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Regard sur les activités d’un Rapporteur spécial

Par Sir Niguel Rodley

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C’est avec des sentiments mitigés que je pense aux neuf années que j’ai passées comme Rapporteur spécial de la Commission des droits de l’homme des Nations Unies sur la question de la torture. Heureusement, le sentiment que j’éprouvais lorsque j’ai donné ma démission au Président de la Commission, le sentiment de culpabilité de n’avoir pas rempli mon mandat, a disparu. Le mandat n’expirait pas avant 2004, mais j’estimais ne pas être en mesure de continuer à assumer la responsabilité du travail qui m’incombait, mon rôle en tant que membre du Comité des droits de l’homme et mes devoirs en tant que professeur de droit. Avec la nomination de Theo Van Boven, l’ancien Directeur de ce qui était alors la Division des droits de l’homme, ma culpabilité a fait place au soulagement, persuadé que le mandat était entre les mains d’une personne dont l’autorité et l’engagement n’étaient plus à démontrer.
Illustration d'une affiche publiée par les Nations Unies pour le 50e anniversaire de la Déclaration des droits de l'homme en 1998. Conçue par José Castineira, elle a été reprise pour la couverture de l'annuaire 1998 des Nations Unies.

Les autres sentiments que j’ai éprouvé sont les sentiments contradictoires de satisfaction, de regret et d’espoir. La première fois que j’ai ressenti un sentiment de satisfaction a été lorsque le mandat m’a été confié en 1993. Directeur du bureau juridique d’Amnesty International de 1984 à 1985, j’étais responsable de la campagne des organisations non gouvernementales (ONG) menée pour mettre en place une procédure sur la torture fondée sur les travaux antérieurs du Groupe de travail de la Commission sur les disparitions forcées ou volontaires et de son Rapporteur spécial sur les exécutions sommaires et arbitraires. J’ai fait part de l’appel de l’organisation lors de sa session de 1985 consacrée à la création de cette fonction; mais penser que je pourrais en être un jour responsable était inconcevable - cette idée ne m’était d’ailleurs jamais venu à l’esprit. Lorsque Peter Kooijmans, le premier détenteur du mandat (actuellement juge à la Cour internationale de justice) a démissionné en 1992 pour occuper les fonctions de Premier ministre des Pays-Bas, à mon grand étonnement, on m’a proposé comme candidat - alors que j’étais professeur de droit à plein temps - et je fus finalement nommé à ce poste.

Bien entendu, mon prédécesseur qui, en tant que Chef de la délégation hollandaise auprès de la Commission en 1985, avait entrepris un effort politique pour assurer l’adoption du mandat, avait déjà fait le plus gros du travail. Pour ma part, la satisfaction reposait sur l’opportunité qui m’était offerte de le consolider et de le développer. Il s’agissait de clarifier certaines questions conceptuelles et de faire des ajustements méthodologiques. Par exemple, au niveau conceptuel, j’ai conservé la position de mon prédécesseur, celle d’intervenir dans les cas où des châtiments corporels étaient infligés au nom de la justice. Au début de mes fonctions, cette responsabilité ayant été contestée par un État comme ne faisant pas partie du mandat, j’ai développé devant la Commission, dans le rapport suivant, ce point en détail en fournissant des justifications doctrinales pour que cet élément fasse partie du mandat. La Commission a soutenu ce point de vue et a maintenu la position.

De manière similaire, suivant une fois encore la ligne prise par mon prédécesseur, j’ai avancé l’idée que lorsqu’un viol était commis par des agents de l’ordre sur des personnes en détention pour les mêmes raisons que celles pratiquées dans d’autres formes de torture, c’est-à-dire pour obtenir une confession ou une information, il constituait une forme de torture. Dans ce cas, la satisfaction reposait sur le fait que ces points de vue étaient pris en compte par les tribunaux internationaux des droits de l’homme, les autres organes de traités des droits de l’homme et les tribunaux pénaux internationaux.

Les exemples de développements méthodologiques que j’ai introduits avec satisfaction incluent l’intégration dans le rapport annuel devant la Commission des droits de l’homme des observations par pays sur les plaintes, issues généralement des ONG, soumises aux gouvernements. Dans ce domaine, j’ai suivi la procédure inaugurée l’année dernière par le Rapporteur spécial sur les exécutions sommaires et arbitraires, Bacre Waly Ndiaye, qui est actuellement le Chef du Bureau de liaison des Droits de l’homme au siège de l’ONU. Tous deux, nous avons dirigé en 1994 la première mission commune en Colombie qui consistait seulement en des procédures spéciales << thématiques >>.

La partie la plus gratifiante et la plus difficile du travail fut, sans doute, de mener des visites sur place qui, à part ma première et ma dernière année exemptes de missions, étaient en moyenne de deux par an. M’appuyant sur le mandat adopté par la réunion annuelle consacrée aux procédures spéciales de la Commission, je disposais des outils - accès à n’importe quel lieu de détention sans préavis, visites non supervisées à toutes les personnes, y compris les détenus et les prisonniers, et accès aux autorités pertinentes - qui me permettaient d’évaluer la réalité et la nature de l’étendue du problème dans les pays que je visitais.

J’avoue, et j’espère que cela n’est pas indigne de ma part, avoir éprouvé une satisfaction particulière lorsqu’il m’est arrivé de détecter la peur dans les yeux des responsables investis de tous les pouvoirs de l’État - de toute évidence, un pouvoir exercé sans pitié - lorsqu’ils se rendaient compte que nous avions découvert, ou que nous étions sur le point de le faire, des personnes qui avaient été traitées de manière brutale et criminelle, ou au moins les instruments qui avaient servi à infliger de tels traitements. En revanche, je n’ai pas besoin de justifier la satisfaction d’apporter des secours médicaux aux personnes que nous trouvions dans des conditions les plus précaires, même apparemment à l’article de la mort.

