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ESSAI
Le commerce alimentaire et les droits alimentaires

Par George Kent

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Dans l’un des derniers numéros de la Chronique ONU, Asbjørn Eide faisait remarquer que l’obligation de protéger le droit à l’alimentation “nécessite que l’État prenne des mesures afin d’assurer que les entreprises ou les particuliers ne privent pas les personnes de l’accès à une alimentation adéquate”. Et si ce phénomène n’était pas dû aux entreprises, aux personnes ou à un acteur spécifique mais à la nature du système social et économique dont les personnes font partie ? Si le système des marchés et non pas des acteurs peu scrupuleux étaient à l’origine du problème ? Et si, non seulement le régime d’échanges commerciaux institué au sein des pays mais aussi la structure des échanges internationaux privaient les personnes de l’accès à une alimentation suffisante ? À qui reviendrait alors la responsabilité d’assurer la réalisation du droit à une alimentation adéquate pour tous ?
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Nombreux sont ceux qui pensent que la mondialisation du commerce international profitera à tous. Cette marée montante devrait mettre à flot tous les bateaux. Mais, comme le suggèrent les détracteurs, il se pourrait plutôt que seuls les yachts prennent le large et que les bateaux qui présentent des fuites et qui sont en mauvais état soient laissés à leur triste sort.

Le système économique mondial, comme les systèmes des pays industriels avancés, est bénéfique pour beaucoup. Toutefois, en même temps, il nuit à certains. Les groupes faibles sont souvent affectés par la structure des échanges, le service de la dette et l’ajustement structurel. Le système économique, qui avantage les forts, désavantage les faibles, les rendant encore plus vulnérables.

Le commerce mondial contribue à agrandir le fossé entre les riches et les pauvres. Entre 1960 et 1989, le taux de croissance économique des pays les plus riches était 2,7 fois supérieur à celui des pays les plus pauvres. En 1989, les nations comprenant les 20 % les plus riches de la population mondiale disposaient de 82,7 % environ du revenu mondial total, alors que les nations comprenant les 20 % les plus pauvres en disposaient seulement de 1,4 % - soit un rapport de 59 à 1. Selon le Rapport 2000/2001 sur le développement mondial publié par la Banque mondiale, “en 1960, le PIB (produit intérieur brut) par habitant des pays les plus riches était 18 fois supérieur à celui des 20 pays les plus pauvres. En 1995, cet écart était multiplié par 37.”

Il suffit d’examiner le commerce alimentaire mondial pour mettre en relief les dilemmes commerciaux. Le commerce international s’effectue en grande partie entre les pays les plus riches du monde, seule une infime partie étant réalisée entre les pays pauvres. En revanche, les échanges entre les pays riches et les pays pauvres sont importants.

Dans ce domaine, le commerce s’effectue à partir des pays pauvres vers les pays riches. Les pays développés importent plus qu’ils n’exportent. Tandis que les pays en développement exportent plus qu’ils n’importent. En somme, les pauvres nourrissent les riches.

Est-ce problématique ? Les défenseurs du commerce international soulignent que les pays pauvres sont rémunérés et qu’ils n’assureraient pas cette production ni n’exporteraient de produits alimentaires si cette activité n’était pas avantageuse pour eux. Leur argumentation est la suivante :

  • La grande partie des produits alimentaires consiste en produits de haute qualité qui présentent peu d’intérêt pour les consommateurs des pays pauvres.
  • La plus grande partie du commerce international est réalisée entre les pays développés. Le flux net des produits alimentaires des pays en développement vers les pays développés est relativement peu important.
  • Les recettes en devises étrangères résultant de l’exportation des produits alimentaires de haute qualité peuvent servir à importer de plus grandes quantités de produits alimentaires à bas prix, avec un gain nutritionnel net plus élevé.
  • Il n’existe aucune preuve que les niveaux de malnutrition soient plus élevés dans les pays orientés vers l’exportation.
  • Pour les pays exportateurs, les exportations de produits alimentaires génèrent des recettes en devises étrangères importantes.
Les détracteurs de ce système soulèvent les points suivants :

