Chronique ONU
BIENS PUBLICS ET BIEN PUBLIC
« La paix et la sécurité sont peut-être l'exemple de bien public pur le plus cité. »
Par Fredrik Söderbaum

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L'article
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La question des biens publics est à l'ordre du jour des débats dans les milieux politiques depuis ces cinq à dix dernières années. Le concept est né de la théorie économique et désigne traditionnellement un système économique national où il constitue l'essence de la construction de la nation, en particulier de l'État-providence moderne. Par contraste, l'intérêt actuel pour les biens publics transnationaux est une conséquence de l'érosion de la souveraineté nationale, de la territorialité et de l'autorité dans le contexte de la mondialisation. Le débat s'est donc déplacé de l'économie nationale à un monde transnational et globalisé, ce qui explique en partie pourquoi il est devenu si complexe. Cela soulève la question du financement, de la production et de la distribution des biens publics aux niveaux mondial et régional où ils sont produits en quantité très insuffisante. Nous devons transcender la notion dominante qui met l'accent sur la concurrence entre les différents types de biens publics et chercher plutôt à établir une complémentarité entre les biens publics mondiaux et régionaux.

Les biens publics signifient qu'ils sont « non rivaux » sur le plan de la consommation et que les coûts et les bénéfices sont « non exclusifs ». La paix et la sécurité, ainsi que la loi et l'ordre, sont souvent désignés comme biens publics « purs » alors que, par exemple, le partage des ressources en eau (« un bien collectif ») est souvent « non exclusif » mais « rival » dans son usage. En d'autres termes, la distinction entre biens publics mondiaux et régionaux est très nette, mais il est clair que certains problèmes transfrontières émergent dans des régions spécifiques et sont mieux gérés par la coopération régionale.

Il ne fait aucun doute que le développement de la coopération régionale est un moyen de relever les défis transnationaux et de traiter les biens publics divers. L'une des raisons pour laquelle il faut promouvoir la coopération régionale est le manque de solutions au niveau mondial là où il est comparativement plus institutionnalisé mais où de nouveaux défis tendent à être négligés. La coopération régionale est donc devenu un outil de plus en plus important pour répondre aux défis non seulement régionaux mais aussi mondiaux, tels que la stabilité financière, la paix, la sécurité et la santé. Cela ne veut pas dire pour autant qu'il faille se concentrer uniquement sur le niveau régional et les biens publics régionaux.

Dans les documents consacrés aux biens publics, il est convenu d'établir des classifications et des typologies détaillées afin de déterminer les structures dites d'incitation pour la fourniture des biens publics. Il est aussi courant de distinguer les biens à différents niveaux. La question des biens publics définis comme « régionaux » (qui bénéficient seulement à une région) ou « mondiaux » (qui bénéficient à tous ou au plus grand nombre) a également une incidence sur les recommandations politiques. Le principe de subsidiarité a également fait l'objet d'une attention soutenue. Pour nombre d'observateurs et de décideurs politiques, ce principe implique qu'il existe une solution institutionnelle la mieux adaptée au plus bas niveau possible. Selon Kanbur, Sandler et Morrison, « la subsidiarité impose la décentralisation régionale et sectorielle1 ». Cependant, il faut veiller à ne pas pousser la décentralisation trop loin car elle tend à encourager les solutions « à un niveau ». Du moins, elle crée, dans une certaine mesure, une fausse dichotomie entre les biens publics mondiaux et régionaux.

Dans une situation où les relations entre la mondialisation et la régionalisation sont importantes, le choix entre biens mondiaux et biens publics n'est pas aisé. Au contraire, la plupart des questions, en particulier les plus complexes et les plus politisées, comme la paix, le commerce, la finance et l'environnement, doivent être abordées d'un point de vue plus holistique et gérées par le biais de la coopération aux différents niveaux.

