Chronique ONU | Edition en ligne


Une perspective internationale sur le terrorisme
Par Ramesh Thakur et Hans van Ginkel
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ÓCNES/SPOT Image 2001
Image infrarouge de Manhattan prise par satellite, à une altitude de 822 km, le 11 septembre à 11 h 55, heure de l'Est, trois heures après que deux avions ont percuté le World Trade Center.
Le mardi 11 septembre, le terrorisme a frappé le lieu et le siège de la mondialisation. L’histoire de l’engagement international des États-Unis pourrait se diviser en deux périodes : d’abord l’âge de l’innocence, puis le monde déchu de la terreur postmoderne. Nul ne peut pardonner les attaques de terroristes et nous souhaitons exprimer nos sincères condoléances à toutes les familles qui ont perdu un proche dans la tragédie. Pour bien comprendre la situation, il est important que nous tous, qui formons la communauté académique mondiale, examinions les impératifs de la civilisation et les défis dans notre lutte commune contre le terrorisme.

Que veulent les terroristes ? Diviser l’Occident du monde arabe et islamique, afin de provoquer des représailles disproportionnées et sans merci qui engendreront un nouvelle génération de terroristes radicaux, et détruire les valeurs de la liberté, de la tolérance et de la primauté du droit. Surtout, ils veulent créer des divisions au sein du monde, briser l’harmonie et créer des conflits, remplacer la communauté des pays civilisés pour instaurer un climat de haine entre des communautés. Il faut à tout prix s’y opposer.

Forts de leur innocence - et, au vu de certains, de leur réussite exceptionnelle jugée insolente, les Américains ont vécu avec l’illusion de la sécurité derrière les lignes de défense continentale présumées imprenables. Certes, les États-Unis avaient été victimes d’actes de terrorisme - mais cela ne se passait pas chez eux, ce n’était pas un mode de vie devenu si courant dans un grand nombre de pays au cours des dernières décennies. Et aucun pays du monde n’avait connu un carnage d’une telle ampleur qui a jeté le monde dans l’effroi.

Génie du mal, Ossama ben Laden a su, pour parvenir à ces fins, unifier la ferveur des écoles religieuses (madrassas), appeler à la guerre sainte (djihad), célébrer le culte du martyre par le suicide (shahid), se servir de la technologie moderne et de la mondialisation.

Bien que les fondations des bâtiments, symboles de la puissance et de la prospérité américaines aient été ébranlées, il est indispensable de ne pas détruire la base d’un dialogue civilisé entre les nations. Les ripostes doivent être soigneusement élaborées et leurs conséquences mûrement pesées, en trouvant un juste équilibre entre les mesures de représailles et une solution à long terme et en se souvenant des leçons, entre autres, de l’engagement des Anglais et des Russes en Afghanistan, des Allemands dans les Balkans et des Américains eux-mêmes au Viet Nam. Les métaphores employées du temps des chercheurs d’or aux États-Unis ou des croisades peuvent peut-être susciter la ferveur du peuple américain mais elles risquent de scinder la fragile coalition internationale.

Comme pour les deux guerres mondiales, la “guerre” contre le terrorisme est une guerre de laquelle l’Amérique ne peut ni se désengager, ni gagner à elle seule, ni être gagnée sans l’engagement total des États-Unis.

L’Amérique a été la nation la plus généreuse au monde par ses interventions lors de situations d’urgence et de crises mondiales. Après que l’attaque a été perpétrée sur leur territoire, les Américains devraient être touchés par la réaction spontanée, chaleureuse et impressionnante des pays. Le monde entier a partagé leur douleur, souffert et pleuré la perte des vies humaines. Néanmoins, la rhétorique de la “guerre” est fondamentalement faussée pour de nombreuses raisons : aucun État n’est la cible d’une défaite militaire, il n’y a ni armée contre laquelle se battre, ni territoire à envahir ou à conquérir, ni point défini qui marquera une victoire. La frontière entre le “terrorisme mondial” et le crime organisé mondial est devenue de plus en plus floue. À de nombreux égards, le terrorisme est un problème qui relève des organes chargés d’assurer le respect des lois en coopération avec les forces militaires; il peut être réduit à des niveaux “tolérables” mais ne sera jamais totalement évincé, tout comme il est impossible qu’une société soit totalement exempte de crimes; et il s’inscrit dans la tendance à réduire l’importance de l’État dans le nouvel ordre du jour qui souligne tant la sécurité humaine que la sécurité nationale.

