Chronique ONU
ESSAI: La souveraineté comme devoir pour protéger les droits de l'homme
Par Vesselin Popovski

Imprimer
Page d'accueil | Dans ce numéro | Archives | Anglais | Contactez-nous | Abonnez-vous | Liens
L'article
Deux valeurs importantes du droit international - l'une ancienne, le respect de la souveraineté de l'État, et l'autre plus récente, le respect des droits de l'homme - ont été intégrées à la Charte de l'ONU. Mais leur coexistence n'a pas toujours été facile; les deux principes se sont plus souvent opposés l'un à l'autre que complétés. Cet article soutient un concept moderne de souveraineté avec le devoir de protéger les droits de l'homme.
Photo ONU
Pendant des siècles, le principe de souveraineté a été dominant et inconditionnel en matière de droit international. Les États ont étouffé toute tentative de limiter ou même de mettre en cause le caractère absolu de leur pouvoir souverain. Le Traité de Versailles de 1919 est un exemple : il a établi une Commission d'enquête chargée d'identifier les auteurs de crimes de guerre, comme l'empereur d'Allemagne Guillaume II, et a recommandé la création d'un tribunal international. Or, les États victorieux s'y sont opposés, estimant que le procès d'un chef d'État par une cour internationale était « une pratique sans précédent en droit national et international, contraire au concept de souveraineté nationale1 ». Ils craignaient que ce précédent puisse un jour se retourner contre eux. De même, les tentatives de poursuites contre les autorités responsables du génocide des Arméniens en 1915 ont échoué pour des raisons politiques. Hitler n'a-t-il pas annoncé son plan de génocide contre les juifs et les slaves en disant : « Qui se souvient aujourd'hui des Arméniens ?2 » L'impunité pour les crimes contre l'humanité commis pendant la Première Guerre mondiale a ouvert la voie à ceux encore plus horribles perpétrés durant la Deuxième Guerre mondiale.

En 1945, cette leçon a été tirée. Des tribunaux militaires internationaux ont été créés pour juger et punir les hauts dignitaires nazis. À Nuremberg, les avocats de la défense ont alors fait valoir que le droit international concernait exclusivement les actions des États souverains, et non pas des personnes, et que les accusés n'avaient donc pas à répondre des crimes internationaux. Les juges, cependant, ont rejeté cet argument. Dans une décision historique allant à l'encontre du modèle stato-centrique traditionnel, les individus ont été tenus directement responsables en vertu du droit pénal international. Mais s'ils sont liés au droit international et peuvent être jugés par un tribunal international, ils peuvent alors être également protégés par ce droit. L'idée de la responsabilité internationale des personnes va de pair avec un mouvement international en faveur des droits de l'homme3. La reconnaissance des personnes comme sujets soumis à des devoirs internationaux a donc conduit à leur reconnaissance en tant que bénéficiaires de ces droits. L'individualisation de la responsabilité pour les crimes de guerre a eu lieu parallèlement à la reconnaissance d'un statut de défense des victimes.

La Deuxième Guerre mondiale a donné naissance à deux documents importants : la Charte de l'ONU, dont l'un des objectifs est de « promouvoir et d'encourager le respect des droits de l'homme et les libertés fondamentales de tous sans aucune distinction », et la Charte de Nuremberg qui a soulevé sans équivoque la question de la responsabilité individuelle pour les crimes de guerre et les crimes contre l'humanité. Ce double principe des devoirs en droit international et d'individualisation des droits a été rapidement codifié : la Convention sur le génocide, les Conventions de Genève et leurs protocoles additionnels et la Déclaration universelle des droits de l'homme suivie de deux Pactes des Nations Unies, l'un sur les droits civils et politiques, et l'autre sur les droits économiques, sociaux et culturels. Malheureusement, leur mise en ouvre a été longue.

Dans ses décisions, le Conseil de sécurité de l'ONU, la plus haute autorité internationale habilitée à définir les menaces à la paix et à adopter les mesures coercitives, a pris en compte les droits de l'homme. Mais ce processus s'est développé lentement. Durant des décennies, le Conseil a obtenu un consensus et appliqué des sanctions seulement à quelques occasions. En 1950, il a autorisé les États à intervenir et à restaurer la souveraineté de la République de Corée. En 1960, il a adopté des mesures coercitives pour préserver la souveraineté de la République du Congo contre le mouvement de sécession, appliquant son autorité à un conflit armé non international. Usant de ses pouvoirs tout aussi bien en matière de défense de la souveraineté des États que de défense des droits de l'homme, le Conseil a condamné les régimes racistes en Rhodésie du Sud (Zimbabwe) et en Afrique du Sud et imposé des sanctions contre ceux-ci. Mais, dans d'autres nombreux cas, il a manqué de volonté politique ou a fait face à un veto, permettant à des régimes meurtriers comme ceux dirigés par Pol Pot au Cambodge et par Idi Amin en Ouganda de bénéficier de l'impunité.