Il n'est pas nécessaire de rejeter les typologies, la recherche de « structures d'incitation » ou les avantages que peuvent offrir la coopération régionale dans de nombreux domaines, en particulier quand les biens publics régionaux sont fournis en quantité insuffisante. À mon avis, l'utilité de la coopération transnationale devrait être évaluée au sein d'un système de gestion intégré où les mécanismes nationaux, régionaux et mondiaux sont liés entre eux tout en assurant des fonctions spécifiques. Cette approche à multiples niveaux a ses partisans. Inge Kaul a argumenté que « pour ce qui est des biens régionaux et mondiaux », non seulement il faut une coopération « horizontale », c'est-à-dire entre les États et les acteurs non étatiques mais, plus important, une coopération « verticale », c'est-à-dire entre les divers niveaux du gouvernement, aux niveaux local, national, régional et régional/national2. En d'autres termes, la plupart des biens publics ont des dimensions nationales, régionales et mondiales dont les liens devraient affecter les décisions politiques. La pertinence de cette démarche est illustrée dans trois domaines essentiels : la sécurité et la paix, la gestion de l'eau transfrontière et le commerce international.

La paix et la sécurité sont peut-être l'exemple de bien public pur le plus cité. Il est important de reconnaître que les conditions structurelles favorables à la paix et à la sécurité subissent actuellement une profonde mutation, comme le montrent la montée de la violence à l'intérieur de l'État et l'effondrement ou la défaillance des États, suggérant l'émergence d'un nouveau problème de sécurité dans le système post-westphalien en contradiction avec la documentation traditionnelle sur la sécurité, concernée (ou obsédée) par les relations entre les États, telles qu'elles ont été réglementées par les règles et les normes datant du traité de Westphalie de 1648. Cette question contient donc des menaces pour la sécurité à différents niveaux : l'effondrement des États, mettant fin au monopole de la violence par l'État, les conflits entre États, qui sont souvent régionalisés, et le terrorisme, qui apparaît dans des régions spécifiques. Cette « transformation » a également modifié les objectifs et la légitimité des interventions et des opérations de maintien de la paix (« le nouvel interventionnisme »).

La paix et la sécurité sont un domaine où la coopération régionale peut jouer un rôle important, mais où les succès sont peu nombreux. C'est d'ailleurs souvent le cas des interventions multilatérales, ce qui prouve que l'approche de la gestion des conflits est mal conçue et qu'on se concentre trop sur les opérations de courte durée et les interventions militaires courtes, limitées pour imposer la paix. Il faut réorienter la consolidation de celle-ci et la gestion des conflits vers les causes fondamentales de ceux-ci, ainsi que la phase de reconstruction trop souvent négligée. Les préconditions institutionnelles à la gestion et à la résolution des conflits au niveau régional sont tout de même inégales et généralement insuffisamment développées, appelant à un soutien international.

Il est clair que la gestion régionale des conflits représente un avantage comparatif potentiel dû à la connaissance des problèmes qui surviennent sur le terrain, à la souplesse et à la rapidité des interventions, ainsi qu'à l'efficacité et à la capacité à intervenir dans les situations où l'ONU est limitée en raison de contraintes politiques. Il est donc pertinent d'encourager le maintien de la paix au niveau régional. Une approche régionale seule n'est, toutefois, pas une solution. Il faut associer cette approche à une stratégie fondée sur l'ONU afin de renforcer la légalité, la légitimité et la neutralité, ainsi que pour prévenir les abus.

Plusieurs initiatives sont lancées pour créer des partenariats entre les Nations Unies et les organisations régionales, la plus importante étant le partenariat de l'ONU avec la Communauté économique des États de l'Afrique de l'Ouest. Mais cette collaboration a présenté plusieurs failles. Il est donc urgent d'instaurer une relation plus efficace et plus fonctionnelle entre les Nations Unies et les organisations régionales dans les situations de conflits graves. Des mesures ont été prises dans ce sens dans des réunions de haut niveau, des conférences, des projets de recherche et des débats politiques qui se sont conclus par des déclarations communes et l'adoption de principes qui devraient régir un partenariat plus structuré. Cependant, il s'agit plutôt d'un début qu'une fin.

