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Aux confins de l’espoir:
Trouver notre chemin en ces temps incertains

Par Frances Moore Lappé et Anna Lappé

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When Champa Grew Up - 12 (1984), Tempéa sur papier
Tableau de Nilima Sheikh, offert par l’Asia Society, New York

Nous finissions notre article lorsque nous avons appris l’attentat perpétré par des terroristes contre les États-Unis. L’une était dans un avion à destination de Nairobi, l’autre dans un train en direction de New York. Nous avons toutes deux été obligées de rebrousser chemin et, depuis, avons passé les journées en proie à des sentiments contradictoires, alternant entre un état de stupeur et une détermination à renouveler notre engagement, entre l’espoir que cette tragédie fera prendre conscience aux gens de la futilité de la violence et la peur qui engendrera d’autres actes de violence qui seront commis contre des innocents. C’est en éprouvant ces émotions que nous avons réalisé qu’elles étaient, en fait, une version accélérée de ce que nous ressentions depuis un certain temps. L’année dernière, nous avons voyagé dans cinq continents pour écrire Hope’s Edge, une suite à mon livre intitulé Diet for a Small Planet, publié en 1971. Plus nous recueillions d’informations, plus nous avancions dans notre travail, plus nous nous rendions compte qu’il y avait peu de raisons d’espérer que la situation change. Le monde avance simultanément dans deux directions opposées. Et pour les femmes, ce paradoxe est d’autant plus fort.

Au Kenya, les femmes ont dû défier le jugement des forestiers gouvernementaux pour créer, dans le cadre du Mouvement de la ceinture verte fondé par Wangari Mathaai, un réseau mondial de 6 000 pépinières dans les villages. Grâce à l’initiative de ce mouvement villageois, vingt ans et vingt millions d’arbres auront permis d’éviter la désertification au Kenya. Après une sécheresse, nous a-t-on dit, qui était l’une des pires de l’histoire du pays, nous avons vu les conséquences désastreuses de l’essor des cultures d’exportation encouragé par les "experts du développement". Lea Kisomo, un membre du Mouvement, âgée de 72 ans, nous a expliqué comment les racines fourragères et les plantes traditionnelles qui pouvaient résister à la sécheresse ont été depuis longtemps remplacées par des cultures commerciales comme celle du café dont le cours du marché est actuellement au plus bas depuis des décennies.

Quand on lui a demandé quelle était la nourriture qui lui manquait le plus, elle a réfléchi avant de répondre : “la bouillie de millet - elle a un goût sucré et intense”, comme si elle en avait encore le goût à la bouche. Nous avons pensé au pain blanc insipide et au café en poudre qui nous avait été servi au petit-déjeuner. Alors que nous étions sur le point de partir, Lea nous a regardées droit dans les yeux : “À votre retour, dites à votre pays que nous autres, peuple de Kamba, avons perdu notre culture alimentaire, mais que nous allons la reconquérir.” Avec un mouvement aussi dynamique que le Mouvement de la ceinture verte, qui suscite la confiance en soi et enseigne aux femmes kenyennes la sécurité alimentaire de base dans les foyers, il se pourrait que Lea ait raison. Pourtant, selon une enquête récente, la majorité des femmes kényennes sont battues par leur mari. Elles se sentent également impuissantes devant le sida, ne sachant pas comment se protéger quand leur mari refusent d’utiliser des préservatifs.

Au Bangladesh, plus de deux millions de femmes ont fait face à la peur du jugement d’autrui, du divorce et des abus corporels, et obtenu des prêts par le biais de la Grameen Bank pour améliorer la vie de leur famille. Mais, sur les 10 000 employés de la banque, seulement 8 % sont des femmes - et leur représentation diminue de plus en plus. Les femmes ont un rôle un peu plus influent sur l’économie - même s’il évolue lentement. En regardant en arrière, nous avons mesuré à quel point nous étions naïves. Nous pensions que même si l’influence des entreprises occidentales implantées au Bangladesh n’avait pas que de bons côtés, elle avait au moins l’avantage d’améliorer le statut de la femme. Quelle n’a pas été notre surprise lorsque nous avons appris que le système de dot, qui n’avait jamais été important au Bangladesh, était fermement établi - dû en partie à l’influence occidentale. Le désir croissant d’acquérir les biens de consommation - encouragé par les affichages publicitaires qui ornent les rues de Dhaka - s’est traduit par une demande de dot plus importante, dans certains cas accompagnée de menaces contre les épouses dont les familles ne coopéraient pas. Nous avons appris avec horreur la récente série d’attaques à l’acide - des centaines de femmes affreusement défigurées ou tuées par des produits chimiques combustibles provenant de l’acide contenu dans les batteries de voiture.

En Inde, nous nous sommes rendues dans des villages participant au mouvement de fermiers Navdanya, lancé par Vandana Shiva, une dirigeante influente. Nous avons vu de près la résurgence de l’entreposage et du partage des graines, une activité qui revalorise le travail des femmes. Et pourtant, dans les villages que nous avons traversés, aucun porte-parole n’était une femme. L’utilisation croissante de graines génétiquement modifiées et l’industrie industrielle dans le monde réduisent encore plus le rôle des femmes dans le domaine de l’agriculture.

Dans d’autres pays, que ce soit au Brésil ou aux États-Unis, des paradoxes similaires se constatent : d’un côté, l’avancée des droits des femmes et, de l’autre, leur recul. Les conséquences sont multiples et globales car les droits des femmes ne consistent pas seulement à leur rendre justice. Ils sont au cœur de tout mouvement en faveur du développement.

“Le gouvernement, les entreprises commerciales et les organisations environnementales ne peuvent pas créer une société durable”, a écrit Paul Hawken dans The Ecology of Commerce. “[Une société durable] ne sera possible que par les effets cumulés des actions quotidiennes de participants déterminés.” Et nous aimerions ajouter qu’une telle participation sur une grande échelle ne sera pas possible tant que la moitié de la population dans le monde, traitée actuellement comme des être inférieurs, ne jouira pas d’un statut semblable.

Affligées par la perte de milliers de citoyens, conscientes des contradictions troublantes qui sont apparues en écrivant notre livre, nous avons compris une chose : personne ne peut présenter d’arguments en faveur de l’espoir par la simple accumulation de preuves. Personne ne peut “justifier” l’espoir en prouvant qu’une chose est bonne et positive. L’espoir est plus qu’un nom, c’est un verbe - une action, pas une attitude. C’est un mouvement. C’est mettre la main à la pâte. C’est écouter, apprendre, tenter, trébucher. Ce sont des faux départs et des preuves contradictoires. Cet espoir nous le choisissons, parce que nous devons le faire, et parce que notre planète a besoin de nous.

Frances Moore Lappé et Anna Lappé sont les coauteurs de Hope’s Edge: The next Diet for a Small Planet (Tarcher/Putnam, 2002), suite du bestseller international Diet for a Small Planet publié en 1971. L’aînée des sœurs Lappé, qui est âgée de 57 ans, est l’auteur de Diet for a Small Planet, ainsi que d’une douzaine d’ouvrages, et cofondatrice de deux organisations nationales traitant de la faim dans le monde et des racines de la démocratie. La cadette a récemment obtenu sa maîtrise en affaires internationales à l’université de Columbia et a fondé, avec Frances, le Small Planet Fund.



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