Avec la fin de la guerre froide, le rôle des Nations Unies a été renforcé4. De nombreuses situations comprenant des violations systématiques des droits de l'homme - en ex-Yougoslavie, en Somalie, au Liberia, en Haïti, au Rwanda, au Timor-Leste, en Sierra Leone et récemment au Soudan - ont été qualifiées par le Conseil de menaces à la paix pouvant justifiées une intervention. Dans trois cas, au Kosovo, en Afghanistan et en Irak, les coalitions, motivées pour des raisons diverses et non autorisées par le Conseil, ont entrepris une intervention militaire dans les États souverains. Quels que soient la légitimité et le succès de ces interventions, elles ont une chose en commun : elles ont permis, tôt ou tard, de renverser des gouvernements qui violaient gravement les droits de l'homme fondamentaux.

Cette série de précédents a conduit à redéfinir le concept de souveraineté qui ne s'oppose plus au concept des droits de l'homme mais l'intègre. Un État ne peut prétendre à la souveraineté absolue sans démontrer la volonté de protéger les droits de son peuple. Comme l'a écrit Stanley Hoffmann : « L'État qui revendique sa souveraineté ne mérite le respect que s'il protège les droits de base de ses citoyens. Ses droits émanent des droits des citoyens. Lorsqu'il les viole, ce que Walzer appelle "la présomption de consentement" entre le gouvernement et les gouvernés disparaît et le droit de l'État à la souveraineté disparaît en même temps5». Lorsque les gouvernements ne réussissent pas à protéger les droits de l'homme, lorsqu'ils adoptent sciemment des politiques qui donnent lieu à des crimes contre l'humanité ou à des violations massives des droits de l'homme, la communauté internationale doit intervenir et a le devoir de protéger les personnes en danger dans un autre pays. Ce type d'intervention ne nie pas le principe de souveraineté; la souveraineté ne signifie plus exercer un contrôle absolu sur un pays mais signifie assumer ses responsabilités de gouverner en respectant un certain nombre de principes. La souveraineté des États n'est plus fondée sur le droit à gouverner des gouvernements, des rois, des cheiks ou des présidents; elle dépend de leurs devoirs par rapport aux droits de l'homme. La souveraineté de l'État signifie la souveraineté du peuple, pas des dirigeants.

Photo ONU
La réalisation que les droits de l'homme sont aussi importants que l'intégrité territoriale confère aux États une responsabilité double : respecter la souveraineté des autres États et respecter la dignité et le bien-être de ses citoyens. Ces deux attitudes sont liées entre elles; la reconnaissance et le respect des autres États dépend du respect de l'État envers ses propres citoyens. La Convention de Montevideo de 1933 sur les droits et les devoirs des États a défini l'État comme une personne de droit international qui doit remplir les conditions suivantes : (a) une population permanente; (b) un territoire défini; (c) un gouvernement et (d) la capacité d'entrer en relation avec les autres États. Aujourd'hui, on peut compléter cette définition avec une condition supplémentaire - l'État est reconnu internationalement sur sa capacité à protéger les droits des personnes vivant sur son territoire.

La redéfinition de la souveraineté pour inclure le devoir de protéger les droits de l'homme s'est faite parallèlement à la reconnaissance et à la codification de la responsabilité individuelle pour les crimes internationaux. Parallèlement au respect des droits de l'homme, les États ont le devoir de mener des enquêtes, d'engager des poursuites et d'extrader les auteurs de crimes. S'ils ne le font pas, sont dans l'incapacité de le faire ou se refusent à le faire, les autres États et autres tribunaux internationaux peuvent le faire à leur place. En septembre 1998, l'ancien Président chilien, Augusto Pinochet, a été arrêté à Londres suite à une demande d'extradition de l'Espagne pour répondre de meurtres, de disparitions de personnes et de tortures commises pendant son mandat. En janvier 2000, Hissene Habre, ancien Président tchadien, a été inculpé par le procureur général du Sénégal pour des délits similaires. En mai 1999, le Bureau du procureur du Tribunal pénal international pour l'ex-Yougoslavie a inculpé Slobodan Milosevic, alors président de la Yougoslavie.

