciennes familles riches qui contrôlaient les forêts et allaient chasser le tigre ou s'adonnaient à des activités similaires. Elles s'opposent au projet de loi. Elles réussiront peut-être aujourd'hui mais cela ne durera pas éternellement. Si le gouvernement ne fait pas preuve de souplesse ou d'imagination, cette législation sera annulée. Et ce problème n'est pas spécifique à l'Inde. Prenez les États-Unis, par exemple. Ils pourraient fermer une autoroute en Floride pour sauver la panthère de Floride, mais ils ne le font pas parce que trop d'automobilistes empruntent cet axe routier. Avec un système politique démocratique en place, il est très difficile de promulguer une loi qui soustrait les droits aux personnes.

Sur les fossés culturel et numérique

Aujourd'hui, on lit un peu partout que l'Inde est devenue un nouveau géant des technologies de l'information. C'est vrai, je pense, mais comme l'Amérique et tant d'autres endroits, l'Inde est compoée de deux pays : d'un côté, une population très ancrée dans le monde moderne, principalement les centres urbains qui produisent à un certain rythme, et, de l'autre, les zones rurales, qui sont presque un autre continent. Si vous allez aujourd'hui dans les Sundarbans, vous aurez l'impression que rien n'a bougé depuis cent ans. Il existe donc un fossé immense entre ces deux parties du pays et je pense que c'est trompeur d'identifier un pays comme l'Inde avec les centres d'appel et d'autres activités similaires. En fait, les citadins ont oublié combien leur vie est aux antipodes de celle des villageois. C'est particulièrement vrai pour l'Inde orientale, la partie la plus sous-développée du pays. Il est certain que ces régions exclues du mouvement sont très présentes à mon esprit.

Je ne voudrais pas avoir l'air de décrier ce mouvement de la mondialisation dans les autres parties de l'Inde. Je pense que c'est bien que les choses bougent mais le fossé semble pourtant se creuser. Quand je vais aujourd'hui dans les Sundarbans, je suis, d'une certaine façon, un représentant de l'Inde urbaine en pleine expansion. Ma relation avec cette région est identique à celle des personnes qui y ont vécu, construit leur vie et y ont passé trente, quarante ans à aider les populations locales. J'ai ressenti le besoin de réconcilier ces deux univers. L'aspect rural et l'aspect urbain font tous les deux partie de mon expérience. Pour en rendre compte avec exactitude dans mes écrits, je devais inclure les deux aspects.

Sur le fait de faire entendre la voix des pauvres

Dans La marée affamée, Kanai est issu de l'Inde moderne. Le monde dans lequel il vit évolue rapidement. Il est riche et gagne de l'argent. Pourtant, il ne peut oublier qu'il existe une autre Inde, représentée par Fokir. C'est toujours présent à son esprit. Je crois qu'il en va de même pour la plupart des Indiens. Même ceux qui conduisent des voitures de sport et vont dans les night-clubs savent qu'il existe une autre réalité. Cela a souvent un effet positif. Infosys, une entreprise indienne de technologies de l'information, en est un exemple remarquable. Ses fondateurs ont, entre autres, versé des fonds aux projets de développement des rivières. On a conscience de cette autre réalité. Les Indiens ont rapidement embrassé le monde contemporain mais, en même temps, ils ont le sentiment que ce qu'ils ont gagné d'un côté, ils l'ont perdu de l'autre. Une partie de nous, des aspects de notre vie, ont été perdus. Je crois que ce regret, cette nostalgie, sont présents dans beaucoup d'esprits, pas seulement dans le mien. Même si je fais partie de l'Inde urbaine, du monde urbain même, j'ai toujours été attiré par ce qui est marginal, lointain et rural. Il était donc presque naturel pour moi de désirer écrire sur ces aspects, voir comment je pourrais les concilier. Kanai fait partie de cette expérience. Piya aussi (mais complètement séparée de ce monde) ainsi que Kokir. Je connais beaucoup de gens qui vivent là-bas et qui, dans un certain sens, sont satisfaits de la vie que leur offrent les Sundarbans.

Dans le roman, Fokir n'oublie jamais que Kani représente le monde qui a détruit le sien. Chaque fois que je suis allé dans les Sundarbans, je n'ai pu qu'être sensibilisé à la nature des dilemmes moraux auxquels nous faisons face quand on me disait : " Pour vous, nous sommes simplement de la nourriture pour animaux, n'est-ce pas ? Les tigres sont vos animaux domestiques et nous, nous sommes seulement leur nourriture. " En effet, la population paie un lourd tribut. Selon le Département des forêts des Sundarbans indiens, les tigres tuent chaque année des dizaines de personnes. Les anthropologues estiment que ces chiffres sont très en deçà de la réalité et qu'il y a au moins 200 victimes chaque année. Si l'on inclut les Sundarbans au Bangladesh, ce chiffre passe à 300, peut-être même 500. Partout ailleurs, ce problème serait considéré comme un problème national important. Cela montre que ces populations appauvries qui meurent sont extrêmement pauvres et que leurs voix ne sont pas entendues. Elles ne peuvent pas se faire entendre et c'est pourquoi nous ne prêtons pas attention à leur situation. C'est incroyable.

