Chronique ONU
La ville divisée : la pauvreté de l'information dans les bidonvilles de Nairobi
Par Rasna Warah

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L'article
« Je suis né dans un bidonville, je vis dans un bidonville, je mourrai probablement dans un bidonville et s'il y a un bidonville au paradis, il y a de fortes de chances que j'y sois aussi. »
Le bidonville de Mathare à Nairobi. Photo/Rasna Warah
Ces propos sont ceux d'un membre du public invité à un forum organisé par Kituo cha Seria et la Commission des droits de l'homme du Kenya afin de discuter les moyens dont disposent les pauvres pour avoir accès à la justice au Kenya. Pour ma part, j'ai assisté à ce forum parce que l'accès aux droits de l'homme est de plus en plus lié à l'accès à l'information et que ce lien parmi les pauvres urbains qui vivent à Nairobi est le sujet de mon mémoire de troisième cycle.

Durant les dernières années, de plus en plus d'organismes de développement ont reconnu que le savoir et l'information pouvaient atténuer les risques liés à l'environnement et améliorer les moyens d'existence des pauvres. Ne connaissant pas leurs droits, les services auxquels ils peuvent avoir accès, les projets dans leur zone d'habitation ou les options qui leur sont offertes pour s'attaquer à certains problèmes, les pauvres sont désavantagés et plus vulnérables. Par exemple, une étude menée en Inde a montré une corrélation importante entre l'accès aux journaux et la capacité d'éviter les inondations ou les sécheresses.

L'internet suscite également un changement sur la manière d'envisager le développement international. À l'ère de l'internet, nombre de gouvernements, de donateurs et d'organisations multilatérales modifient leurs politiques, ce qui a engendré une « informatisation » des initiatives de développement.

Les technologies de l'information et de la communication (TIC) sont considérées comme la clé du développement économique et les outils de l'autonomisation politique qui peuvent transcender la fracture traditionnelle Nord-Sud, riches-pauvres.

Cependant, les organismes de développement en sont venus à se demander si l'importance des TIC et de l'internet, en particulier, n'est pas exagérée. Le débat est centré sur la priorité des besoins : dans quelle mesure l'internet est-il important dans un environnement sans eau potable ou sans lignes de téléphone ? Qu'est-ce qui est le plus utile pour un hôpital : un ordinateur gratuit ou des médicaments gratuits ? Certaines organisations sont sceptiques sur la priorité donnée à l'accès de l'internet dans un environnement où l'accès à l'infrastructure de base est un problème vital.

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La vraie question, cependant, est de savoir si l'accès aux TIC peut être une arme contre la pauvreté. Cela se discute, mais l'évidence montre que lorsque des TIC sont installées dans un environnement viable, et qu'elles sont adaptées aux besoins de ceux qui les utilisent, elles peuvent améliorer les moyens d'existence.

Au Bangladesh, par exemple, GrameenPhone Ltd. a permis à des milliers de femmes rurales pauvres de gagner leur vie et a étendu le réseau de téléphonie mobile dans les parties les plus reculées du pays. À Rio de Janeiro, au Brésil, Viva Favela, un site consacré exclusivement aux intérêts des habitants de taudis financé par des donateurs et le secteur privé, a permis à des centaines de jeunes pauvres de trouver un emploi et d'accéder aux informations de santé les plus récentes.

Grâce à leur capacité à éliminer les barrières géographiques, sociales, économiques et culturelles, les TIC peuvent permettre de surmonter les inégalités dans la société et devenir un catalyseur du développement. Pour Sam Pitroda, un technologue visionnaire indien, les TIC sont « le meilleur outil de démocratisation jamais inventé ».

Alors que les technologies de l'information peuvent éliminer les barrières sociales, économiques et politiques et créer des sociétés plus égalitaires, elles peuvent également renforcer les divisions politiques, économiques et sociales. La « fracture numérique » (entre ceux qui ont accès aux technologies de l'information et ceux qui ne l'ont pas) se creuse de plus en plus, engendrant ce que Manuel Castelles appelle « le Quatrième monde » - où d'importantes parties de la population, concentrées principalement en Afrique, en Asie et en Amérique latine, restent exclues de la nouvelle révolution des TIC et continuent d'être les victimes passives des forces globales au lieu d'être des participants actifs ou des acteurs clés.

