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L'éducation de base
L'alphabétisation : une perspective multilingue
Par Lachman M. Khubchandani

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L'article

Dans la tradition indienne, la culture orale comme la culture écrite ont joué un rôle vital. L'alphabétisation n'est pas une question de tout ou rien. L'héritage indien rejette la suprématie d'une culture sur une autre, mais la société contemporaine a succombé à ce que Jorge L. Borges appelle " le culte du livre ". De nos jours, l'expression écrite, non l'expression orale, est considérée par la plupart des personnes instruites comme une base essentielle et, en fait, comme une nécessité. Néanmoins, " les nécessités ne sont pas toujours bonnes en soi : en dehors de leur contexte, les jambes en bois, par exemple, profitent seulement aux " hommes qui ont déjà perdu une jambe "1.

Selon les sociétés et les époques, les méthodes d'alphabétisation ont varié. Dans les sociétés traditionnelles des pays de l'Est et de l'Ouest, le texte écrit a été en grande partie conçu comme support à la performance orale. Dans la tradition indienne, les Védas et la littérature sanskrite ont été transmis de génération en génération par voie orale. Les fêtes, qui étaient l'occasion de montrer ses compétences (par la récitation des mantras et par celle du texte intégral avec variations, etc.), ont été des lieux où se sont transmises les traditions orales depuis les temps reculés.

En règle générale, les pays développés ont pris l'engagement de lancer des programmes d'éradication de l'illétrisme pour que les populations puissent jouer un rôle actif dans les changements sociaux et culturels. Sous l'influence de la pensée radicale moderne, le contenu des cours a changé pour tenir davantage compte des besoins des élèves et de leur environnement et les méthodes et les manuels d'enseignement et d'apprentissage ont été diversifiées. L'accent est davantage mis sur l'apprentissage que sur l'enseignement ou l'exploitation des langues de la population.

Nombreux sont les experts de l'éducation moderne qui acceptent, sans aucune critique, les théories occidentales sur l'éducation du début du XXe siècle, et considèrent que l'enseignement des enfants doit se faire dans leur langue maternelle (rapport de l'UNESCO)2. Ces affirmations ne tiennent pas compte de la pluralité de la société indienne qui révèle les ambiguïtés apparentes dans la définition du concept de la langue maternelle. Dans les domaines de la linguistique et de l'éducation, les termes de langue maternelle et de langue natale sont souvent utilisés sans distinction. La langue natale peut être définie comme " le premier moyen d'expression acquis pendant l'enfance, par lequel l'enfant se socialise - elle est l'expression d'une identité ", la langue maternelle étant principalement "inscrite sous le signe d'une fidélité à une tradition particulière, et est l'expression d'une culture "3.

Dans le contexte actuel de l'Asie du Sud, les experts en éducation se sont engagés à assurer l'éducation pour tous sans remettre sérieusement en question le cadre élitiste hérité de la période coloniale. En raison de la population multilingue et du régime politique fédéral, les langues choisies, le contenu des cours, la durée et la nomenclature de l'enseignement, varient considérablement selon les États.

L'idéologie des langues à l'école est liée à celle de l'éducation dans la société. La politisation de la question des langues en Inde pendant sa lutte pour l'indépendance a dominé le débat, reléguant au second plan les questions idéologiques concernant le contenu de l'enseignement. L'utilisation de la langue vernaculaire revendiquée par l'élite du pays tels que Gokhale, Tagore, Gandhi et d'autres au début du XXe siècle, a été associée à la renaissance culturelle et nationale et, plus tard, au développement de la démocratie promouvant l'égalité d'opportunités par le biais de l'éducation.

Les éducateurs ont été nombreux à dire que le système scolaire actuel en Inde était trop centralisé, dominé par une élite et trop orienté sur les villes. Le nouveau programme culturel et la nouvelle pédagogie doivent prendre en considération les points de vue et les modes de vie des communautés auxquelles appartiennent les élèves et adapter les contenus à leurs besoins et à leurs aspirations. Dans le domaine de l'éducation, on attribue souvent le désavantage des enfants ruraux et pauvres au fait qu'ils grandissent dans un environnement linguistique pauvre pendant les années préscolaires et après. Les langues rurales " non standard " sont considérées comme " incorrectes " du point de vue grammatical, " déficientes " en matière de concepts et " défavorisées " sur le plan sociologique.