  • Les exportations de produits alimentaires peuvent provoquer la diminution de la sécurité alimentaire dans les pays exportateurs pauvres.
  • La production alimentaire orientée vers l’exportation détourne la main-d’œuvre et les capitaux des communautés locales.
  • Alors qu’en théorie, les recettes des exportations pourraient servir à importer des produits alimentaires bon marché destinés à ceux qui sont dans le besoin, ce n’est généralement pas le cas. Les pauvres ne sont pas ceux qui décident comment les recettes en devises étrangères sont dépensées.
  • Les gouvernements centraux favorisent la voie de l’exportation afin d’augmenter les avoirs en devises étrangères et, de ce fait, augmentent leur pouvoir.
  • Les bénéfices commerciaux entre des partenaires n’ayant pas le même poids sont distribués de manière inégale, ce qui continue de creuser l’écart.
  • La production excessive des marchés étrangers peut engendrer des dégâts écologiques, particulièrement dans le cas de la monoculture agricole.
  • La promotion excessive des exportations peut amener une baisse des prix des produits de base, au détriment des pays exportateurs.
Le volume et même le prix des exportations des pays en développement ne sont pas forcément un indicateur reflétant dans quelle mesure ces pays en tirent profit. De nombreuses activités de production alimentaire orientée vers l’exportation des pays en développement sont détenues par les pays développés. Par exemple, en vertu de la Convention de Lomé, certains pays de l’Afrique, des Caraïbes et du Pacifique sont dispensés de respecter les quotas et les prix imposés à ceux qui accèdent au marché de l’Union européenne. Cette mesure concerne les exportations de conserves de thon de ces pays vers l’Europe. Dans ces pays, les Français possèdent la majorité des conserveries de thon. De même, dans les pays pauvres, de nombreuses cultures et entreprises agroalimentaires sont détenues par des sociétés établies dans les pays riches. Une grande partie des revenus qui devraient être destinés aux pays pauvres sont, en fait, encaissés par les pays riches.

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En fait, tant les défenseurs de la production alimentaire orientée vers l’exportation que ses détracteurs ont raison. L’augmentation des recettes en devises est particulièrement avantageuse pour les gouvernements et les riches qui vivent dans les pays pauvres. Lorsqu’un pays augmente ses activités de production alimentaire destinée à l’exportation, ce sont les riches plus que les pauvres du pays en question qui en bénéficient. Cette pratique peut engendrer un gain net des bénéfices pour le pays dans son ensemble mais représenter une perte nette pour les pauvres. En principe, il est possible de compenser cet effet négatif en versant des paiements de transfert à ceux qui sont lésés. Mais les pauvres, qui sont politiquement faibles, n’ont pas les moyens de faire pression pour que ces transferts soient réalisés.

L’augmentation des exportations de produits alimentaires peut provoquer, de plusieurs façons, la baisse des ressources vivrières par habitant. Dans certains cas, les produits de consommation locale sont simplement redirigés vers les acheteurs étrangers qui sont prêts à les payer plus cher. Cependant, les liens entre les exportations et les ressources locales sont bien souvent plus compliqués. Il se peut que le produit exporté soit un produit tel que des crevettes, du café ou du coton-graine pour lesquels il y a peu de demande dans le pays exportateur. Mais il peut exister un lien dans le sens où les ressources, qui étaient précédemment destinées à la production de la consommation locale, sont désormais réservées à l’exportation. Ou bien le gouvernement, souhaitant augmenter son commerce international, décide d’investir une plus grande partie de son énergie et de ses ressources dans le développement de la production à l’exportation que dans le développement de la production alimentaire pour les consommateurs locaux.

Le commerce international peut représenter un moyen efficace pour générer des richesses mais il ne l’est généralement pas pour fournir aux pauvres une nourriture de base. Les denrées alimentaires échangées sont généralement trop chères.

La division entre les défenseurs du commerce international et ses détracteurs peut se comprendre comme deux points reliés : les marchés ne profitent pas à tous de manière égale mais sont surtout avantageux pour les riches et les économies fortes; et les stratégies d’autonomie alimentaire ne profitent pas à tous de manière égale mais sont surtout avantageuses pour les pauvres et les économies faibles.

