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L'éducation des filles en Turquie
Par Lynn Levine

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L'article
Photo/Sema Hosta
Feyat, un journalier agricole turc qui, il y a dix ans, a quitté Aydin pour s'installer à Agri, a beaucoup de mal à subvenir aux besoins de sa femme et de ses sept enfants. Feray, sa fille aînée âgée de 14 ans, est la seule à être scolarisée, mais cessera de l'être à la fin du trimestre quand elle aura achevé la période d'éducation obligatoire. Seul un fils a terminé l'école primaire, et le deuxième n'y retournera probablement pas après sa troisième année. Les revenus des enfants, générés en partie par la cueillette du coton, sont nécessaires pour la survie de la famille, explique Feyat. L'entrevue qu'il a eue avec le directeur de l'école n'a fait que confirmer ses craintes : il était clair qu'il ne gagnait pas suffisamment pour subvenir aux besoins de sa famille et que l'école était un luxe qu'il ne pouvait s'offrir. Le directeur ne semblait pas connaître l'existence du programme de transfert conditionnel de liquidités, un programme gouvernemental visant à inciter les familles pauvres à scolariser leurs enfants.

La famille de Sabihe Hanim habite dans un village d'Ovaveymir, l'un des districts les plus pauvres de la province d'Aydin, dans une petite maison blanchie à la chaux qui tombe en ruines. Lorsqu'on lui a demandé pourquoi aucune de ses cinq filles n' » était scolarisée, elle a invoqué diverses raisons - originaire de la villle de Bitlis située dans le Sud-Est, elle ne parlait pas le turc. Selon elle, son mari, qui travaille dans le bâtiment (quand il y a du travail) n'a pas de quoi payer des frais scolaires supplémentaires. Lorsqu'on lui a dit qu'elle pouvait avoir accès à une aide financière sous forme d'un transfert conditionnel de liquidités, elle a répondu que sa famille ne voulait avoir aucun contact avec les institutions gouvernementales officielles.

Özlem, une enfant de neuf ans dont les parents migrants, originaires de Mus, vivent actuellement à Manisa, n'est jamais allée à l'école. Selon sa mère qui, à la demande du directeur de l'école, l'a accompagnée à l'école lors de la visite du Fonds des Nations Unies pour l'enfance, Özlem est trop jeune pour y aller. Lorsqu'on lui a rappelé que l'éducation scolaire était obligatoire dès l'âge de six ans, elle a reconnu qu'ils étaient trop pauvres pour envoyer leurs enfants à l'école.

D'après ces histoires personnelles, il semblerait que l'argent soit le principal obstacle. Or, la réalité est beaucoup plus complexe. Même si l'argent est un souci pour ces familles, chez Feyat, par exemple, la chambre d'ami est meublée de trois sofas modestes mais confortables recouverts de nouvelles housses à motifs cachemire. Et ils ont aussi un téléviseur. Si l'on peut comprendre que Sahine aspire à mener une vie discrète après avoir vécu les périodes difficiles de l'insurrection menée par le PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan), on se pose des questions quand on sait que la maison familiale se trouve juste en face de l'école. Le fait que tous ses fils sont scolarisés contredit ses arguments. Quant à la mère d'Özlem, elle a fini par admettre que son mari s'opposait à ce que leurs enfants soient scolarisés et a confessé qu'étant enfant, ses parents l'avaient retirée de l'école au cours de sa deuxième année. La question qui se pose est donc de savoir pourquoi ces familles n'envoient pas non seulement les filles, mais aussi les garçons, à l'école.

Alors que les obstacles à l'éducation des filles en Turquie sont nombreux et complexes, d'autres questions liées à la tradition semblent être un dénominateur commun. Dans les familles traditionnelles turques, les parents, ainsi que les grands-parents, qui exercent une grande influence sur la famille, ne voient simplement pas la valeur de l'éducation des enfants. Et s'ils ne voient aucun avantage à envoyer leurs fils à l'école, ils en voient encore moins à y inscrire leurs filles. De même, dans une culture où le statut individuel passe par l'obéissance à un parent ou à un membre plus âgé de la famille, l'école est perçue comme un luxe superflu qui détourne les enfants des systèmes familiaux et communautaires jugés plus importants.

Photo/Sema Hosta
Un deuxième obstacle à l'éducation des filles est le mariage forcé. Dans les familles traditionnelles turques, les responsabilités premières d'une femme mariée est de s'occuper de son mari, des tâches ménagères et d'avoir des enfants. Elle doit aussi travailler pour fournir un revenu supplémentaire au ménage. En raison de ses priorités, il est rare, si ce n'est improbable, qu'une fille commence, et encore moins continue, de fréquenter l'école. Par ailleurs, les mariages d'enfants servent à exacerber les rôles dévolus aux filles et aux femmes, qui favorisent leur analphabétisme.