« Les biens publics » peuvent être utilisés simultanément par un grand nombre de personnes. Ils se caractérisent par la « non-rivalité » (la consommation du bien par un individu n'empêche pas sa consommation par un autre), et la « non-exclusion » (personne ne peut être exclu de la consommation de ce bien). Lorsqu'il est impossible d'empêcher quiconque de le consommer, ce bien public est dit « pur ». Les deux conditions sont remplies : la non-rivalité et la non-exclusion. La demande du marché en matière de biens publics doit être comprise de manière différente que celle en matière de biens privés.
Bien que 40 % de la population mondiale vive dans des bassins fluviaux partagés internationalement, on observe un certain nationalisme marqué au niveau de leur gestion. Trop souvent, chaque pays riverain surveille, évalue, planifie, développe, conserve et protège ses propres eaux. Des problèmes importants surgissent, en particulier entre les États en amont et en aval, causés par des incompatibilités fondamentales entre les intérêts nationaux et ceux du bassin.

Pour les pays en développement, les pratiques des donateurs posent un problème. Les donateurs renforcent les stratégies nationales, empêchant ainsi la gestion transfrontière des eaux et créant des incompatibilités politiques. Dans leurs discours et dans leur milieu politique, l'accent est souvent mis sur la gestion transfrontière et la gestion intégrée des ressources en eau mais, en pratique, leur soutien financier est fragmentaire et dispersé3. Dans la majorité des pays en développement, les eaux transfrontières nécessitent un soutien pour renforcer les principes de partage des ressources et mettre en place des institutions efficaces pour assurer leur gestion. La destruction de l'environnement causée par une mauvaise gestion continue et le manque de coopération est considérable. Compte tenu de la complexité de la gestion des eaux transfrontières et son caractère politique, une approche à plusieurs niveaux est nécessaire pour renforcer les institutions régionales et les capacités nationales, avec le soutien stratégique des acteurs mondiaux.

Depuis la moitié des années 1980, on constate un renforcement et un élargissement des accords commerciaux régionaux. Pratiquement tous les pays sont engagés dans une ou plusieurs initiatives, telles que le marché commun de l'Union européenne, l'Accord de libre-échange nord-américain, la Communauté des Caraïbes, le Mercosur et la Communauté de développement de l'Afrique australe. Nombre d'économistes libéraux et de décideurs politiques considèrent le libre-échange multilatéral comme l'option optimale et, de loin, la meilleure pour promouvoir les gains du libre-échange. La supposition la plus généralement admise est qu'un marché international plus ouvert et plus compétitif peut être perçu comme un bien public mondial en soi. Les accords commerciaux régionaux sont souvent perçus comme « ce qu'il y a de mieux après » et donc jugés en fonction de leur capacité à contribuer à un système commercial multilatéral fermé ou plus ouvert, incarné dans la fameuse dichotomie entre « pierre d'achoppement et marchepied ».

Certains économistes influents, tels que Jagdish Bhagwati, continuent de mettre en garde contre le protectionnisme, arguant du fait qu'aujourd'hui les blocs commerciaux régionaux sont aussi des pierres d'achoppement qui empêchent la réalisation des gains commerciaux. Cela n'est pas faux, mais il faut souligner que l'opposition entre régionalisme et multilatéralisme est souvent un faux débat. L'argument ici va au-delà des simples dichotomies. Les développements linéaires sont les moins probables. Les accords commerciaux régionaux et multilatéraux coexistent et les liens qui existent entre eux sont complexes. Aucun gouvernement ne peut faire un choix précis entre commerce régional et commerce international. C'est pourquoi la relation entre régionalisme et multilatéralisme est si importante.