En avril 2000, un Tribunal de première instance belge a lancé un mandat d'arrêt à l'encontre de Abdoulaye Y. Ndombasi, alors ministre des Affaires étrangères de la République démocratique du Congo. Toutes ces initiatives ont été menées en application du principe de juridiction universelle stipulant que certains crimes internationaux peuvent donner lieu à des poursuites quel que soit le pays et faire l'objet d'un procès équitable, fondé seulement sur la nature du crime, sans considération de la juridiction territoriale ou personnelle. Malheureusement, dans l'affaire le Congo contre la Belgique, la CIJ a jugé que le mandat d'arrêt lancé contre Ndombasi n'avait pas respecté l'immunité de juridiction pénale et l'inviolabilité dont jouissait le ministre des Affaires étrangères en exercice, en vertu du droit international. Je ne pense pas que cette décision soit une « sentence de mort » pour le principe de juridiction universelle. Il s'agit plus d'une immunité procédurale. Ce n'était pas tant le principe qui était en jeu mais le fait que le mandat d'arrêt a été émis alors que Ndombasi assumait encore ses fonctions de ministre.

En février 2001, le gouvernement mexicain a décidé d'extrader l'ancien officier de marine argentin, Ricardo Cavallo, pour répondre des crimes de génocide, des actes de torture et de terrorisme en Espagne. C'était la première fois qu'une personne accusée de crimes commis dans un pays a été arrêtée dans un deuxième pays et extradé vers un troisième. En extradant Cavallo, le Mexique a effectivement reconnu qu'un autre pays (l'Espagne) pouvait exercer une juridiction universelle.

Le développement des principes de juridiction universelle et la création parallèle de cours pénales internationales est la concrétisation d'une mondialisation de la justice caractérisée par une synchronisation des principes légaux, de la juridiction légale, de l'ampleur et des éléments des crimes, des procédures, etc., où les coupables peuvent être jugés par différents tribunaux - internationaux, nationaux ou étrangers - mais bénéficient des mêmes normes de procès équitable. Dans les pays déchirés par les guerres civiles, tels que la Sierra Leone, le Timor-Leste, le Cambodge et Haïti, les cours de justice nationales ont été coparrainées par les Nations Unies afin de leur conférer une plus grande légitimité, leur assurer des garanties et un soutien judiciaire. Il est encourageant de voir que les poursuites pénales engagées pour juger les crimes passés sont considérées dans de nombreux pays comme un élément nécessaire à la paix. D'un autre côté, dans les situations où les crimes contre l'humanité n'ont pas donné lieu à des poursuites, les chances de trouver une solution pacifique semblent minces.

Pour conclure, la souveraineté des États n'est plus le simple droit d'exercer le pouvoir sur un territoire défini. Il s'agit plutôt d'un engagement à gouverner d'une manière acceptable. Le droit international, bien qu'encore stato-centrique dans ses principaux postulats, devient plus souple lorsqu'il s'agit d'une intervention transfrontalière pour protéger les droits de l'homme et poursuivre les auteurs de délits dans un pays étranger.
Notes
1.Lyal Sunga, Individual Responsibility in International Law for Serious Human Rights Violations (1992), p. 23.
2.Citation de M. Cherif Bassiouni, Combating Impunity for International Crimes, University of Colorado Law Review, Vol. 71, Issue 2, p. 414.
3.Ramesh Thakur et Peter Malcontent, eds., From Sovereign Impunity to International Accountability: The Search for Justice in a World of States (Tokyo: presse de l'université des Nations Unies, 2004).
4.Ramesh Thakur (ed), Past Imperfect, Future Uncertain: The United Nations at Fifty, New York, St. Martin's, 1998
5.S. Hoffmann The politics and ethics of military intervention, Survival, 37:4, 1995-96, p.35.
Biographie
Vesselin Popovski est entré à l'ONU après avoir travaillé à Moscou pour le projet TACIS de l'Union européenne, « La protection légale des droits individuels en Russie ». Auparavant, il a été maître de conférence à l'université d'Exeter, au Royaume-Uni. Ancien diplomate, il a été premier secrétaire à l'ambassade de Bulgarie à Londres de 1991 à 1996, et chargé de recherche dans le programme Forum universitaire de l'OTAN de 1996 à 1998.
Page d'accueil | Dans ce numéro | Archives | Anglais | Contactez-nous | Abonnez-vous | Liens
Copyright © Nations Unies
Retour  Haut