« Si l'accès à l'information et à la communication peut promouvoir le développement, il est alors important de savoir comment les pauvres obtiennent l'information et quelles voies de communications ils peuvent utiliser. »

Dans de nombreuses villes, les pauvres urbains sont confrontés à une autre forme d'exclusion sociale. Les barrières linguistiques, éducatives et l'absence d'infrastructure sont des facteurs qui maintiennent les pauvres vivant dans les villes comme Nairobi à l'écart de la révolution de l'information. Puisque la connectivité et la capacité à accéder à l'information seront un moyen déterminant pour accéder à la richesse et au pouvoir, les pauvres urbains risqueront d'être encore plus marginalisés. Leur pauvreté ne sera pas uniquement évaluée en fonction de leurs revenus ou de leurs biens mais aussi en fonction de leur capacité à créer, à traiter, à recevoir et à transmettre l'information ou en fonction de ce que j'appelle leur niveau de « pauvreté de l'information ».

Si l'accès à l'information et à la communication peut promouvoir le développement, il est alors important de savoir comment les pauvres obtiennent l'information et quelles voies de communications ils peuvent utiliser. Pendant ma recherche, j'ai constaté que, contrairement à une idée reçue, les pauvres urbains vivant à Nairobi ne sont pas aussi mal informés ou analphabètes qu'on ne voudrait le croire. Environ 96 % des habitants de taudis que j'ai interrogés ont dit écouter la radio pour s'informer. Même si la radio est la principale source de nouvelles et d'information parmi les habitants de taudis de la ville, 75 % des personnes interrogées lisent régulièrement les journaux et 50 % regardent régulièrement la télévision. Si peu d'habitants de taudis achètent les journaux, ils y ont accès sur leur lieu de travail.

De même, alors que peu possèdent un téléviseur, ils regardent les programmes dans les bars, dans les centres communautaires ou dans les commissariats de police (qui servent de centres communautaires dans certaines régions) ou dans la salle de télévision ou de vidéo du bidonville, où les résidents paient une somme modique par heure (une moyenne de 0,25 dollar) pour regarder des émissions ou des films. Une personne interrogée, habitant près d'un hôpital, regarde la télévision dans la salle d'attente des urgences, ouverte 24 heures sur 24.

En revanche, en ce qui concerne les moyens d'existence tels que le logement, le rôle des médias traditionnels (radio, télévision et journaux) est moindre, même si un tiers des personnes interrogées dépendent de cette source d'information. Pour le logement, les réseaux sociaux (famille, amis, voisins, communauté et membres de l'Église) sont plus importants.

J'ai également constaté que les institutions gouvernementales ne sont pas la principale source d'information en matière de logement et de questions relatives aux moyens d'existence; pour obtenir les informations nécessaires, les pauvres doivent souvent avoir recours à des organisations non gouvernementales (ONG), qui assument le rôle d'intermédiaire de l'information, ou aux services sociaux. Les gouvernements centraux et locaux ont joué un rôle important dans la communication d'informations aux habitants de taudis, même s'ils obtiennent les informations de la radio et des stations de télévision publique. En fait, le gouvernement est souvent considéré comme une source de désinformation, ce qui peut être une cause de soupçons et de conflits. Les récentes initiatives d'amélioration des taudis dans la ville sont un exemple typique. Souvent, les autorités n'informent par les résidents des projets d'assainissement dans leur zone d'habitation, ce qui donne lieu à des actes de violence, à des protestations et même à des émeutes qui se soldent par des morts. Odindo Opiata, un avocat travaillant avec Kito cha Sheria, m'a dit que le manque d'information entre les autorités et les habitants des taudis dans les villes du Kenya risquait de marginaliser davantage les résidents et de créer davantage de problèmes.

L'accès à l'internet est limité dans les bidonvilles de Nairobi. Ceux qui y ont accès peuvent le faire grâce à leur travail, principalement avec les ONG et les organismes d'éducation. Cela montre que les organisations qui travaillent dans les communautés pauvres peuvent promouvoir l'accès à l'internet au sein de celles-ci.

Une analyse linguistique parmi ces habitants de taudis a fourni quelques indications sur la manière dont ils se voient. À Nairobi, pour désigner l'endroit où ils vivent, ils utilisent le mot kiswahili « kijiji », qui veut dire village. Il ne disent jamais qu'ils vivent à Nairobi, mais indiquent le bidonville, même s'il est situé dans une circonscription reconnue par les autorités publiques.

Par exemple, même si les résidents de Kibera se trouvent dans la circonscription de Langata, à Nairobi, ils ne disent jamais qu'ils vivent à Langata. Cela peut signifier deux choses : les habitants de taudis considèrent que les conditions de vie dans les bidonvilles sont semblables à celles qui existent dans un village et ne voient pas de différences entre les conditions de vie difficiles dans lesquelles ils vivent et celles qu'ils ont connues dans les campagnes, ou bien ils ne se considèrent pas des citoyens de la ville car ils sont exclus des services de base propres à la vie urbaine. Pour eux, ils vivent « en dehors » de la ville, c'est-à-dire dans un village. La désignation de villageois leur rappelle qu'ils ne sont pas des habitants de taudis urbains. C'est ironique quand on sait que 1,8 million d'habitants de bidonvilles à Nairobi constituent la majorité (60 %) de la population.