La Constitution de l'Inde donne aux États la liberté de choisir une ou plusieurs langues officielles. Elle permet également aux groupes de minorités linguistiques de recevoir un enseignement dans leur langue maternelle et prévoit la création d'institutions de leur choix à cette fin. En conséquence, l'importance accordée aux différentes langues dans les programmes scolaires, la structure des programmes de langues et la sélection des manuels scolaires varient inévitablement selon les régions.

Depuis 1980, la place de l'éducation est sur la liste concurrente de la Constitution, permettant à la fois aux gouvernements de l'Union et à ceux des États d'élaborer les lois sur les politiques de l'éducation. Cette clause habilite le gouvernement de l'Union à promouvoir des politiques nationales en cherchant à promouvoir la coopération entre les États, en coordonnant les établissements d'éducation supérieure et de recherche, ainsi que la formation professionnelle et la formation technique, en cherchant le soutien des élites et en proposant des incitations de ressources disponibles pour la mise en place de programmes spécifiques.

Au milieu des controverses concernant le rôle des différentes langues dans l'éducation, un large consensus a été atteint dans les années 60 pour l'adoption de trois langues, ce qui fournissait la base d'une politique établissant un minimum obligatoire de langues dans l'éducation scolaire. Pour une nation comme l'Inde, où aucune langue ne pourvoit à tous les besoins d'un citoyen instruit, les langues panindiennes comme le hindi et, dans les années à venir, l'anglais, jouent un rôle fonctionnel important dans la vie de la nation.
Photo ONU

Dans les sociétés multilingues, les revendications linguistiques et la fonction réelle d'une langue peuvent diverger. Un écart important existe entre les politiques linguistiques et la réalité en classe. Dans un grand nombre d'établissements, il n'est pas inhabituel que l'enseignant et les élèves communiquent dans une langue, que les cours soient donnés dans une deuxième langue, les manuels rédigés dans une troisième langue et les réponses dans une quatrième. L'héritage culturel multilingue transmet des valeurs importantes d'interaction d'une génération à l'autre : les façons d'interpréter les faits, de partager les expériences et de penser, connues collectivement comme l'" ethos de la communication "3. Ces communautés multilingues tendent à organiser leurs répertoires au travers de modèles diglossiques, du multilinguisme dans les communautés locales - à distinguer du bilinguisme savant ou du trilinguisme acquis par un apprentissage consciencieux - et d'autres processus de langues de contact. Cela donne lieu à des changements de codes linguistiques, des phénomènes de pidginisation et d'hydridation de deux langues de contact ou plus.

L'hétérogénéité des modèles de communication dans de nombreuses régions du sous-continent, l'utilisation inégale de différentes langues dans l'enseignement, le recours à une version élaborée de la langue maternelle dans les situations formelles, le manque de personnel maîtrisant la langue dans laquelle sont rédigés les manuels scolaires et le passage à une autre langue à différents niveaux de l'enseignement sans une préparation adéquate sont quelques-unes des difficultés auxquelles font face les élèves qui suivent des cours dans leur langue maternelle. Ceci a conduit à réexaminer la suprématie de la langue maternelle dans l'enseignement scolaire.

Dans plusieurs régions de l'Asie du Sud, les divers processus de socialisation déterminent les caractéristiques d'une couche linguistique - langue locale, variétés sous-régionales, variétés sub-régionales, lingua franca, langue savante - les associant à une variété d'interactions : groupe étroit'inter-groupe'mobilité'communication de masse'contact urbain'format (modèle de prestige). Dans les environnements hétérogènes, un enfant acquiert une langue au travers des expériences de la vie quotidienne, où le comportement linguistique est guidé par diverses pressions implicites fondées sur l'appartenance à un groupe étroit, régional, sous-régional et extérieur. Un enfant n'apprend pas sa langue dans des livres de grammaire mais au travers des comportements des adultes et de ses pairs. De nos jours, de nombreux programmes scolaires sont destinés à faciliter l'ampleur de la communication en mettant en avant les valeurs de socialisation dominantes d'une communauté.

