Chronique ONU

La fuite des cerveaux
Défis et opportunités pour le développement
Par Anne-Christine Roisin, for the Chronique

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L'article
Les gouvernements et les acteurs internationaux ont de plus en plus besoin d'une approche innovante pour faire face au taux de migration des travailleurs qualifiés qui ne cesse d'augmenter, phénomène appelé « la fuite des cerveaux ». En 1990, l'Organisation de coopération et de développement économiques estimait à 13 millions le nombre de travailleurs migrants qualifiés originaires des pays en développement. Même si la proportion des migrants qualifiés est relativement minime comparée à celle des migrants non qualifiés, ce phénomène représente des enjeux sociaux et économiques importants. Deux enquêtes menées dans les années 1990 par l'Organisation internationale pour les migrations (OIM) sur le retour des ressortissants africains ont mis en lumière les causes déterminantes de la migration qualifiée.

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Premièrement, la révolution technologique a entraîné une croissance rapide d'industries spécifiques dans les pays développés, notamment dans le secteur de la technologie de l'information. Cette tendance a encouragé une demande mondiale croissante pour les travailleurs hautement qualifiés et les nouvelles technologies de communication ont augmenté leur accès au marché du travail mondial. La mondialisation a également changé le modèle des relations dans le domaine du travail, les économies avancées faisant appel à la main-d'ouvre des pays en développement. Deuxièmement, la diminution de la population et des travailleurs qualifiés, en particulier due au vieillissement de la population, a rendu les pays de plus en plus dépendants de certains secteurs économiques et sociaux. Le Royaume-Uni, par exemple, encourage la migration des infirmières et des médecins originaires des pays en développement. Depuis 1999, leur nombre a considérablement augmenté, les infirmières venant principalement des anciennes colonies britanniques telles que le Ghana, le Kenya et le Nigeria.

Troisièmement, le taux de chômage élevé parmi les diplômés des pays en développement a encouragé la migration. De plus, les travailleurs qualifiés ont tendance à émigrer, leur intérêt ou leur affiliation étant davantage porté sur leur environnement scientifique que sur leur employeur ou sur un lieu particulier. « Vu la mobilité internationale de ces personnes, c'est un moyen de leur offrir une nouvelle formation et de maintenir leur investissement dans l'éducation, au lieu de le perdre », estime Luca Dall'Oglio, observateur permanent de l'OIM auprès des Nations Unies. La fuite des cerveaux est cependant un phénomène qui existe aussi dans les pays développés, « où les travailleurs qualifiés s'expatrient pour trouver un emploi qui est totalement différent de celui qu'ils occupaient », a-t-il dit à la Chronique.

Enfin, pendant les trois dernières années, le gel des salaires, la dévaluation de la monnaie et l'inflation galopante dans un certain nombre de pays en développement ont incité les professionnels à émigrer dans des environnements plus sûrs où les salaires correspondent à leurs qualifications et où les monnaies sont moins sujettes à une dévaluation. La situation politique dans le pays est également une raison importante de l'immigration. De plus, la qualité de l'éducation dans les économies développées et la présence d'une communauté transnationale dans le pays d'accueil contribuent à la fuite des cerveaux.

Les avantages et les inconvénients de la migration qualifiée ne sont jamais à sens unique mais tendent à être partagés tant par les émigrants que par les pays d'accueil. Les conséquences sur les pays de destination sont doubles. D'un côté, la main-d'ouvre qualifiée contribue à la croissance et au développement économiques et apporte un passé et des expériences qui font souvent défaut dans les pays d'accueil et, de l'autre, selon une étude de l'OIM, la migration peut engendrer une montée de la xénophobie, en particulier dans les périodes de récession, les migrants qualifiés étant accusés de prendre le travail des citoyens, de profiter outrageusement des services publics et de l'aide sociale et d'engendrer la criminalité et l'insécurité.

