Chronique ONU
Une situation qui sort de l'ombre:
La violence contre les femmes
Par Sarah Kamal

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L'article
Les femmes afghanes, victimes de la violence conjugale, ont en général peu de recours. © CIDA/Pedram Pirnia

Leila me sert un thé chaud et conforte son bébé assis sur ses genoux. Ces gestes quotidiens dénotent avec les circonstances de sa vie : elle est placée sous protection, après avoir survécu à un cas de violence conjugale des plus extrêmes qu'ait eu à traiter le gouvernement afghan après les talibans.

Il y a cinq ans, elle a été enlevée, conduite dans un village éloigné et forcée de se marier. Ses enfants ont été tenus sous la menace d'un fusil pour assurer sa docilité alors que son ancien mari était à des kilomètres. Son nouveau mari, un chef militaire puissant, était connu pour sa cruauté, ramenant souvent chez lui les doigts ou les orteils de ses victimes comme trophée. Comme les autres femmes de son mari, elle était battue et forcée d'avoir des relations sexuelles jusqu'au jour où deux incidents ont changé sa vie. Elle a vu son mari battre sa propre fille avec un AK-47 et la violer. Et, un peu plus tard, il a tué la mère de la fille agressée parce qu'elle refusait de lui servir du thé. « Il lui a tiré dessus, comme ça, comme si elle n'était rien », raconte Leila, encore sous le choc. « Elle a été enterrée le même jour. Et ce soir-là, il nous a fait servir le dîner à l'endroit même où il l'avait tuée. »

Il n'y a pas de statistiques fiables, mais d'après les témoignages des victimes de violence conjugale, ce phénomène semble très répandu en Afghanistan. L'impunité des groupes armés, la culture permissive et le système judiciaire inadéquat contribuent au nombre de cas de mauvais traitements et d'agressions sexuelles, prolongés et violents.

© CIDA/Pedram Pirnia
Selon Tonita Murray, conseillère au ministère de l'Intérieur sur les questions relatives à la police et aux sexes, seulement 180, soit 0,3 % des 53 000 forces de police afghanes sont des femmes, laissant aux postes de police peu d'options pour leur offrir des services de soutien adéquats dans ce pays ultra conservateur. Les autorités légales n'interviennent généralement pas dans les conflits familiaux, battre sa femme étant considéré une affaire personnelle à régler en famille. Pour aggraver la situation, 80 % de la population rurale habite souvent dans des régions trop éloignées ou pas assez sûres pour que les responsables de l'application de la loi puissent mener des enquêtes sur les crimes violents.

Le désespoir et la chance ont poussé Leila à s'enfuir. Elle a attendu d'être sûre que son mari était en voyage pour une semaine, puis s'est enfuie dans les collines en portant deux enfants dans les bras, marchant 24 heures dans la neige jusqu'à un centre d'hébergement. Elle a ensuite été remise à sa famille à Mazar-e-Sharif. « Mes sours ne m'ont pas reconnue. Elles pleuraient en disant : "Je reconnais tes yeux, mais c'est tout." ». Puis elles lui ont demandé d'aller vivre autre part de crainte que les acolytes de son mari n'attaquent leur maison.

Leila ne savait où aller. Son ex-mari ne voulait pas entendre parler d'elle; son frère, qui cherchait vengeance, lui a demandé de jeter son plus jeune enfant, qu'elle avait eu avec son deuxième mari, sous les roues d'une voiture. « Mes sours aussi m'ont dit d'abandonner mon enfant, mais que pouvais-je faire, le vendre pour de l'argent ? » Leila a donc demandé de l'aide au gouvernement. Son cas a été considéré prioritaire et elle a été placée sous protection.

Un des problèmes auxquels font face Leila et les autres femmes qui s'enfuient de chez elles est le manque d'options qui s'offrent à elles. Dans la société afghane fondée sur le clan, la chasteté de la femme est mise en valeur car elle reflète l'honneur de la famille. La violence familiale, et la violence à l'égard des femmes en général, sont souvent justifiées au nom de la chasteté. Les hommes, garants de l'honneur de la famille, assurent la réputation du clan par des mariages précoces et une mobilité restreinte des femmes dans leur foyer. Celles qui abandonnent la protection de leur foyer causent des dommages irréparables à leur réputation et celle de leur famille. Elles n'ont essentiellement aucune place en dehors de leur famille et risquent d'être exposées à une violence plus grande si elles reviennent, leur action étant considérée comme un déshonneur.