Sur toile de fond d'une politique préconisant l'utilisation de plusieurs langues après l'indépendance, de nombreuses langues nouvellement introduites (principalement des populations tribales et d'autres minorités) sont enseignées à l'école primaire. Un grand nombre d'États ont introduit une éducation bilingue où un dialecte est utilisé conjointement à l'anglais, l'hindi ou les langues régionales, comme premières langues. Au niveau supérieur, l'anglais continue de dominer comme langue développée, et l'hindi et les langues régionales comme langues émergentes.

Les types de langues varient. Bien que de nombreux États préfèrent promouvoir l'usage " exclusif " des langues régionales comme langue d'instruction, en pratique, de nombreux élèves changent de langue à un stade ou à un autre, selon le contexte, le domaine et la voie choisis. Langues passives et actives : les élèves suivent les cours dans une langue et rédigent les réponses dans une autre.

Langues formelles et informelles : l'enseignement formel dans une salle de classe est donné dans une langue, mais les explications informelles sont fournies dans une autre.

Langues à différents niveaux : l'enseignement primaire débute dans la langue maternelle comme langue " préparatoire " mais lorsque les élèves atteignent un niveau plus élevé, ils ont recours à une langue plus " instruite ".

Dans plusieurs environnement plurilingues, les programmes d'alphabétisation sont organisés autour d'une langue de contact. Par exemple, dans la vallée du Cachemire, ces programmes sont en ourdou, dans l'Arunachal Pradesh en hindi et parmi les communautés tribales dans les langues régionales respectives, telugu, oriya, bengali, marthi, hindi, etc. Dans un environnement linguistique aussi diversifié, les programmes scolaires doivent viser à faciliter la communication en ayant recours aux valeurs de socialisation dominantes d'une communauté comprenant une langue natale, une langue natale " associée " - une seconde langue - et lorsque cela est nécessaire une langue étrangère.

Au cours des dernières années, bon nombre d'institutions politiques et académiques ont apporté leur appui aux revendications visant à utiliser la langue dominante de la région dans le système éducatif ou à mettre au point un système d'éducation bilingue afin de faire face aux demandes socio-économiques de la modernisation rapide. Outre une attitude positive face à la diversité linguistique, l'éducation bilingue et biculturelle nécessite un certain degré de planification, un personnel parlant couramment la langue d'instruction et les langues parlées par les élèves et un haut niveau de compétences pédagogiques. Dans une société plurielle complexe, il est nécessaire d'évaluer la validité de ces suppositions et de définir les différents rôles de la langue maternelle et des autres langues comme langues d'instruction.

Sous l'influence de la pensée radicale moderne, on a été amené à tenir davantage compte des besoins des élèves et de leur environnement et à diversifier les programmes scolaires, les méthodes et le matériel d'enseignement et d'aprentissage. De nombreux établissements multilingues pourvus d'enseignants multilingues continuent de répondre aux besoins des populations diverses dans le pays. Dans un grand nombre d'établissements des minorités, les cours sont donnés dans les langues des minorités et/ou dans les langues panidiennes telles que l'anglais, l'hindi, en fonction des manuels scolaires disponibles, des enseignants et des politiques de conservation des langues dans la communauté.

L'approche locale met l'accent sur la mise en place d'une éducation plus utile, plus productive et plus en relation avec le monde du travail. La sensibilité aux variations linguistiques et la compréhension de l'ethos de la communication dominant dans la société sont sans aucun doute renforcées par le biais de manifestations orales données dans un cadre naturel. À cet égard, une pensée de Gandhi concernant l'" éducation de base " pourrait servir de base à une réflexion. Il mettait l'accent sur l'intégration de l'éducation à l'expérience et celle de l'acquisition d'une langue à la communicabilité, tel qu'il l'avait mis en avant dans son approche de l'hindustani. La participation massive des populations dans la lutte pour l'indépendance a donné une impulsion au mouvement hindoustani/hindi comme l'expression d'une identité nationale (Gandhi, Zakir Hussain). Un réseau de classes pour adultes proposées en rastrabhasa et en charkha, réparti dans de nombreuses régions du pays, a joué un rôle considérable dans la promotion de l'alphabétisation. Le programme du mouvement hindoustani a fourni une base fiable pour répondre aux demandes d'alphabétisation avec un apport financier minimum. Mais de telles initiatives n'ont pas été reconnues comme étant fiables pour fournir une éducation adéquate au sens professionnel.