Pour le pays des migrants, le manque de main-d'ouvre dans certains secteurs économiques clés peut créer une détérioration dans les domaines sociaux et économiques vitaux du pays. Par exemple, selon le Conseil des infirmières et des sages-femmes, le Malawi est confronté à l'une des pénuries d'infirmières les plus graves d'Afrique, deux tiers des postes dans le système de santé publique étant vacants. Plus d'infirmières diplômées sont parties travailler à l'étranger au cours des quatre dernières années qu'il n'en est resté dans les établissements hospitaliers pour soigner une population de 11,6 millions d'habitants. Pour compenser les flux migratoires, les pays sont souvent forcés de recruter des personnes expatriées pour les remplacer. Même si, dans la plupart des cas, cela fait partie de l'aide étrangère dont bénéficient les pays en développement, les estimations montrent que le recrutement de 100 000 étrangers qualifiés coûte à l'Afrique 4 milliards de dollars par an. De plus, cette tendance générale est souvent perçue par la population nationale comme un autre type de domination étrangère ou même comme une nouvelle forme de colonisation.

Lorsqu'elle est perçue comme le signe d'un avenir incertain sur le plan politique et économique, la migration de la main-d'ouvre qualifiée peut avoir des effets négatifs sur le climat d'investissement dans le pays. Les personnes qualifiées ont des salaires élevés, donc des dépenses de consommation et d'investissement élevées. La diminution de ces deux caractéristiques réduit la croissance économique du pays. Un effet plus subtil de l'exode des travailleurs qualifiés peut se faire sentir sur la qualité du marché du travail dans le pays. Le partage des connaissances entre les travailleurs qualifiés et leurs pairs nationaux améliorent indirectement le niveau d'efficacité et de la productivité. Mais une conséquence à long terme de la migration est la pénurie de personnels qualifiés dans certains secteurs des pays en développement. La possibilité d'émigrer dans les pays développés peut cependant encourager les nationaux à prolonger leur éducation dans leur pays d'origine, augmentant ainsi la qualité du capital humain qui, à son tour, contribue à stimuler la croissance.

Même si le retour permanent des émigrants qualifiés laisse supposer que le pays d'origine peut offrir des salaires et une infrastructure comparables à ceux des pays d'accueil, ce qui n'est pas le cas dans de nombreux pays en développement, le retour temporaire des personnes qualifiées, qu'on appelle « la circulation des cerveaux », peut contribuer à la croissance. De plus, les migrants transnationaux peuvent, individuellement ou par la communauté de la diaspora, stimuler le commerce, la recherche technologique, l'association d'entreprises ou la coopération entre les deux pays. Cependant, selon M. Dall'Oglio, la difficulté est de trouver « les moyens d'y parvenir et les conditions pour mettre en place le processus ». La reconnaissance de la nature transnationale du marché international du travail ou de la mobilité internationale des professionnels « est non seulement souhaitable mais devrait être considérée comme un processus naturel », a-t-il ajouté.

La reconnaissance de l'interdépendance des pays joue un rôle essentiel dans la promotion des négociations. De tels arrangements, fondés sur des approches politiques intégrées, peuvent soutenir les besoins des pays d'accueil en matière de travail et le développement durable des pays d'origine. Actuellement, les lois d'immigration et les réglementations en matière de délivrance de visas dans les pays de destination sont un obstacle majeur à la « circulation des cerveaux ». « Il s'agit donc d'aborder la question de la circulation libre des immigrants entre les pays », a fait remarquer M. Dall'Oglio. En effet, la migration des personnes qualifiées a créé certains pôles financiers dans les pays d'origine ». Les nouvelles « Silicon Valley » qui se sont développées dans des pays en développement comme en Inde grâce aux expatriés de la « Silicon Valley » aux États-Unis, en sont un exemple.

Pour ce qui est des réseaux de la diaspora, les pays de destination pourraient tirer avantage de la promotion de leur développement en leur fournissant une assistance technique. Les gouvernements pourraient aussi établir des liens avec leurs expatriés et fournir une assistance aux différentes phases du processus de migration, telles que la préparation du départ, le retour, la double citoyenneté ou l'investissement étranger direct (IED). S'assurer que les migrants se familiarisent avec la culture du pays d'accueil en suivant une formation ou en apprenant la langue pour faciliter leur intégration dans la société pourrait « réduire le fossé entre l'arrivée dans le pays et la période où ils sont plus autonomes », a indiqué M. Dall'Oglio.