Fouzieh, 19 ans, qui a de multiples fractures au crâne causées par les coups infligés par son mari, a obtenu le divorce en perdant la garde de son fils. Le divorce étant très rare et les femmes divorcées étant stigmatisées, ses parents l'ont battue lorsqu'elle est revenue chez eux. Elle s'est alors réfugiée dans un centre pour les femmes où elle a suivi des cours d'alphabétisation et reçu un soutien juridique. Après de nombreuses médiations, sa famille est revenue sur sa décision et a accepté qu'elle revienne. Mais elle a peur : « Mon père a dit qu'il voulait bien que je revienne, mais quand je serais à la maison, j'ai peur qu'il me batte et me tue à cause du déshonneur que j'ai causé à ma famille. Que puis-je faire ? »

Les campagnes médiatiques menées dans le pays ont permis de sensibiliser davantage les femmes sur leurs droits. Cependant, selon le directeur du centre, cela représente un double fardeau pour les femmes battues. « Elles savent maintenant qu'elles ont des droits et que ceux-ci sont violés, mais on ne leur propose ni alternatives juridiques adéquates ni protection. » Grâce aux efforts concertés des organisations de la société civile, des ministères du gouvernement afghan et des institutions des Nations Unies, la violence à l'égard des femmes est devenue une priorité nationale.

Le 6 juin 2005, un décret présidentiel a enjoint le Ministère des affaires féminines à établir un Groupe de travail interministériel pour éliminer la violence contre les femmes. Ce groupe, composé de responsables de haut niveau et d'organes gouvernementaux et judiciaires, est dirigé par la Ministre des affaires féminines, avec le soutien technique du Fonds de développement des Nations Unies pour la femme (UNIFEM). Il vient de publier un plan de travail de trois mois pour combattre la violence à l'égard des femmes à l'échelon national. Une unité de police chargée de la violence familiale, la première dans le pays et approuvée par le Ministère de l'intérieur, a été créée et formée avec le soutien de la Mission d'assistance des Nations Unies en Afghanistan (MANUA) et des conseillers canadiens.

Plus récemment, le Ministère des affaires féminines a mis au point avec l'aide d'UNIFEM une politique et un projet complet pour la mise en place de centres pour les femmes, et a organisé et lancé avec le soutien du Programme des Nations Unies pour le développement une campagne nationale de sensibilisation sur la violence dont sont victimes les femmes. Au niveau de la société civile, UNIFEM a apporté son appui à la coordination des efforts des organisations non gouvernementales en vue de combattre les violences faites aux femmes et soutenu une conférence de recherche sur les effets des pratiques traditionnelles sur les femmes. Ce Fonds a également encouragé les journalistes afghans à diffuser les décrets juridiques et islamiques interdisant la violence à l'égard des femmes. À la MANUA, les responsables des droits de l'homme ont surveillé des cas de violence fondée sur le sexe dans toutes les régions d'Afghanistan et sont intervenus, travaillant avec les organisations des droits de l'homme afghanes pour trouver des solutions et des centres d'hébergement pour ces femmes.

Suite à sa mission de dix jours en Afghanistan en 2005, la Rapporteuse spéciale des Nations Unies sur la violence contre les femmes, Yakin Erturk, a rapporté que la vie des femmes avait considérablement changé depuis la chute des talibans. Elle a demandé de poursuivre la vigilance et les efforts, déclarant que « la violence contre les femmes continue d'être dramatique en Afghanistan, de par son intensité et sa persistance tant dans la vie publique que dans la vie privée ».

Une telle violence a certainement marqué la vie de Leila et de ses enfants. Pendant que sa fille de 8 ans construit une maison, elle agence les blocs en bois pour faire des pièces. « Cette pièce est pour toi, celle-ci est pour moi et Esmat, celle-ci pour Jawad, Sahar et Qasim et celle-là pour ma mère. » Je demande à Leila qui sont Jawad, Sahar et Qasim. Elle me répond l'air sombre et triste : « Mes trois grandes filles. La dernière fois que je les ai vues, c'était un an après mon enlèvement. Elles sont là-bas, quelque part. » Nous sommes restées silencieuses. Pendant ce temps, la fille de Leila continue de construire sa maison, les blocs de bois et les bouts de crayon représentant la sécurité, un abri et un rêve pour l'avenir.

(Note : les noms des victimes et de leurs enfants ont été changés pour protéger leur identité.)
Biographie
Sarah Kamal est une spécialiste des médias qui mène une recherche indépendante en Afghanistan depuis l'été 2001. Elle poursuit actuellement ses études de troisième cycle à la London School of Economics.
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