Cependant, la raison principale de nos visites n’était pas de mettre à jour la réalité sordide; en fait, la réalité était parfois moins dure que le rapport écrit, inévitablement périmé, ne le laissait prévoir. Il s’agissait plutôt d’identifier quels obstacles institutionnels et juridiques contribuaient à perpétrer l’existence de ce phénomène. Car seulement avec ces informations était-il possible de formuler les recommandations et de les proposer au gouvernement qui, ayant émis l’invitation nécessaire pour qu’une visite ait lieu, était censé vouloir éradiquer le problème.

Il est évident que nous tirons une grande satisfaction lorsque le gouvernement en question prend en compte les recommandations. Même lorsque la réaction est moins positive, négative ou même inexistante, les rapports de la mission sont habituellement utiles, notamment aux ONG nationales et internationales, et même à certains secteurs de l’administration, alors qu’ils poursuivent leurs activités pour remédier à la situation après le départ de l’ONU. Les services de conseil et les programmes d’aide technique du Haut Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme sont de plus en plus intégrés aux projets suite aux recommandations des rapports de mission sur les procédures spéciales, une pratique qui, je suis heureux de noter, concernent certaines recommandations de mon rapport.

Mais je ne peux que regretter le fait que le problème de la torture persiste 17 ans après l’adoption du mandat. Cette situation reflète l’absence d’une volonté politique soutenue nécessaire pour éliminer ce problème. Au bout du compte, les gouvernements qui faisaient face à un choix entre la loi et l’ordre public ont choisi le deuxième. C’est particulièrement le cas lorsqu’ils prennent des décisions budgétaires donnant la priorité aux demandes populaires plutôt qu’à la cause impopulaire de défendre les droits des personnes privées de libertés, dont un grand nombre sont des criminels de droit commun soupçonnés ou accusés ou encore des terroristes considérés comme des personnes ne méritant pas la dignité ni le respect inhérents aux êtres humains. Toutefois, les travaux du système des droits de l’homme de l’ONU, parmi lesquels les procédures spéciales de la Commission, servent de contrepoids à la pression politique en réfutant les excuses invoquées pour justifier l’inaction - la nature limitée ou la non-existence du problème, la capacité de la législation ou des institutions existantes, etc. Dans une certaine mesure, même limitée, les travaux du système affecte la réputation des États et des gouvernements.

Le manque de ressources budgétaires attribuées à nos mandats rend la tâche difficile. Les détenteurs de mandat, employés à temps partiel sans aucune rémunération, dépendent en majeure partie du travail et de l’engagement des professionnels du Secrétariat. Ce ne sont que les deux dernières années que j’ai pu confier le mandat à plein temps à une personne - un mandat touchant le monde entier, où le problème existe dans la plupart des régions et dont les grandes quantités d’informations qui parviennent au Secrétariat de l’ONU doivent être traitées. Je pourrais mentionner ici le règlement absurde selon lequel seulement un membre du personnel peut accompagner un rapporteur spécial en mission. Fort heureusement, le règlement, qui risque de menacer le travail des professionnels, n’a pas toujours été appliqué lors de mes dernières missions. Ce qui est clair, c’est que, sans des ressources supplémentaires, des activités de suivi efficaces continueront d’être illusoires. Il sera également difficile d’examiner les questions plus générales méritant une étude - c’est-à-dire le bien-fondé de la torture pour des catégories particulières de victimes - la priorité étant accordée aux procédures de routine, comme la transmission des appels urgents, la communication de plaintes documentées, la création de missions et l’élaboration de rapports sur les missions ainsi que la présentation du rapport annuel devant la Commission et l’Assemblée générale.

Mon dernier regret concerne le nombre de gouvernements à qui j’ai demandé, en vain, qu’ils acceptent que des visites soient menées dans leur pays, conformément au mandat. Si je garde espoir, c’est parce que le mandat existe, qu’il est entre de bonnes mains (le détenteur du mandat et le Secrétariat) et, malgré les contraintes, qu’il permet d’entreprendre des activités et que les résultats sont prometteurs. Pour avoir consacré la plus grande partie de ma carrière aux activités des droits de l’homme, je sais que les progrès se réalisent lentement et par étape. Il existe pourtant des initiatives qui pourraient améliorer le travail, telles qu’encourager les États à émettre une invitation pour que des visites soient effectuées dans leur pays. Cette initiative, comme les développements des droits de l’homme les plus positifs, est le résultat du travail innovateur et soutenu des ONG. Le mandat existe parce qu’elles ont conscience de la nécessité pour l’ONU de tenir ses propres membres responsables de respecter les normes qu’elle a établies. Ce besoin existera toujours. Et, de temps à autre, une preuve occasionnelle confirmera que les mandats apporteront l’aide et même le secours à quelques victimes de la torture. J’ose penser que ce fait à lui seul est une raison d’espérer.


Cet article figurera dans le numéro 1, 2002 de la Chronique ONU qui paraîtra en mars.

Sir Niguel Rodley est Professeur de droit à Essex University (Royaume-Uni), et membre du Comité des droits de l’homme de l’ONU. En 1993, il a été nommé Rapporteur spécial sur la torture à la Commission des droits de l’homme de l’ONU, fonctions qu’il a assumées jusqu’en novembre 2001.


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