Mais au niveau opérationnel, on peut constater sans surprise que la machine bureaucratique est incapable de s'écarter de la pensée conventionnelle et commissionne donc ses ressources pour la préparation du matériel en " langues/dialectes régionales ou sous-régionales standard " comme mesure intermédiaire. Dans le cadre de cette initiative, diverses approches de transmission de compétences sont apparues :

  • Les éducateurs conventionnels demandent une stricte conformité à la langue standard dominante dans la région.
  • Les éducateurs libéraux recommandent une approche bidialectale où le dialecte parlé à la maison est graduellement remplacé par la langue standard, partant ainsi d'une variété d'élèves parlant la langue non-standard comme caractéristique intermédiaire, ce qui facilite ensuite le passage à la langue standard.
  • Certains éducateurs préconisent une approche dichotomique en tenant compte de la diversité des langues/dialectes au niveau du parlé tout en insistant sur l'uniformité de la langue standard au niveau de l'écrit, c'est-à-dire l'acquisition des compétences d'alphabétisation.
  • Les personnes qui soutiennent une approche locale de l'universalisation de l'éducation adoptent un modèle d'alphabétisation pluraliste par lequel la variation linguistique est considérée un atout pour la communication. Elle encourage la culture de valeurs positives de la diversité des langues/dialectes dominant dans un groupe ou chez des individus selon la situation, l'identité et les tâches de communication.

Dans ce schéma, l'alphabétisation en langue standard est sans doute promue aux situations économiques et aux tâches de communication. D'un autre côté, les élèves sont éduqués à projeter les attributs négatifs sur les langues non-standard qui dominent dans la société et qui sont souvent maintenus ou même renforcés dans une situation d'apprentissage conventionnelle.

La centralité de la littérature dans l'éducation formelle a été un facteur important de l'écart qui s'est creusé entre les comportements linguistiques des personnes instruites et des autres. Il est indiscutable que la culture écrite, forte d'une vaste littérature et d'une documentation importante, est restée isolée de la tradition orale, qui est fondée sur le milieu culturel riche des sociétés traditionnelles.

À la lumière de ces faits, nous devons chercher comment enseigner les deux niveaux de langue : la langue parlée et la langue écrite. Il est nécessaire d'adopter une approche pragmatique de l'usage linguistique dans l'enseignement et de tenir compte des mécanismes de standardisation des langues dans les sociétés plurielles. Il faut bâtir un nouvel ordre sur les ressources inhérentes à une vaste diversité d'environnements linguistiques qui fournissent un profil caractéristique des communautés segmentées dans le pays.

Notes
1 Coomaraswamy, Anand K. 1946. " The Bugbear of Literacy ". In: Am I My Brother's Keeper? New York : John Day & Co., 1946
2 UNESCO. The Use of Vernacular Languages in Education. Monographs on Fundamental Education. Paris : UNESCO, 1953.
3 Khubchandani, Lachman M. Plural Languages, Plural Cultures: Communication, Identity and Sociopolitical Change in Contemporary India. Honolulu: University of Hawaii Press, 1983.
4 Gandhi, Mohandas Karamchand. " The Present System of Education " (1916). The Problem of education (Collected Works). Ahmedabad : Navajivan, 1962.
5 Hussain, Zakir. Convention on the Cultural Unity of India. Bombay: T. A. Parekh Endowment, 1950.

Lachman M. Khubchandani, linguiste et scientifique social, est consultant auprès du Centre de développement de l'informatique et directeur du Centre d'études de communication, à Pune, en Inde. Il est actuellement coordonnateur du projet de l'UNESCO " Village Inde " et un expert de projets d'éducation bilingue.
M. Khubchandani a contribué à plusieurs publications sur les sociolinguistes, la culture et la communication.
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