Une autre manière de contribuer est de développer le transfert des connaissances des communautés de la diaspora, comme le Transfert des connaissances par l'intermédiaire des expatriés nationaux (TOKTEN) du Programme des Nations Unies pour le développement. Le programme TOKTEN comprend 41 réseaux de la diaspora et a contribué au développement dans des pays comme le Liban, le Pakistan et les territoires palestiniens. Le transnationalisme et les réseaux de la diaspora ont également directement contribué à la croissance par l'investissement et les envois de fonds. En effet, le transfert d'argent par les envois de fonds constitue souvent plus de 50 % de la consommation des ménages. Dans le cas des pays africains, ces sommes représentent des flux financiers plus importants que l'IED. C'est pourquoi, alors que les mesures d'incitation ne suffisent souvent pas à attirer l'investissement étranger, les envois de fonds jouent un rôle majeur dans le développement de leur économie. « Les envois de fonds sont directement déposés sur le compte bancaire ou le portefeuille du bénéficiaire et peuvent être immédiatement investis dans l'éducation, le logement, la santé ou les conditions de vie, etc. », a expliqué M. Dall'Oglio. Les pays en développement devraient donc promouvoir les filières officielles de transfert, ce qui permettrait d'utiliser les ressources financières de manière plus efficace, et mobiliser ces ressources en établissant un taux de change favorable. Les envois de fonds transitant par les circuits officiels représentent 100 milliards de dollars par an. « Si vous comptez les envois qui ne sont pas documentés, cela représente probablement le double », a-t-il précisé.

En outre, les envois de fonds pourraient être orientés vers les régions rurales sous-développées, le développement de l'infrastructure pouvant faciliter l'augmentation des ressources financières et donc générer une demande plus forte. Les programmes économiques, tels que les caisses locales de crédit et les programmes d'investissement spéciaux, peuvent aussi augmenter l'impact des envois de fonds sur la croissance économique. La diaspora joue également un rôle moteur important dans la réconciliation nationale et le développement des pays sortant d'un conflit. Comme l'a fait remarquer M. Dall'Oglio : « En Afghanistan, le gouvernement de transition a établi une liste des personnes qualifiées dans le secteur de la justice car, sous la loi des Talibans, le pays avait perdu la plupart de ces juges. Il a demandé à l'OIM de remettre sur pied les secteurs de l'éducation et de la justice. Parmi les 4 000 Afghans qualifiés qui ont été inscrits dans la base de données 400 sont allés travailler en Afghanistan. Il a donc fallu trouver les moyens d'utiliser leurs compétences le mieux possible et de leur assurer une possibilité de retour dans le pays d'accueil ».

Les communautés de la diaspora: Un force motrice pour le développement
La Migration pour le développement en Afrique (MIDA) est une initiative où les communautés de la diaspora jouent un rôle important. Lancé en 2001 par l'OIM en partenariat avec les pays d'origine et les pays d'accueil, ce programme soutient les gouvernements dans leurs objectifs du développement par le transfert des compétences et des ressources financières de la diaspora africaine. Il permet d'identifier les besoins dans les secteurs prioritaires de l'économie des pays participants et de mobiliser les compétences et les ressources appropriées qui sont disponibles. Fondé sur la notion de « circulation des cerveaux », ce programme permet aux Africains de la diaspora de mettre leurs compétences au service de leur pays en utilisant la technologie (Internet ou autres nouvelles technologies) sans obligatoirement avoir à rentrer au pays. « Le transfert des compétences par ce type de communications est un retour virtuel, un mécanisme où le savoir est partagé pour soutenir le pays d'origine », a déclaré Luca Dall'Oglio, observateur permanent de l'OIM auprès des Nations Unies.

En République démocratique du Congo, le programme MIDE a lancé en 2003 une initiative pilote fondée sur les technologies de l'information et des communications qui a eu un impact sur le cadre traditionnel de l'éducation supérieure. Cela permet non seulement d'établir un lien entre la diaspora et les institutions de l'éducation mais aussi de retenir les professionnels formés dans leur pays. L'initiative, en coopération avec le gouvernement italien, a également créé un site Internet pour la diaspora éthiopienne qui fournit des informations et des conseils sur les investissements qui les concernent. Un questionnaire en ligne est également présenté pour les membres souhaitant participer au développement du pays.
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