Tout le monde est d’avis qu’il faut dépister et traduire en justice les auteurs des atrocités de ce mardi tragique mais il faut s’assurer toutefois que d’autres innocents n’en subiront pas les conséquences. Les alliés et de nombreux autres pays ont déjà exprimé leur soutien total, ce qui a été bien accueilli à Washington. Ceci devrait encourager Washington à poursuivre avec la communauté mondiale le débat sur une variété de questions, et à ne pas se dégager davantage en rejetant des régimes internationaux. La coopération mondiale n’est pas à sens unique : la relation nécessite, de part et d’autre, un engagement à long terme.

La coalition mondiale qui permet de combattre les menaces à la sécurité internationale, quelles qu’elles soient, est déjà en place. Elle s’appelle les Nations Unies. Dans son discours lors de la session du Congrès, le président des États-Unis n’en a même pas fait mention. Il existe une occasion pour renouveler l’engagement américain avec la communauté internationale afin de protéger le monde contre les nouvelles menaces meurtrières qui font fi des outils traditionnels de l’art de gouverner. La nation des droits doit se consacrer à construire un monde régi par le droit. Un ordre qui est digne d’être protégé et défendu doit reposer sur des principes de justice, d’équité et de droit qui sont inhérents aux institutions universelles.

Le Président George W. Bush a déclaré que les États-Unis ne feront pas de différence entre les terroristes et ceux qui les abritent. Que Washington ne fera aucune distinction non plus entre “nos” terroristes et “les autres”, pardonnant ou tolérant les uns tout en isolant et liquidant les autres. Car la protection contre la peur du terrorisme est indivisible. Combien d’extrémistes radicaux d’aujourd’hui, qui préconisent la terreur contre un certain nombre de pays, sont les “combattants de la liberté” d’hier formés et financés par l’Ouest comme les adeptes du djihad contre l’ancien ennemi ? En existe-t-il une nouvelle génération prête à prendre la relève ?

Photo HCR
Dans quelle mesure leur réseau est-il connecté ? Qui sont ceux qui se rallient à leur cause ? Washington doit éviter à tout prix de tomber dans le piège, ce qui s’est malheureusement produit par le passé, de répondre à la terreur par la terreur, considérant que les attaques des terroristes perpétrées dans d’autres parties du monde sont des problèmes locaux qui doivent être résolus par les pays concernés. Il faut noter que près de 40 % des victimes du World Trade Center étaient des ressortissants de 80 pays : il s’agit donc d’une tragédie internationale.

Le fondamentalisme, qui empoisonne divers aspects de la politique actuelle des États-Unis, fournit de plusieurs manières une toile de fond à la tragédie du 11 septembre. D’un côté, les fondamentalistes, partisans d’un gouvernement limité, ont préconisé des politiques privatisant les biens publics aussi essentiels que la sécurité des aéroports confiée à des agents de sécurité mal payés et insuffisamment formés. Certains services relèvent du secteur public, notamment la santé des citoyens, l’éducation, la sûreté publique et l’ordre public. Le fondamentalisme tend à promouvoir les règles du marché en des transactions internationales, sans tenir compte des conséquences sociales et ignorant les problèmes qui en découlent. Il s’oppose également aux institutions de la gouvernance mondiale, qu’il s’agisse du contrôle des armes, du changement climatique et de la poursuite de la justice universelle - une justice sans frontières.

Les événements survenus ce tragique mardi nous forcent à repenser notre manière de voir le monde. Dans la guerre contre le terrorisme fondamentaliste, les ennemis d’hier peuvent devenir les alliés d’aujourd’hui. Les démocraties doivent coopérer politiquement et coordonner leurs actions avec les organes chargés de faire respecter la loi ainsi qu’avec les forces militaires. Elles doivent créer des alliances, si cela est nécessaire, pour contourner la résistance institutionnalisée des organisations mondiales à répondre efficacement et en temps voulu aux réelles menaces au lieu de gesticuler à propos de griefs imaginaires.

Les experts en matière de sécurité examineront de près les fautes de procédure et d’organisation qui ont permis de détourner les avions ainsi que les failles des services de renseignements qui n’ont pas été à la hauteur de leur tâche. D’autres mesures de sécurité seront mises en place. Mais au bout du compte, il n’existe aucune sécurité contre des terroristes prêts au suicide dont l’audace, l’imagination et la cruauté sont illimitées. Nous ne devons pas privilégier la sécurité et l’ordre au point de détruire nos valeurs de liberté et de justice les plus chères à la recherche d’une sécurité absolue impossible à réaliser. Pour reprendre les mots de Benjamin Franklin, l’un des pères de l’indépendance américaine, ceux qui sont prêts à sacrifier les libertés fondamentales en échange d’une sécurité temporaire ne méritent ni la liberté, ni la sécurité.