Extraits


Amitav Ghosh, La marée affamée (Houghton Mifflin, Boston/New York, 2005)

Nirmal et Nimila Bose étaient venus la première fois à Lusibari à la recherche d'un havre. C'était en 1950, ils étaient mariés depuis moins d'un an […]

Ils passèrent les premiers mois sur l'île comme s'ils étaient dans un état de choc. Rien ne leur était familier ; tout était nouveau. Le peu de connaissances qu'ils avaient de la vie rurale venait des villages des plaines : le pays des marées était empreint d'une étrangeté qui allait au-delà de la compréhension. Comment était-il possible que ces îles fussent seulement à une centaine de kilomètres de chez eux et que si peu de choses soient connues à leur sujet ? Comment était-il possible qu'on parle tant des traditions immémoriales des villages en Inde et que personne n'ait connaissance de cet autre monde où il était impossible de savoir qui était qui et de connaître les castes, les religions et les croyances de ses habitants ? […]

La misère de ce pays des marées leur rappelait la terrible famine qui avait dévasté le Bengale en 1942 - sauf qu'à Lusibari, la faim et les catastrophes faisaient partie intégrante de la vie. Ils apprirent qu'après des décennies d'établissements humains, les terres n'étaient toujours pas complètement débarrassées du sel. Les sols appauvris généraient de mauvaises récoltes et ne pouvaient pas être cultivés durant toute l'année. La plupart des familles subsistaient avec un seul repas par jour. Malgré d'importants travaux entrepris pour construire des digues, il y avait périodiquement des ruptures causées par des inondations et des tempêtes, chaque inondation rendant la terre infertile pendant plusieurs années d'affilée. Les colons étaient principalement des fermiers qui avaient été attirés à Lusibari par la promesse de terres agricoles gratuites. La faim les avait poussés à chasser et à pêcher, et les résultats furent souvent désastreux. Beaucoup moururent noyés, beaucoup plus encore furent tués par des crocodiles et des requins des estuaires. Et les mangroves n'avaient pas non plus grand-chose à offrir aux êtres humains - pourtant, des milliers risquèrent leur vie pour recueillir un peu de miel, de cire, de bois et quelques fruits amers du kewra. Il ne se passait pas un jour sans que l'on apprenne la mort d'une personne tuée par un tigre, un serpent ou un crocodile.

Quant à l'école, elle n'avait pas grand-chose à offrir d'autre que son toit et ses murs. Le domaine était en faillite. Des fonds étaient censés être alloués aux dispensaires, à l'éducation et aux travaux publics mais les résultats étaient peu visibles. Selon des rumeurs, l'argent aurait été versé aux directeurs du domaine et les hommes de main engagés par les contremaîtres battaient sauvagement les colons qui protestaient ou tentaient de résister. Les méthodes étaient celles d'une colonie pénitentiaire et le climat était celui d'un camp de prisonniers.

Certes, ils ne s'attendaient pas à trouver un monde utopique mais ils ne s'attendaient pas non plus à voir une telle misère. Confrontés à cette situation, ils comprirent ce que signifiait une question comme " Qu'est-ce qu'il faut faire ? ".

Accablée, Nirmal lut et relut le pamphlet de Lénine sans pouvoir trouver de réponses. Guidée par son esprit pratique, elle commença à engager la conversation avec les femmes qui se rencontraient aux puits et aux étangs.

Une semaine après son arrivée à Lusibari, Nilima remarqua qu'une proportion impressionnante de femmes de l'île était des veuves. On les distinguait facilement par leur simple sari blanc et l'absence d'ornements. Elles ne portaient ni bracelets, ni point vermillon sur leur front. Près des puits et sur les marches qui descendent jusqu'au fleuve, il ne semblait souvent y avoir que des veuves. En se renseignant, elle apprit que dans le pays des marées, les filles étaient élevées dans l'idée que si elles se mariaient, elles seraient veuves vers vingt ans - trente ans si elles avaient de la chance. Cette idée était tissée, comme un écheveau de laine foncée, dans le tissu de leur vie : quand les hommes partaient pêcher, il était de coutume que leurs femmes portent des vêtements de veuve. Elles rangeaient leurs habits rouges de femmes mariées et revêtaient leur sari blanc. Elles retiraient leurs bijoux et la poudre rouge qui colorait la racine de leurs cheveux. C'était comme si elles tentaient de conjurer le mauvais sort en répétant l'expérience maintes et maintes fois. Ou était-ce simplement une façon de se préparer à l'inévitable ? […]

Traduit de l'anglais par Colette Trousseville

 

 
 
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