Ceci explique pourquoi les défenseurs les plus acharnés du libre-échange sont les riches et les défenseurs les plus acharnés de l’autonomie alimentaire sont les pauvres et leurs amis. Les stratégies d’autonomie alimentaire permettent de protéger les faibles contre l’exploitation des plus nantis.

Pour aller au-delà de cette division, il faut que les pays pauvres atteignent une autonomie afin de pouvoir entrer sur le marché mondial en position de force. Ils doivent réaliser leur souveraineté alimentaire. Il faut qu’ils construisent leur capacité à dire non aux forces de la mondialisation et, seulement alors, ils pourront dire oui sans crainte.

Si le commerce international, en tant que système, contribue à élargir l’écart entre les riches et les pauvres, la communauté internationale, en tant qu’ensemble, devrait avoir comme obligation de corriger ou de compenser ce phénomène. On pourrait, par exemple, trouver une alternative au commerce tel qu’on le connaît, en instituant des systèmes de “commerce loyal”. Ou bien préserver le système actuel mais en fournissant des formes de protection et de compensation pour ceux qui se trouvent au bas de l’échelle.

En adaptant le modèle suivi dans un grand nombre de pays développés, on pourrait mettre en place un régime fiscal mondial et assurer des paiements de transfert de haut en bas afin de créer une sorte de mesure de protection, établissant un niveau de dignité humaine décent.

Dans certains pays, des mesures de protection solides sont établies, fondées sur l’idée que les pauvres ont droit à un niveau d’aide minimum. Toutes les personnes ont droit à une alimentation suffisante et sont généralement censées subvenir à leurs propres besoins, les gouvernements nationaux reconnaissant leur obligation à fournir les conditions leur permettant d’atteindre ce but.

Cependant, nombreux sont les gouvernements nationaux qui reconnaissent aussi qu’il est de leur devoir de venir en aide à ceux qui ne peuvent pas subvenir à leurs propres besoins et de ne pas les laisser mourir de faim dans la rue.

L’article 25 de la Déclaration universelle des droits de l’homme affirme que “toute personne a droit à un niveau de vie suffisant pour assurer sa santé, son bien-être et ceux de sa famille, notamment en matière d’alimentation.” Le droit est réaffirmé dans le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels ainsi que dans la Convention relative aux droits de l’enfant. La plupart des analystes se concentrent sur les obligations correspondantes des gouvernements nationaux envers les personnes sous leur propre juridiction. Cependant, l’article 28 de la Déclaration universelle affirme également que “toute personne a droit à ce que règne, sur le plan social et sur le plan international, un ordre tel que les droits et les libertés énoncés dans la présente Déclaration puissent y trouver plein effet.”

Une alimentation suffisante étant un droit humain, les obligations s’appliquent sur le plan international. Les droits et les obligations connexes vont au-delà des frontières d’un pays. D’après les projections faites par l’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture, décrites dans la Situation de l’insécurité alimentaire dans le monde en 2000, la malnutrition dans le monde ne disparaîtra pas tant que des mesures ne seront pas prises au niveau mondial. En vertu des droits de l’homme, la communauté internationale a l’obligation de créer les conditions nécessaires qui permettront d’éradiquer la faim dans le monde.

Pour réaliser ce but, la communauté internationale, par le biais des institutions spécialisées de l’ONU, devrait tout d’abord reconnaître cette obligation, pas simplement pour les gouvernements nationaux mais aussi pour la communauté internationale dans son ensemble. Il faudrait reconnaître que la communauté internationale a les mêmes obligations en matière de droits de l’homme que celles des États. Lorsque la Déclaration universelle des droits de l’homme reconnaît que toute personne a droit à un niveau de vie suffisant, cela s’applique à tous et pas seulement à ceux qui vivent sous la juridiction d’un gouvernement national.

George Kent enseigne au Département des Sciences politiques à l’université de Hawaii. Il est co-responsable de la Commission des droits de l’homme internationaux de l’Association internationale pour la paix et coordonnateur du Groupe d’étude sur les droits de l’enfant en matière de nutrition.


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