Pour comprendre les causes de cette tragédie, les Américains devraient se demander pourquoi les terroristes en puissance nourrissent une telle haine à leur égard. Est-ce le prix à payer pour être la nation la plus puissante, la plus riche du monde ? Cette haine peut-elle s’atténuer si l’Amérique adopte une position plus équilibrée afin d’administrer la justice de manière plus équitable ? Le fanatisme se nourrit de griefs et les griefs sont nourris par un sentiment profond d’injustice. La terreur est l’arme de choix de ceux qui se considèrent offensés, qui sont trop faibles pour réparer le tort qui leur est fait en ayant recours à des moyens conventionnels et qui sont motivés à assouvir leur désir de vengeance en employant d’autres moyens.

Quels que soient leurs fautes, les terroristes responsables de ces attaques n’étaient pas des lâches. Au contraire, ils ont fait preuve d’une détermination exceptionnelle, même si elle a été exploitée à des fins meurtrières. Certains actes commis par des terroristes peuvent être causés par des politiques qui donnent lieu à des griefs collectifs : la pauvreté extrême, l’inégalité frustrante ainsi que l’injustice envers certains groupes. Dans sa première allocution à la nation, le Président Bush a parlé d’une “colère inflexible”. De tels sentiments ne sont pas l’apanage d’un peuple mais sont partagés par la race humaine. La colère et la vengeance restent gravées dans la psyché collective : si nous leur faisons tort, ne devraient-ils pas se venger ? En matière de politique, la colère est un mauvais guide, tant pour les gouvernements que pour les terroristes : la vengeance est véritablement un plat qui se mange froid.

On ne peut maîtriser le terrorisme par des boucliers antimissile. Les forces militaires modernes et les politiques de sécurité devraient être configurées pour faire face aux menaces qui figurent dans le nouvel ordre du jour de la sécurité mais en gardant à l’esprit qu’au bout du compte, il n’est tout simplement pas possible de construire et de garder indéfiniment en place des boucliers de protection garantis à toute épreuve contre toutes les menaces.

Si l’isolationnisme n’est pas une option dans le monde interdépendant actuel, l’unilatéralisme ne peut pas être non plus la stratégie du choix. Tout comme l’Amérique est une nation de droits qui s’expriment dans des institutions, les Américains devraient œuvrer à construire un monde de lois fonctionnant par le bais d’institutions internationales.

C’est pourquoi les démocraties ne peuvent pas combattre le terrorisme à elles seules mais doivent inclure tous ceux qui sont prêts à se joindre à la lutte contre les menaces dirigées contre la communauté des nations civilisées. Une coalition internationale, formée pour combattre le terrorisme, ne doit pas se réduire à prendre des mesures punitives et rétributives mais doit plutôt épouser une cause plus vaste pour intégrer la sécurité dans les structures durables de la coopération à long terme. La primauté du droit doit être établie aux niveaux national, régional et mondial. Les principes d’équité et de justice doivent régir toutes les institutions de gouvernance.

Photo ONU
Les Américains ont, à juste titre, rejeté l’équivalence morale entre leur pouvoir “vertueux” et leurs ennemis “diaboliques”. Ils devraient maintenant réfléchir à leur tendance à l’ambivalence politique entre les auteurs d’actes de terrorisme et les efforts des gouvernements légitimes menés pour maintenir la sécurité nationale et assurer la sûreté publique.

La prise de conscience que le terrorisme touche le territoire même des États-Unis devrait encourager Washington à juger les guerres parallèles des autres pays contre le terrorisme à travers le prisme d’un gouvernement allié confronté à des choix politiques douloureux, plutôt que d’organisations non gouvernementales chargées de traiter une seule question, n’ayant aucune responsabilité en matière de décisions politiques. Certains gouvernements ont été fortement critiqués, sur le plan moral et politique, pour leurs interventions musclées face aux actions de dissidents armés représentant une menace pour leur autorité et l’ordre public. Il ne s’agit pas de cautionner leurs actes mais de faire preuve de compréhension - une compréhension forgée dans l’épreuve de la souffrance.