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Les conclusions de ma recherche indiquent que le capital social joue un rôle essentiel pour déterminer qui est informé dans les bidonvilles et qui ne l'est pas, en particulier concernant les moyens d'existence. Même si la fiabilité de l'information peut être contestée, il ne fait aucun doute que cette forme de capital joue un rôle important dans la vie et les moyens d'existence des pauvres. Les habitants de bidonvilles qui travaillent avec les ONG et qui y sont liés ont plus de chances d'avoir accès aux TIC et à les utiliser pour améliorer leur vie et celle de leur communauté.

Dans la plupart des bidonvilles informels, il existe une multitude d'associations et de réseaux sur lesquels les pauvres urbains peuvent compter pour obtenir des informations, qui peuvent être mobilisés pour aider les communautés à avoir accès aux terrains, à lutter contre une expulsion, à s'approvisionner en eau, à gérer l'épargne et le crédit ou à collecter des fonds pour la conception d'un projet. Ces associations peuvent être formelles, informelles, fondées sur la religion ou sur l'ethnie ou se manifester par le biais des liens de parenté, des organisations religieuses, des fédérations basées en ville, des ONG et même des partis politiques. Ces réseaux permettent de combler le manque d'information et de communication entre les habitants des bidonvilles et les autorités, et sont souvent un indicateur du niveau de pauvreté et de privation dans une circonscription. Les communautés qui possèdent des liens sociaux forts tendent à être mieux informées que celles qui n'en ont pas ou dont les liens sont rompus.

Les résultats de ma recherche ont montré que les bidonvilles, la manifestation la plus évidente de la pauvreté urbaine, pouvaient promouvoir l'inclusion numérique. La concentration de personnes qui vivent dans les bidonvilles et ont accès à l'infrastructure, telles que l'électricité et les lignes téléphoniques, en font une cible idéale pour les initiatives de développement des TIC. Non seulement les interventions toucheront un grand nombre de personnes mais elles auront aussi un effet multiplicateur. Les TIC peuvent être un outil puissant lorsqu'elles sont mises en ouvre dans le cadre de programmes de développement plus vastes, et non de manière isolée.

Les initiatives d'amélioration des taudis offrent un point d'entrée unique pour l'amélioration du développement général des communautés qui vivent dans les taudis, y compris l'accès aux TIC. Cela peut sembler un luxe dans un environnement où l'accès aux services de base comme l'eau et l'électricité continue d'être problématique. C'est d'ailleurs pourquoi la plupart des initiatives d'assainissement visent davantage l'amélioration des conditions physiques, l'approvisionnement en eau et l'assainissement que la mise en place de systèmes de télécommunications dans les bidonvilles. Une telle approche manque cependant de vision et risque de renforcer la marginalisation. Fournir une infrastructure de télécommunications dans les taudis doit donc faire partie des programmes d'assainissement.

Les organisations non gouvernementales et la société civile sont souvent un lien vital entre les pauvres urbains et les personnes influentes ou qui ont un pouvoir ou des ressources. Leur rôle catalyseur en tant qu'infomédiaires en font des défenseurs et des acteurs idéaux pour le développement des TIC. Il est donc important de donner plus de moyens à ces organisations, de les encourager à combler le manque d'information entre les pauvres urbains et les autorités et à introduire les TIC dans leurs propres programmes de développement pour rendre les pauvres autonomes.

Les gouvernements national et local doivent encourager les institutions et les organisations à intégrer les TIC dans les projets de développement et à leur donner la priorité, conformément à l'ordre du jour du Nouveau Partenariat pour le développement de l'Afrique. En plus des investissements publics dans l'éducation et la formation pour la recherche et le développement des TIC, le gouvernement doit éliminer les barrières pour promouvoir les télécommunications afin d'éviter une plus grande marginalisation dans une économie qui se mondialise et de ne pas être condamné à ce que Castells appelle un « âge urbain sombre ».
Biographie
Rasna Warah est une journaliste qui vit à Nairobi, au Kenya, où pendant des années elle a été rédactrice en chef à Habitat Debate, le magazine du Programme des Nations Unies pour les établissements humains (ONU-Habitat). Elle vient de terminer sa maîtrise intitulée La ville divisée : la pauvreté de l'information dans les bidonvilles de Nairobi à la School of Arts and Communication de Malmo University. Cet article est basé en partie sur ses travaux de recherche.
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