Il faut instaurer une relation de renforcement mutuel et plus nuancé entre l'Organisation mondiale du commerce et les accords de commerce régional. Les principes multilatéraux et les règles de l'OMC peuvent établir les conditions concernant les accords commerciaux régionaux. Le respect de ces règles permet au moins d'empêcher certaines formes de repli sur soi et de protectionnisme. Mais si les règles au sein des unités commerciales régionales et les règles multilatérales convergent, les premières renforceront les deuxièmes. Cela signifie que le multilatéralisme peut améliorer le fonctionnement des accords de commerce régional. L'antidumping illustre la manière dont l'OMS aide à diminuer les frictions en matière d'accords régionaux. Par exemple, le Brésil et le Chili, souvent victimes de mesures antidumping, tiennent à ce que l'OMC impose des règles plus strictes qu'ils peuvent utiliser comme instrument de contrôle des relations régionales. De plus, les membres qui ont signé des accords de libre-échange régional demandent de plus en plus à l'OMC de prendre des mesures pour instaurer une discipline afin de « faire régner l'ordre » dans les relations régionales et les rendre saines. C'est un cas où l'on minimise trop la manière dont le régionalisme complète le multilatéralisme4. Le régionalisme est propice à un multilatéralisme plus efficace et plus fonctionnel. Mais il va bien plus loin et, comme je l'ai fait remarquer précédemment, il peut être perçu comme une condition préalable à la reconstruction du multilatéralisme sur une base régionale plus équitable, débouchant sur un multilatéralisme ou un interrégionalisme fondé sur les régions, comme c'est le cas d'un grand nombre d'accords commerciaux de l'Union européenne conclus avec d'autres régions.

Il est difficile de contester qu'il existe des contradictions politiques entre les niveaux de gouvernance, en particulier dans les domaines comme la paix et la sécurité, la gestion de l'eau et le commerce international. Une politique publique qui fonctionne (ou une forme de gouvernance mondiale plus efficace) devrait minimiser ces contradictions et chercher plutôt à synchroniser les intérêts et les politiques nationales, régionales et mondiales. Une ligne de pensée influente dans le débat politique s'appuie sur le « principe de subsidiarité », renforçant le niveau institutionnel le plus bas possible pour gérer un problème particulier. Étant donné la carence des biens publics régionaux, un renforcement général de la coopération régionale pour assurer la fourniture des biens publics peut être pertinent dans de nombreux cas, d'autant plus que le « mondial » est encore trop désorganisé et hétérogène sur le plan politique et que le « national » est rarement représentatif des intérêts de tous.

Le principe de subsidiarité tend cependant à créer une concurrence entre les biens publics nationaux, régionaux et mondiaux ainsi qu'à privilégier les solutions à un niveau plutôt que de trouver une complémentarité entre eux. Les discussions tendent, en grande partie, à considérer le problème d'un point de vue technocrate ou économique, le problème étant alors de définir la meilleure structure d'incitation et de s'appuyer sur un « choix rationnel ». Les biens publics sont une tradition particulière en économie. Cependant, leur réalisation est non seulement un problème économique mais souvent aussi un problème politique qui demande une approche plus large de l'économie politique. Lorsque les problèmes sont complexes et politisés, il peut souvent y avoir des incompatibilités politiques entre ces trois niveaux. Il faut alors les éliminer ou, au moins, les réduire par un processus politique, ce qui nécessite un certain pluralisme.

(Cet article s'appuie sur un travail réalisé avec Bjorn Hettne, dont la contribution a été importante.)
Notes
1.Kanbur, Ravi, Sandler, Todd et Kevin Morrison, (1999), The Future of Development Assistance: Common Pools and International Public Goods. Essai sur les politiques no 25 Washington, ODC), p. 106.
2.Kaul, Inge (2003), « Re-Defining Public Goods: Why, How, and To What Effect », document de conférence sur l'« Intégration régionale et les biens publics », UNU/CRIS, Bruges: Belgique, p. 6.
3.Nicol, Alan et al. (2001) Transboundary Water Management as an International Public Good, préparé pour l'étude 2000 sur l'aide au développement, 2001 : 1, ministère des Affaires étrangères, Suède.
4.Tussie, Diana (2003), « Regionalism: Providing a Substance to Multilaterialism? », dans Theories of New Regionalism de Fredrik Söderbaum et Timothy M Shaw (eds). A Palgrave Reader, Basingstoke: Palg
Biographie
Fredrik Söderbaum est professeur associé au Département de recherche sur la paix et le développement, à l'université de Göteborg (Padigru), en Suède, et à l'université des Nations Unies-Études comparatives de l'inté-gration régionale (UNU-CRIS). Il est spécialiste des questions ayant trait au régionalisme, aux organisations régionales et à la gouvernance, sujets sur lesquels il a abondamment écrit.
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