Ceci ne donne pas licence à un gouvernement de tuer. Pour vaincre le terrorisme, il est crucial de préserver les symboles de l’Amérique - pas seulement le pays de la liberté et du courage, mais aussi le bastion de la liberté et de l’égalité entre les citoyens et les dirigeants, la démocratie et la nation des droits. Il s’agit d’une vision commune. C’est pourquoi nous étions tous la cible symbolique des attaques et, ce tragique mardi, nous étions tous des Américains. C’est pourquoi nous devons joindre nos forces à celles des Américains pour offrir aux générations futures un monde libéré du fléau du terrorisme - sans se laisser aveugler par la haine et le désir de vengeance, ni influencer par des intérêts géopolitiques, mais en étant animés d’une vision d’un ordre juste et sûrs du bien-fondé des droits.

Dans l’intérêt de notre avenir commun, nous devons veiller à ce que la raison ne soit pas obscurcie par les griefs et la peur, que notre jugement ne soit pas suscité par l’effroi et la colère. Comme l’a affirmé le Président Bush, nous devons veiller à ne pas faire de tous les adeptes d’une religion quelconque notre ennemi commun. Comme de nombreuses croyances et de nombreux systèmes de valeurs coexistent à l’“Ouest”, nombreux sont ceux qui, chaque jour, honorent l’Islam contre l’infime minorité qui, parfois, le déshonore.

Après les attaques, certains ont cherché à faire renaître la thèse erronée et discréditée du choc des civilisations. Des incidents ont été rapportés où les membres de certains groupes ethniques ou religieux qui vaquaient à leurs occupations quotidiennes - des propriétaires de boutiques, des passants - ont été accusés d’être responsables des attaques de New York et de Washington, et parfois ont été attaqués de manière violente, simplement à cause de leur race, leur couleur, leur religion ou leur tenue vestimentaire.

Les victimes des avions détournés et de la destruction du World Trade Center, ainsi que les équipes de secours, reflètent la société américaine moderne dans toute sa diversité. La meilleure façon d’honorer les victimes est de reconnaître que nous formons une famille humaine et d’œuvrer pour la paix dans la justice et par la justice. Les terroristes islamiques ne sont pas plus les représentants de l’Islam que les terroristes fondamentalistes représentent leur communauté : les terroristes irlandais catholiques (ou même certains évangélistes établis aux États-Unis) ou les militants hindous fanatiques qui, en 1992, ont détruit la mosquée à Ayodhya.

Le monde tombera dans un état permanent de suspicion, de peur, peut-être de guerre, si nous nous refusons de faire une distinction entre les fanatiques, indifférents à la vie, qui posent une menace pour l’humanité entière - quelles que soient la religion, la culture ou l’ethnicité - et ceux qui tout simplement organisent leur vie différemment, adoptent des valeurs culturelles différentes, mais qui partagent les mêmes objectifs de base et les aspirations de l’humanité : la poursuite de la vie, de la liberté et du bonheur.

Plus que jamais, un dialogue entre les civilisations est nécessaire : ceux dont la vision s’élève au-dessus des différences entre les groupes ethniques, religieux, culturels et sociaux, et embrassent les valeurs universelles, ne jugeront pas un être humain sur son apparence, sa langue ou sa religion. C’est la raison d’être du dialogue entre les civilisations.

Il faudra du temps et des efforts pour changer les mentalités et il est certain qu’à court terme, il sera difficile d’empêcher des atrocités comme celles dont nous avons été témoins. À long terme, cependant, le dialogue pourrait porter ses fruits en rassemblant ceux qui ont pour objectif de construire un avenir commun, et en isolant ceux qui génèrent des conflits entre les peuples du monde. L’Amérique a demandé à tous les peuples du monde de relever le défi et de combattre le terrorisme international. Pour ce faire, une coalition est nécessaire. Cependant, il est tout aussi important d’avoir le courage de s’opposer à ceux qui diffusent le message de haine et sèment les graines de la discorde.

La lutte contre le terrorisme est une guerre sans frontières, contre un ennemi sans scrupules qui opère au-delà des frontières. Si nous délaissons nos scrupules, nous nous abaissons à leur niveau. Le dialogue entre les civilisations est un discours qui traverse toutes les frontières, inclut toutes les communautés qui professent et pratiquent différentes religions, mais qui respectent les valeurs d’autrui. Nous devons établir un dialogue entre les communautés qui croient aux valeurs morales de tous les continents, toutes les cultures et religions. L’urgence du moment est d’établir un dialogue entre les nations civilisées, non pas un dialogue de fanatiques rendus sourds par les tambours de la guerre.



Hans van Ginkel est Recteur et Ramesh Thakur Recteur adjoint de l’Université de l’ONU établie à Tokyo (Japon).

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