Le concept selon lequel les filles sont les garantes de l'honneur de la famille présente l'un des obstacles les plus importants à l'éducation des filles en Turquie, conduisant à leur confinement à la maison. Les filles sont cependant autorisées à sortir sous des conditions strictes : elles doivent être accompagnées, ne pas s'éloigner et être habillée de manière appropriée. Alors que l'honneur d'une fille est menacé dans un environnement intégré, comme dans un car scolaire ou une classe mixte, les parents conservateurs peuvent autoriser leur fille à aller dans une école proche du domicile, ce qui leur permet de maintenir un certain contrôle. Les filles ont également moins de chances d'aller à l'école lorsque celle-ci est trop loin de la maison. Les inquiétudes des parents vis-à-vis de la vulnérabilité des filles sont accrues lorsqu'en raison du manque d'écoles ils n'auraient d'autre choix que d'envoyer leurs filles dans des pensionnats. Mais pour les parents, même les écoles locales présentent des problèmes, particulièrement lorsqu'elles ne sont pas pourvues de classes séparées pour les garçons et les filles, qu'elles manquent de supervision et qu'elles ne sont pas équipées de toilettes.

L'une des questions principales liées à la tradition, une question controversée en Turquie, concerne le port du foulard. Pour les familles conservatrices en faveur de l'éducation des filles, cela pourrait être une question décisive. Pas de foulard, pas d'école. Mais dans la société laïque turque, le port du foulard dans des institutions publiques, y compris les écoles, est illégal. Le taux d'abandon scolaire augmente parmi les filles approchant l'âge de la puberté quand le port du foulard devient une question d'honneur pour la famille.

Photo/Sema Hosta
L'initiative Campagne en faveur de l'éducation des filles, lancée en 2003 par l'UNICEF et le ministère de l'Éducation nationale turc (MoNE), répond au cadre « Éducation pour tous » et aux objectifs du Millénaire pour le développement des Nations Unies, qui mettent l'accent sur l'éducation des filles et la parité des sexes. La Campagne vise à réduire l'écart entre les sexes en matière d'éducation en 2005 en ciblant les familles les plus récalcitrantes, principalement dans les provinces situées dans le Sud et le Sud-Est. Les efforts menés en 2004-2005 mettent l'accent sur l'approche locale : des volontaires vont de maison en maison, répondent aux préoccupations des parents et les convainquent des avantages de l'éducation des enfants. En août 2004, l'UNICEF a formé et déployé 13 000 enseignants, infirmières, assistances sociales et autres volontaires munis de « livres bleus » dans lesquels sont consignés les contre-arguments à opposer aux justifications données pour ne pas inscrire les filles à l'école. Les volontaires discutent également du programme de transfert conditionnel de liquidités offert aux familles et des avantages de l'éducation des filles, y compris une meilleure nutrition de la famille, la réduction du taux de mortalité infantile, l'augmentation des revenus de la famille et une contribution plus importante au ménage et à la communauté. L'approche la plus directe adoptée dans la province du Sud-Est de Sanliurfa et ailleurs, consiste à expliquer aux parents que l'école est obligatoire pendant huit ans et qu'autrement « ils enfreignent la loi ».

Durant les six derniers mois de 2003, 40 000 filles ont été inscrites. À la fin de la campagne, l'UNICEF espère inscrire 600 000 filles et obtenir la parité des sexes dans les écoles turques. Alors qu'il est encore trop tôt pour connaître le succès de la campagne 2004-2005, l'initiative conjointe de l'UNICEF et du MoNE a fait des émules. À Bingol, 24 enseignants, équipés de véhicules fournis par le bureau du gouverneur, ont passé leurs vacances d'été à faire du porte à porte dans 72 villages, munis de manuels bleus préscolaires. Leur succès est notable : 400 enfants, dont trois-quarts sont des filles, ont revêtu l'uniforme, pris leur cartable et sont allés à l'école en septembre.

Pour ce qui est de la promotion de l'éducation, il est plus difficile de mesurer les progès accomplis. Au Forum pour la Campagne en faveur des filles qui a eu lieu à Izmir en août 2004, le gouverneur Yusuf Ziya Göksu a annoncé qu'il déclarait l'« état d'urgence » ajoutant qu' « à Izmir, tous le enfants seront scolarisés ». L'UNICEF a également fait appel au ministère des Affaires religieuses pour obtenir son soutien. Chaque jour, dans son prêche, l'iman met l'accent sur l'éducation obligatoire pour les filles et les garçons selon la loi islamique. « Envoyer les filles à l'école est un moyen de transformer la société et de toucher les enfants et les familles les pauvres, les plus marginalisés et les plus exclus de la vie sociale », a indiqué le Représentant de l'UNICEF dans le pays, Edmond McLoughney. « Arriver à ce que les familles envoient chaque matin leurs filles à l'école peut mettre fin à des pratiques perpétuées de génération en génération. Cela ne changera peut-être pas fondamentalement les attitudes des générations actuelles de parents, mais si leurs filles ont accès à l'éducation, elles feront la même chose pour leurs propres filles. Il ne sera plus nécessaire de les pousser à le faire. »
Biographie
Lynn Levine est l'auteur de plusieurs guides touristiques, dont le Frommer's Turquie. Elle a travaillé avec les bureaux extérieurs de l'UNICEF durant l'été 2004 sur la Campagne en faveur de l'éducation des filles.
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